En deux mots
En écrivant le mot famille, l'autrice constate qu'elle en efface le " m ", le " aime " pour en faire la faille. Le début d'une réflexion, nourrie de dizaines de lecture, de ce que représente ce noyau et de l'envie de s'en éloigner, d'échapper aux injonctions, de chercher de nouveaux modèles.
Qu'est-ce qu'une famille ? À travers son exemple, mais surtout de nombreuses lectures, Blandine Rinkel analyse cette curieuse cellule, de son côté rassurant et protecteur à cette furieuse envie de s'en émanciper ou de tester de nouveaux modèles qui s'éloignent de la norme. Revigorant !
Comme le suggère le bandeau de couverture, prenez un stylo et écrivez avec votre graphie ordinaire le mot " famille ". Vous ne voyez rien de particulier ? Pas de problème. Mais, il peut arriver qu'au lieu de famille, on puisse lire " fouille " ou " feuille ", voire comme pour l'autrice " faille ". Rassurez-vous, il ne s'agit pas ici de faire de la psychanalyse de comptoir, mais bien davantage de creuser, d'analyser ce noyau familial, notamment pour en découvrir les failles.
La faille donc, qui signifie littéralement " manquer ". Mais " la faille désigne aussi un point faible, un défaut, une rupture dans un raisonnement " écrit Blandine Rinkel avant d'ajouter que " ce livre, à n'en pas douter, sera plein de ceux-là, de tremblements et d'imperfections. "
L'autrice de Vers la violence va d'abord s'attaquer à la bien-nommée " cellule familiale ". Car la famille est d'abord une sorte de prison ou, si l'on préfère la version douce, l'endroit qui assure la protection, l'endroit d'où rien ne doit sortir. Pour le bien ou le mal des membres. Des exemples de familles étouffantes, elle en trouve par exemple dans le Mars de Fritz Zorn où la grande bourgeoisie des bords du lac de Zurich va mener son enfant au suicide. Ce qui fait dire à Blandine Rinkel que " ce qui nous menace si souvent, c'est l'assèchement de nos désirs profonds. La cadavérisation d'une personne, par le groupe auquel il appartient, la norme et son autorité. Le danger, c'est le gel de soi. "
Dans ce récit qui tient tout autant de l'essai littéraire - il nous propose une impressionnante bibliographie et notamment cinquante romans - le lecteur va pouvoir faire son miel de toutes les lectures et exemples proposés.
De Maggie Nelson à Richard Powers, de Philipp Roth à Nicolas Mathieu ou encore de Clémentine Mélois à Rebecca Solnit, ce sont bien des versions et des modèles qui nous sont décortiqués, surtout quand ils fouillent les marges. Avec quelques surprises et un joli sens de la formule. " Je considère les imprévus de chaque jour comme au centre de mon réacteur. Parce que je suis convaincue que l'humour, la tendresse et l'inventivité se situent de ce côté, je tiens pour centrales les marges de nos emplois du temps. Ce qui déborde du cadre, ce qui dévie et sort. "
De cette passionnante exploration, on ressort enrichi, mais aussi revigoré par cet hommage appuyé à la littérature et à ses bienfaits. Un hommage doublé de la naissance d'une vocation : " Les histoires - de toutes sortes - m'ont, tôt dans l'enfance, arrachée à l'enfer que représentaient non pas les autres, mais les miens. Non pas les autres, mais nous-mêmes. C'est pour cela qu'aujourd'hui je pense avec des histoires, les films, les livres et les secrets des autres. Mon premier mot fut encore. Encore, je réclamais d'autres récits que celui que nous vivions, d'autres montagnes russes et d'autres rires, d'autres mots. À la maison, mes amies étaient les histoires, et elles changeaient sans cesse. Je les fréquentais le soir et le matin, allant et revenant du collège, puis du lycée, à pied, et poussant le vice jusqu'à lire en marchant. À la bibliothèque municipale, j'empruntais jusqu'à trente-six ouvrages par semaine, volant les cartes de mes parents à cette fin. " Et voilà pourquoi ceux qui choisissent la marge plutôt que la norme nous sont indispensables, Et voilà pourquoi la littérature nous est plus que jamais nécessaire.
La faille
Blandine Rinkel
Éditions Stock
Récit
240 p., 20 €
EAN 9782234097643
Paru le 15/01/2025
Ce qu'en dit l'éditeur
" Quand j'écris le mot famille, allez savoir pourquoi, je mange le m - on lit faille.
C'est depuis cette fêlure que j'ai écrit ce livre. D'aussi loin que je me souvienne, sortir de chez moi allait avec un immense soulagement et, plus secrète, une profonde joie. L'extérieur était une promesse. Là où certains voient un refuge, d'autres voient une prison. Ceux-là préfèrent la fuite à l'ancrage, et s'inquiètent d'une vie trop normée. C'est à ces personnes que je m'intéresse ici : celles qui, par instinct, se méfient du familier. Celles qui se sentent fauves, désaxées, intimement exilées. Celles que le groupe a expulsé, ou qui le rejettent, pour des raisons intimes, politiques ou métaphysiques - tout à la fois. Celles qui, tout en aimant leur foyer, s'y sentent parfois piégées. Celles qui refusent, ne parviennent pas, ou n'aspirent pas, à s'établir.
Toutes celles qui doivent couper pour rester vivantes. " B. R.
Après Vers la violence Blandine Rinkel nous livre un récit littéraire, personnel et critique sur la famille : comment en sortir, habiter d'autres lieux, imaginer d'autres liens. À la croisée des mondes de Maggie Nelson et de Rebecca Solnit, La Faille est un texte libre, rigoureux et sensible, qui nous met en mouvement et nous amplifie.
Blandine Rinkel présente " La Faille " © Production Librairie Mollat
Les premières pages du livre
" 1. À l'air libre
Une nuit d'hiver, je surprends un homme seul dans sa voiture, garée en bas de la maison. Je dois avoir huit ans et l'observe en contrebas, par la fenêtre du salon, sans qu'il le sache. Une lumière jaune soufre, presque verte, le nimbe. Autour, la rue est plongée dans le noir et l'habitacle du véhicule forme comme une bulle phosphorescente. Je devine à distance cet inconnu, qui pense et qui rêve. Je ne distingue pas ses traits, mais j'imagine son regard, vers l'horizon. Je crois le voir vider ses poches et cacher dans la boîte à gants un paquet de cigarettes - lui qui disait avoir arrêté de fumer quand sa femme était enceinte. Pourquoi est-ce qu'il ne rentre pas chez lui ? L'homme paraît s'arranger pour ralentir ses gestes : il consulte son téléphone, le porte à son oreille et tourne l'écran contre sa cuisse. Je l'observe, solitaire et magnétique, qui prend son temps. Derrière la vitre, je regarde mon père, respirer loin de sa famille. Si proche pourtant. Pendant un instant, il ne sait pas que je le vois. L'instant d'après, je ferme le rideau sur cette vision furtive.
Je la garde à jamais.
***
Enfants, il arrive que nos royaumes soient les prisons de nos parents. On s'ébroue dans le territoire qui les limite, sans se méfier de la douleur qu'ils taisent. On la sent pourtant, parfois, et l'atmosphère qui règne à la maison, prétendument bohème, nous apparaît zébrée de tristesses.
La mort a plané tôt sur mon enfance. Comme un rapace, elle nous hypnotisait de loin. À la fois intime et lointaine, c'était le ciel au-dessus de nos têtes. Nous le pressentions, mes parents et moi : notre famille ne tiendrait plus longtemps. J'ai traversé la majeure partie de ma jeunesse selon cette conjugaison intérieure : j'aurai essayé la famille et puis, un jour, j'en aurai fini. J'ai vécu mon enfance au futur antérieur. Ce sursis tient, au moins, à deux choses :
1/ Le nombre de fantômes dans le placard de ma chambre. Mes demi-frères et sœurs, disparus avant ma naissance, dans un crash routier qui coûta aussi la vie à ma tante. Mes grands-parents maternels, paysans bretons que je n'aurai jamais connus. Mes grands-parents paternels, chef de chantier et ouvrière vosgiens décédés, l'un après l'autre, tandis que j'apprenais encore à lire.
2/ La hâte que j'éprouvais, alors, à sortir de chez moi.
D'aussi loin que je me souvienne, passer la porte allait avec un immense soulagement et, plus secrète, une profonde joie. L'extérieur était une promesse. Le parc d'abord, près de l'impasse où je vivais, et puis la rue, les rues - la mer. Plus tard, les bibliothèques, les salles de cinéma, les cafés, enfin. Tout ce qui brassait des visages et un autre sang que le mien. Tout ce qui me libérait de l'enfer domestique. Pour me déplacer, j'ai d'abord dépendu des mouvements de mes parents. Ils aimaient sortir de la maison, explorant villes et pays (mon père travaillait, parfois, sur d'autres continents que le nôtre), et m'emmenaient. Tôt j'ai voyagé, sur terre et dans les airs. J'ai eu cette chance : mes parents ne m'ont pas empêchée de quitter les lieux, peut-être m'y ont-ils encouragée. Pourtant, ce n'était pas assez. Ce n'était jamais assez. Parce que c'était de la famille, au fond, que je voulais m'évader. À partir de quatorze ou quinze ans - dès que j'ai pu -, j'ai pris l'habitude de sortir de chez moi chaque dimanche, toute la journée, prétextant auprès de ma mère que je rejoignais quelqu'un ou que j'allais voir un film à la ville pour, finalement, prendre le tram et puis errer dans les rues, avec mes écouteurs et un livre. Je m'asseyais sur un banc et regardais passer les gens. Je m'autorisais à prendre un café ou deux, sur mon argent de poche, puis je marchais, sans but, et sentais, confusément, qu'ainsi je sauvais ma vie. Je la préservais de ce quelque chose qui, à l'intérieur, menaçait de m'asphyxier. Entre nos murs, je m'affaissais. Mais dehors - même désœuvrée, même inquiète, même seule -, je renaissais. Les quelques mésaventures qui ont pu m'arriver lors de ces après-midi-là - ici une rencontre avec un exhibitionniste, là quelques frôlements louches dans le tram - ne m'ont pas laissé de traces significatives. Comme toute jeune fille seule, j'ai été approchée, draguée et même, occasionnellement, agressée. Je le déplore, mais cela n'a en rien atténué ma préférence pour le grand air. Il faut dire qu'elle venait de loin.
Je me souviens, en revanche, de ce que j'éprouvais quand l'après-midi touchait à sa fin et que je devais rentrer. Le soir me semblait fatidique. Sa torpeur m'envahissait devant un chocolat, un téléfilm ou des papiers à trier, comme j'imagine qu'elle s'emparait en silence de ma mère, de mes amis, et des familles de mes amis. Le dimanche soir engloutit génériquement les foyers. Pendant vingt ans, j'ai cru cette affliction métaphysique. En cela, inévitable. Quelque chose vous tombait dessus sur les coups de 18 heures, avec l'autorité d'un soleil qui crève. Pourtant, à mesure que je me suis éloignée de la famille, j'ai senti reculer cette tristesse-là. J'ai revu mes positions. Ce chagrin, aujourd'hui, me semble moins relever d'un mauvais sort que d'une intuition de l'enfermement. Comme si, à la tombée de la semaine, on s'attristait d'anticiper le retour d'une mécanique - et quand je repense à ces dimanches gris, je me vois sur un jeu d'échecs, dame ou tour qui, dans le temps mort d'une partie, se rend soudain compte qu'elle n'est pas tant entourée d'alliés en conquête qu'enfermée dans un set de jeu quadrillé. Quel cafard.
À l'approche des fêtes de fin d'année comme des grandes vacances, encore aujourd'hui, j'éprouve une mélancolie profonde. Et si j'emploie ici l'adjectif profonde, c'est moins pour signaler son intensité que son endroit : à savoir caché. Profonde, car en surface rien n'est visible.
Je ne montre rien, car je m'en voudrais de gâcher la fête commune, la joie sincère des uns, le besoin de règles des autres, le soulagement général partout, pour tous ceux que les communions rassurent. Je ne manifeste rien par tendresse, mais dans les zones profondes, les maisons m'attristent. La langueur familiale me défie. Du sapin, je vois surtout les épines. Des sourires, les dents. Bref, là où certains sentent un apaisement, j'éprouve une menace. Je n'en suis ni fière ni honteuse, c'est un fait, et durable : la vie domestique m'inquiète.
Là où certains voient un refuge, d'autres se figurent une prison. Ceux-ci préfèrent la fuite à l'ancrage, et redoutent une existence trop normée. La famille ou la communauté qui réconfortent les uns sont pour les autres une pression. Les espaces sécurisés, qui rassurent ici, constituent ailleurs des espaces inquiétants. Le réconfort, que beaucoup trouvent chez eux, certains ne se le figurent que dans l'exil, des formes d'itinérance, des existences vagabondes ou créatives.
C'est à elles que je m'intéresse dans ce texte, aux personnes qui, par instinct, sont rétives aux normes domestiques. Celles qui se sentent fauves, désaxées, intimement exilées. Celles que le groupe a rejetées, ou qui le rejettent, pour des raisons complexes, intimes, politiques et parfois métaphysiques - tout à la fois. Celles qui ne veulent pas, ou ne peuvent pas, rabibocher, raccommoder, réparer. Ce non par caprice, mais parce qu'il s'agit, à leur sens, d'une question vitale. Puisque, comme l'autrice Maggie Nelson, je ne crois pas que les figures [en dehors de la norme] supposent un attachement à des idéologies toxiques ni qu'il faille assainir ces formes de vies, j'aimerais, dans ces pages, prêter attention aux existences instables et indéterminées. Celles qui refusent, ne parviennent pas, ou n'aspirent pas, à s'établir.
Toutes celles qui doivent couper pour rester vivantes.
2. Un droit de passage
Quand j'écris famille, allez savoir pourquoi, je mange le m - on lit faille.
Les mots qu'on trace à la main veulent en dire plus, leurs reliefs de boucles et de lignes infléchies expriment comme une humeur, un désir ou un corps. À ma demande, des proches ont donc écrit cette même phrase sur un set de table et, à travers l'écriture manuscrite des uns et des autres, il est arrivé qu'on ne lise pas famille mais fouille, pas famille mais feuille. La plupart du temps, toutefois, c'était une famille bien nette qui surgissait, avec son m rebondi, ses trois ponts et, derrière, l'horizon. Je suis contente pour eux - vraiment -, mais je ne les jalouse plus.
Pourtant, j'ai longtemps regardé avec envie les familles soudées - et sans aller jusqu'à la soudure, j'ai regardé les familles tout court, les familles bon an mal an, les dysfonctionnelles mais encore sur pied, les familles recomposées ou plus humblement rabibochées, les familles réinventées ou vaillamment retapées, bref, les familles qui, en dépit de la difficulté à tenir, décidaient de continuer à y croire, ces familles en tout genre-là, je les ai observées avec une secrète envie d'en être, moi aussi. Il m'est arrivé d'éprouver une jalousie légère envers l'évidence collective dans laquelle semblaient barboter les autres et dans laquelle je ne baignais pas. Je n'ai jamais perdu le contact avec ma mère, mais appeler famille l'union que nous formons toutes les deux, à quatre cents kilomètres de distance, me semble relever de l'abus de langage. Nous nous aimons d'un amour inconditionnel, qui ne se célèbre dans aucune cérémonie et comporte peu d'habitudes. Sans contraintes familiales, j'ai donc senti, moi aussi, l'envie de me plaindre complaisamment d'avoir un déjeuner à honorer avec des oncles ou des nièces tonitruantes, le désir de rejoindre des frères ou sœurs mystérieux, incompréhensibles ou siamois. J'ai ressenti le manque de cette aliénation banale, et consentie, certains dimanches ou certains vendredis soir, surtout quand je sortais de l'enfance, que je découvrais la grande ville et que tous mes nouveaux amis, comparses ou collègues, disparaissaient à l'approche du week-end, que rares étaient ceux à avoir coupé les ponts. Je les regardais filer sans un mot vers leurs maisons de campagne ou des appartements étroits qui fleuraient bon les lasagnes, le rôti et les pommes de terre. Un temps, je me sentais seule. Ça ne durait toutefois pas longtemps, et je ne veux apitoyer personne en écrivant ça - vite, j'ai pris conscience de la vitalité que j'éprouvais, aussi, dans la solitude. J'ai trouvé des complices avec qui la partager et compris qu'il y avait peut-être, dans cette faille, un paysage.
***
Faille vient de faillir, littéralement manquer, terme au départ utilisé par les mineurs du nord-est de la France lorsqu'ils ne trouvaient plus le filon qu'ils exploitaient. Ils disaient alors que cette couche avait failli, c'est-à-dire qu'elle manquait.
La faille désigne aussi un point faible, un défaut, une rupture dans un raisonnement. Ce livre, à n'en pas douter, sera plein de ceux-là, de tremblements et d'imperfections. Comme l'écrit Sarah Schulman dans son texte Le conflit n'est pas une agression : il ne s'agira pas d'être d'accord avec ces mots. Ni démonstration logique ni étalage de preuves : ce livre cherchera plutôt à nourrir la réflexion de façon dynamique, interactive et engagée. Certaines idées résonneront, d'autres seront rejetées [...] Ce livre vous demande d'interagir avec lui. Je me méfie des systèmes clos et parfaits, je sais leurs tendances despotiques : la fascination, comme la terreur, qu'ils exercent. Je n'édifierai pas ici une enceinte mais un droit de passage, que j'espère à la fois intime et partageable. De ces passages qui sont des voies, des transitions entre deux rues ou bâtiments, couloirs, arcades ou souterrains - ces lieux dans lesquels on entre, oui, mais pour en sortir.
La famille comme un domaine fermé - un labyrinthe dont on ne sort pas - c'est le principe même du film Canine, du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, où un père, une mère et leurs trois enfants sont enfermés dans une villa isolée à la campagne. Cette maison est bordée d'une haute clôture qu'on leur interdit de franchir. La famille (un sujet qui m'amuse énormément, commente Lanthimos en interview) est pareille à un univers pénitentiaire, et l'éducation, comme les loisirs des enfants, est imposée par les parents, en l'absence de toute empreinte du monde extérieur. Les jeunes personnes n'ont pas de prénom. Les fleurs jaunes sont appelées des zombies. Les avions passent pour des jouets. La seule à pouvoir pénétrer dans l'enceinte est Christina, agente de sécurité dans l'entreprise du père, censée assouvir les besoins sexuels du fils (et bientôt ceux des filles). Bref, tout ce petit monde vit salement, en toute innocence - dans un royaume régi par des lois nettes dont la plus importante est aussi la plus perverse. Elle concerne le départ de la maison. Tous la connaissent. Les enfants ne pourront quitter le domicile qu'à un moment précis - un moment que chacun attend dans le secret de sa nuit. Ils ne le pourront que quand leurs canines tomberont. Plus précisément, les enfants n'auront la possibilité de conduire la voiture, seul moyen de rejoindre l'extérieur, qu'une fois leurs dents repoussées. Or, comme chacun sait, pour qu'une canine chute, non seulement il faut se lever de bonne heure, mais pour qu'elle repousse, il faudrait presque se lever avant que la nuit ne se couche. Ce qui tombe bien : l'aînée de la famille aime les aurores et les défis.
Et puisque sa dent ne semble pas décidée à chuter par elle-même, un beau jour, la jeune femme choisit de forcer le destin. Littéralement, elle force. Une nuit, dans sa salle de bains, elle se massacre la mâchoire avec un haltère. Sanglante, défigurée, mais enfin - croit-elle - maîtresse de son destin, elle se cache dans le coffre de la voiture familiale en attendant que le jour se lève. Le lendemain, comme à son habitude, le père se rendra à l'usine avec son véhicule, et c'est sur cette image que le film s'achèvera - alors que la fille, toujours dans le coffre, a trois destins possibles.
1/ Parviendra-t-elle, plus tard, à sortir du piège discrètement et à s'échapper ?
2/ Aura-t-elle perdu tout son sang par la bouche et n'en découvrira-t-on que le cadavre ?
3/ Ou bien se fera-t-elle punir, voire tuer, par son propre père quand il s'apercevra de ses combines émancipatrices ? Après tout, celui-ci incarne le chef de famille et règne sur son royaume, pourquoi se priverait-il de punir qui n'en respecte pas les lois ?
***
La notion de chef de famille, bien sûr, n'existe plus en France. Juridiquement, du moins. Sa suppression dans le droit français ne date toutefois que de 1970. Faire un détour par l'étymologie est toujours instructif : en latin, la " famille " vient du terme famulus, soit " esclave domestique ", quand la familia désigne l'ensemble des personnes esclavagisées par un même homme. Pour les Romains, la familia était donc un organisme social dirigé par le père de famille, qui se voyait reconnaître sur la femme, les enfants et un certain nombre d'esclaves le pouvoir de les achever. Ma défiance remonte-t-elle, confusément, à cette perspective familiale-là ? Mon propre père campait en tout cas, c'est indéniable, un patriarche semblant avoir droit de vie ou de mort sur ma mère et moi - bien qu'il ait eu l'amabilité de ne pas s'en servir. (Quand j'ai récemment demandé à ma mère pourquoi elle n'avait pas quitté son mari plus tôt, sa réponse m'a soufflée : Parce qu'il menaçait de foutre le feu chez nous mais, tu vois, il ne l'a pas fait. C'est vrai. Puis elle ajoute toujours : Parce qu'il avait beaucoup de bons côtés, aussi. Parce que nous l'aimions.)
J'ai transposé dans mon roman Vers la violence les impressions que mon père a imprimées en moi, l'amour et la détresse qu'il m'inspirera sans doute jusqu'à la fin. Comme Gérard, le père de la narratrice du roman, le mien était un despote fantaisiste. Terrorisant et drôle, il a aussi perdu toute une famille avant la nôtre, dans des circonstances dont on ne revient sans doute pas - et si des éclats de rire fusaient dans notre foyer, il m'a quand même semblé grandir, auprès de lui, dans le deuil de l'idée de famille. Pourtant, si je suis honnête, je ne crois pas que mon rejet de la vie domestique relève d'un strict malaise avec ce père avec qui j'ai, aussi, tant joué - avec qui j'ai appris à rire, à nager, à raconter des histoires enfin (passions qui me sont, toutes, restées). Je pressens, dans mon malaise, un élément plus farouche qui, paradoxalement, m'a aussi été transmis par mon père : une peur de l'enfermement.
Des termes qui appartiennent aussi au lexique carcéral sont souvent employés, sans qu'on y pense, pour évoquer des faits familiaux. On parle de la cellule familiale, on utilise le mot cabane, on s'inquiète des corrections qu'on va prendre à la maison - une amie dit parfois qu'elle rentre à la zonzon quand elle retourne chez ses parents. Édouard Louis écrit à propos de la mère d'un ami, qu'elle avait vécu pendant des années une vie qu'elle ne voulait pas vivre, dans un espace duquel elle ne pouvait pas s'échapper. Son existence avait été, en grande partie, une existence carcérale1.
Dans Canine, l'existence a ceci de carcéral qu'elle n'est jamais qu'affaire de prévention et de sécurité. Comme en prison, il faut surveiller et punir. Il faut aussi aggraver la menace : le dehors est fabulé comme un grand péril dont la vie domestique se propose d'être la conjuration constante. Tout, jusqu'aux jeux des enfants, est conçu comme un apprentissage du danger. La maison fait exister la menace en même temps qu'elle la conjure. Et les enfants, dans la piscine, jouent moins qu'ils n'apprennent des simulations de noyade et des exercices de sauvetage. Car le plus grand mal, du point de vue des parents, c'est le contact avec l'extérieur. Or, le rempart le plus efficace contre le dehors, ce n'est pas la palissade autour du jardin, mais la croyance qu'elle est infranchissable, c'est-à-dire le travestissement intégral de la réalité extérieure2. La barrière la plus solide contre le dehors, pour le dire autrement, c'est celle du récit qu'on en fait. Celle du langage. Dans Canine, on se gardera donc bien d'appeler un chat un chat - d'ailleurs les chats n'existent pas. On travestit le sens des mots, plus qu'on ne les efface. C'est le principe du gaslighting3 : la censure ne passe pas par l'interdiction, mais par la traduction, le doublage, et le fatalisme du récit qu'on fait de soi. Que veux-tu, la famille c'est comme ça.
À Paris, vit une communauté religieuse familiale qui se perçoit comme un groupe élu et clos, à la destinée immuable. La Famille, comme on l'appelle simplement, existe depuis deux cents ans et représente environ quatre mille personnes qui habitent presque toutes dans trois arrondissements de l'Est parisien sous seulement huit patronymes différents. On s'y marie entre cousins, quitte à voir naître des enfants avec six doigts, les joues rouges et une mâchoire inférieure atrophiée. On y boit beaucoup d'alcool, pour se sentir fort et éviter de se poser des questions inutiles. On ne doit pas s'y couper les cheveux ni porter de pantalon, si l'on est une fille. Dans tous les cas, on ne doit jamais ramener un étranger parmi les siens. Dans le livre délicat, et sourcé, que Suzanne Privat4 a consacré à ce groupe en 2021, on apprend aussi que La Famille, comme dans Canine, travestit le nom commun des choses, imposant un récit net d'elle-même. Elle ne supporte ni l'altérité ni l'humour. Là-bas, on appelle donc très sérieusement Dieu Bon Papa, et le diable Rototo. Les fiançailles sont renommées des accordailles, et l'étude des livres pieux se dit faire ramcha. Porter des vêtements blancs (couleur divine) comme rouges (celle du diable) est interdit, et on ne doit pas voter (ce qui voudrait dire prendre part à la course du monde). C'est une malédiction que je regrette, affirme Daniel Sanglier, un membre de La Famille, mais nous partageons les mêmes pensées et nous nous marions volontiers entre nous. On se retrouve tous les soirs à 19 heures, renchérit Alfred, un parent, on part ensemble les week-ends, les vacances. Il est interdit d'être seul, de penser seul5.
Et, donc, de raconter son histoire seul.
Bien sûr ce cas est extrême, et en le citant je provoque : les règles de La Famille ne régulent pas les familles, et cette communauté endogame - dont l'espérance de vie est estimée à 58,8 ans - n'est évidemment pas représentative. D'autant que les familles occidentales, ces dernières décennies, ont pris des formes, des couleurs et des tailles si variées qu'on ne saurait plus les homologuer. Ce sont des plantes, carnivores ou hermaphrodites, qui s'étendent ou se recroquevillent, et dont aucune n'est identique à sa voisine. Des plantes qui connaissent leurs guerres intestines, leur chaos et leur vitalité. Des plantes par milliers qui mènent leur propre vie mais, souvent, s'appuient sur un même tuteur. Un idéal normatif qui s'immisce - parfois sans prévenir - dans les foyers. Et dans la secte dont il est question, on peut voir un miroir grossissant, déformant, de cette matrice-là : des lois génériques de la famille, quand on s'y plie à la lettre. Un système souvent obsédé par sa propre immuabilité, et qui préfère, pour assurer sa pérennité, un certain type d'histoires. Ou plutôt un type d'histoires certaines6. Des récits qui ne concèdent rien aux remises en question, et favorisent les tabous. Des histoires clôturées, sans droit de passage. On connaît la légende de la famille modèle, à la fin des fables de l'enfance : ils se marièrent, et eurent beaucoup d'enfants... On appelle ça l'ouverture finale. Ouverture que l'on peut aussi voir comme une impasse. Car pourquoi serait-ce toujours la même fin ? Et s'il pouvait en être autrement ? Ils vécurent des aventures puis se refermèrent sur le domaine privé, et cessèrent de se risquer. Ah oui, fatalement?
Notes
1. Sarah Schulman, Conflict Is Not Abuse. Overstating Harm Community Responsibility, and the Duty of Repair, Arsenal Pulp Press, 2016.
2
Un droit de passage
1. Édouard Louis, Monique s'évade, Seuil, 2024.
2. " Canine, l'aliénation ", ecoledephilosophie.org.
3. Hélène Frappat, Le Gaslighting ou l'Art de faire taire les femmes, Éditions de l'Observatoire, 2023.
4. Suzanne Privat, La Famille. Itinéraires d'un secret, Les Avrils, 2021.
5. https://www.parismatch.com/Actu/Societe/La-Famille-une-secte-au-coeur-de-Paris-1734414.
6. Comme l'écrit la journaliste et militante féministe Ellen Willis dans son article " La famille, tu l'aimes ou tu la quittes " [1979] (in Dans le doute, traduction Fanny Quément, Audimat éditions, 2024) : " Bien sûr, " la famille " est un concept fait pour être étendu. On peut raisonnablement définir une famille comme tout groupe de personnes vivant sous un même toit, fonctionnant comme une unité économique et liées par un engagement [...] Mais la famille telle qu'elle existe pour la plupart des gens dans le monde réel (dans un contexte social et historique) n'a rien de souple ni de pluriel. C'est une institution, un ensemble de lois, de coutumes et de croyances qui définissent ce qu'une famille est ou devrait être, les droits et les devoirs de ses membres et son rapport à la société. "
Extraits
" Sauver a, en tout cas, pour définition de faire échapper quelqu'un a un grave danger. Celui qui menaçait Philippe, Laure Murat ou Fritz Zorn, ce qui nous menace si souvent, c'est l'assèchement de nos désirs profonds. La cadavérisation d'une personne, par le groupe auquel il appartient, la norme et son autorité. Le danger, c'est le gel de soi. " p. 52-53
" La famille - ce berceau, ce cimetière - peut rendre malade avant l'heure. Dépendances, dépressions ou mutilations, sa capacité de nuisances est à la hauteur de son pouvoir de consolation. Et, à vouloir étudier symptômes et maladies, dans le laboratoire de notre conscience, nous sommes tantôt les cobayes, tantôt les chercheurs. Enfermés dans une cage imaginaire un temps, nous nous en échappons et l'analysons, avant d'atterrir dans une autre cage. De pièce en pièce, nous déplaçant. Animaux domestiqués par nos convictions, nous marchons entourés d'autres bêtes apprivoisées par les leurs, et chacun avec ses barreaux, ses instincts, comme nous pouvons, nous avançons. Écrire l'intime n'a jamais cessé de me faire peur - mais j'essaie, désormais, de me considérer comme une souris de laboratoire. " p. 71
" Je considère les imprévus de chaque jour comme au centre de mon réacteur. Parce que je suis convaincue que l'humour, la tendresse et l'inventivité se situent de ce côté, je tiens pour centrales les marges de nos emplois du temps. Ce qui déborde du cadre, ce qui dévie et sort. " p. 172
" Parfois, je me demande pourquoi j'écris ce texte - pourquoi je me penche sur ce cafard, dont j'ai tant de mal à parler avec celles et ceux qui se disent épanouis dans leur vie familiale, et dont je sens qu'ils ne veulent pas qu'on parle de ça. Après tout, c'est vrai, pourquoi fragiliser ce qui fonctionne ? Pourquoi raviver le souvenir d'une disparition, désigner l'ombre derrière le château ? Whatever works, disait l'autre : pourquoi questionner ce qui tient ?
Il m'arrive d'avoir honte de mes obsessions, de mes questions, de mon obstination à formuler -de mes failles, au fond. Puis je me glisse sous les draps, et quand le jour se couche, tout s'éclaire : si j'écris ce texte, c'est précisément parce qu'il m'est difficile d'en parler, j'écris à partir de ce que je tais, puisque ce silence forcé instaure une distance entre certains corps et le mien, parfois même entre moi et moi-même... " p. 193
" Les histoires - de toutes sortes - m'ont, tôt dans l'enfance, arrachée à l'enfer que représentaient non pas les autres, mais les miens. Non pas les autres, mais nous-mêmes. C'est pour cela qu'aujourd'hui je pense avec des histoires, les films, les livres et les secrets des autres. Mon premier mot fut encore. Encore, je réclamais d'autres récits que celui que nous vivions, d'autres montagnes russes et d'autres rires, d'autres mots. À la maison, mes amies étaient les histoires, et elles changeaient sans cesse. Je les fréquentais le soir et le matin, allant et revenant du collège, puis du lycée, à pied, et poussant le vice jusqu'à lire en marchant. À la bibliothèque municipale, j'empruntais jusqu'à trente-six ouvrages par semaine, volant les cartes de mes parents à cette fin. " p. 198
À propos de l'autrice
Blandine Rinkel © Photo Capucine de Chocqueuse
Née en 1991 à Rezé, Blandine Rinkel est écrivaine et musicienne. En 2017 paraît son premier roman, L 'Abandon des prétentions. Son précédent roman, Vers la violence, a reçu le Grand Prix des lectrices de ELLE en 2023. (Source : Éditions Stock)
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