La mer est un mur

En lice pour le prix littéraire de Trouville – Pavillon Augustine 2025

En deux mots
Quiésay est une petite île de la Manche où le narrateur et sa famille passent leurs vacances. Mais au fil des étés, Antoine, le fils aîné va s’attacher à ce lieu au point de vouloir s’y installer. Ce faisant, il va s’éloigner des siens.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’île de la désunion

Dans ce premier roman à fleur de peau, Marin Postel raconte comment une famille va se déchirer lorsque l’aîné décide de s’installer à demeure sur la petite île sur laquelle tous passaient l’été. On passe alors du roman initiatique au drame absolu.

L’île de Quiésay, cadre imaginaire de ce premier roman, n’existe sur aucune carte. Baignée par la Manche, cette terre battue par les embruns et rongée par le sel s’étend sur trois cents hectares de granit. Elle se partage entre deux univers distincts : d’un côté, les casernes où résident les habitants permanents ; de l’autre, une zone résidentielle principalement occupée par les estivants. Malgré l’exiguïté des lieux, ces deux mondes se côtoient sans jamais vraiment se rencontrer.
C’est sur cette île que le narrateur passe ses étés en famille, avec ses parents et son frère aîné Antoine. Leurs journées suivent un rituel immuable : une sortie quotidienne sur le voilier paternel, suivie d’occupations variées, des baignades aux promenades avec le chien, des parties de pêche aux visites du seul bar de l’île.
Au fil des ans, Antoine gagne en indépendance, s’éloignant non seulement de son frère, mais aussi de leurs cousins Baptiste et Rémi. Les tensions s’intensifient, notamment avec leur père, de plus en plus désemparé face à cette situation. « S’il fallait situer la première véritable fissure, je dirais que tout a commencé ce jour-là, dans les dernières lueurs d’août, où mon frère, après une altercation, a planté mon père devant la chapelle de Quiésay pour retourner seul à la caserne. » Ce départ marque une rupture, scellant la volonté d’Antoine de s’installer définitivement sur l’île, de se rapprocher de Baptiste.
Le récit explore alors les rites initiatiques auxquels s’adonne Antoine pour prouver sa valeur. « Ce jeu a duré plusieurs étés », marqué par ses « premières cigarettes, les bouteilles de bière brisées à coups de pierre ou de carabine à plomb. » Avant de les fracasser, il les vidait, bien sûr. Chaque soir, après le repas, les jeunes de la caserne se retrouvaient sur les hauteurs de Port-Cheval pour boire. Ce n’était un secret pour personne. Rapidement, mon frère s’est joint à eux, puis il a fini par y aller chaque soir, me laissant seul.
Jusqu’à la rupture finale et au drame qui clôt le récit, le narrateur n’aura cessé d’espérer retrouver son frère.
Dans ce roman de la séparation, Marin Postel traduit avec justesse le désarroi du jeune frère et l’incompréhension des parents. Il dépeint également les illusions d’Antoine, qui cherche à être accepté par une communauté repliée sur elle-même, hostile à toute intégration. À l’image du climat insulaire, les épreuves sont rudes, glaçantes. Le rêve d’enfant du narrateur, celui de trouver sa place au sein de cette communauté, se mue en cauchemar. L’émancipation du milieu d’origine est une épreuve douloureuse.
Ce roman rappelle, par ses thèmes, les œuvres de Nicolas Mathieu (Connemara, Leurs enfants après eux), de Laurent Petitmangin (Ce qu’il faut de nuit) et de Frédéric Ploussard (Mobylette). Dans des styles différents, ces auteurs analysent la lutte des classes et la quête d’un ailleurs illusoire, au risque de se brûler les ailes.

La mer est un mur
Marin Postel
Éditions Phébus
Premier roman
192 p., 20 €
EAN 9782752914316
Paru le 16/01/2025

Où ?
Le roman est situé en France, sur une île imaginaire de la Manche.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Et c’est peut-être avec l’un de ces sourires narquois, l’une de ces plaisanteries faciles partagées autour d’un verre pris légèrement trop tôt, qu’un jour Antoine a décrété que sa place était ici. Il a cru, lui aussi, qu’il était fait d’un meilleur bois. »
Une île de la Manche située à vingt kilomètres du continent. Qu’on y vive depuis la naissance ou qu’on y passe pour les vacances, le va-et-vient des vagues reste le même. Pour les points communs, c’est à peu près tout. Car il y a les habitants des casernes, élevés sur l’île et façonnés par la mer. Et il y a les vacanciers des maisons blanches, ceux de la plaine ou de l’anse, qui frottent leurs vareuses contre les cailloux pour en avoir l’air. Parmi eux Antoine, qui n’aspire qu’à passer de l’autre côté. C’est sa trajectoire que raconte son petit frère en retraçant le fil des étés.
Premier roman mélancolique et empreint de poésie, La mer est un mur est une étincelante partition sur la construction d’un garçon, avec son lot de fractures, d’amours et de regrets..

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« L’île de Quiésay, c’était comme un quartier qu’aurait recraché la ville portuaire de Longuemer, sur la côte, et qui serait parti s’écraser dans la Manche à vingt kilomètres. Les mêmes marées sombres, le même granit bouffé par le lichen, les mêmes sentiers bordés de ronces et d’ajoncs. Aborder ici, pourtant, revenait à pénétrer dans un espace hors du monde. La navette maritime passait ramasser les poubelles et faire le ravitaillement, pour le reste on vivait seul au milieu des vagues et des tempêtes, la gueule mangée par le sel.
La première fois que mon frère a mis les pieds ici, je n’étais pas né, il avait quelques mois à peine et bien entendu il ne s’en souvient pas, et bien entendu notre père qui l’embarquait déjà pour des tours de voile ne pouvait se douter qu’un jour son fils quitterait Paris pour s’installer là, pas pour cultiver l’héritage familial, non, plutôt pour foutre la merde, pour se rincer tous les soirs à la plage ou au bar et regarder l’eau pousser les algues, jusqu’à ce que la mer le reprenne et le ramène sur le continent.
Le plus vieux souvenir que j’ai d’Antoine sur cette île nous transporte loin de l’adolescent désinvolte ou de l’adulte borné. Je revois cette fin d’été morose, tiède, notre épagneul n’était qu’un chiot qui trébuchait, nos parents nous avaient emmenés faire une dernière promenade avant le départ et on était passés devant la caserne. La caserne était cet ancien fort de pierres grossières qui occupait un bout de l’île de Quiésay, un bloc de granit impénétrable quand on l’observait de l’extérieur, avec sa muraille percée de fentes étroites en guise de fenêtres. On avait pris le chemin qui monte à pic, et une fois arrivés sur le plat on avait longé le grillage protégeant les douves. Mon frère avait entendu parler de ce couple mort, retrouvé en début d’été dans les eaux stagnantes, des corps nus qui avaient dû glisser en faisant l’amour près du bord et s’étaient assommés contre la paroi avant d’atteindre le sol. Il s’était approché sans prévenir, il avait aperçu les traces blanches dessinées sur un morceau de caillou, des formes humaines qui marquaient l’endroit où les deux vies s’étaient refermées, et il avait fondu en larmes. Notre mère avait ramené Antoine à elle et l’avait enfoui dans ses bras, elle avait depuis longtemps appris à consoler cet enfant trop sensible, qui regardait le monde avec cet air qui laissait penser qu’il n’allait jamais s’en remettre. Elle lui avait confié le chien et il avait fini par se calmer.
Et tout était déjà là, d’une certaine façon. Cette immense pitié qu’Antoine éprouvait pour ceux que la vie brisait, il pleurait comme si sa propre mère était morte, peu importe qu’il n’ait pas une seule fois croisé ces inconnus dont les corps s’étaient effondrés dans l’herbe, et qu’il ignore même jusqu’à l’existence de la caserne. D’ailleurs quand notre père s’était arrêté devant le bâtiment et nous avait demandé si on souhaitait y entrer, mon frère avait fait « non » de la tête parce qu’il n’avait rien à y voir et qu’il était apeuré par l’imposant tunnel qui menait à la cour intérieure, baigné d’obscurité. Notre père, lui, passer devant la caserne ça lui donnait des idées, c’était un morceau de Quiésay à nous montrer, l’ancien fort et sa succession de casemates rangées autour d’un carré de pelouse, des habitations exiguës enfoncées dans des murs épais et froids, où s’entassaient les familles de pêcheurs depuis des générations. Il avait insisté, il ne voulait pas louper cette occasion de nous éduquer, qui sait même de nous impressionner avec une anecdote de son enfance à lui, juste après la guerre, lorsqu’il n’avait pas notre âge et qu’il connaissait pourtant déjà l’île comme sa poche. Il pensait convaincre Antoine de son ton enjoué, mais celui-ci persistait à répéter qu’il préférait rentrer, et quand notre mère avait dit que maintenant ça suffisait, notre père s’était vexé. « Bon, on va pas rester là à faire les piquets pendant vingt minutes », il avait lâché en faisant demi-tour de façon brusque. Il n’avait parfois pas d’autre moyen d’expression que la rudesse, lorsqu’il était triste ou déçu, moins par dureté que par maladresse, et ce jour-là il avait filé de sa marche rapide et lourde jusqu’à la plage de Port-Cheval où on le retrouverait. Notre mère l’avait laissé aller devant nous sans chercher à le rattraper, elle le savait boudeur et facilement piqué, elle mettait ça sur son âge et ça l’amusait – notre père nous avait eus tard, vers la cinquantaine. Quand on était arrivés sur le sable, papa était déjà en train de se sécher du bain qu’il avait pris, le froid de l’eau lui aura remis les idées en place, on aurait pu penser ; mais en fait non, il était un peu confus et un peu gai, il avait dû se rendre compte que l’opportunité de nous émerveiller n’était pas perdue, alors il avait entrepris de nous expliquer quelque chose sur cette île, sur les familles qui habitaient là-haut dans la caserne (« ce grand bâtiment que vous avez vu »), qu’il fréquentait de loin depuis sa jeunesse. Mais j’étais trop petit, moi, pour saisir ce qu’Antoine peut-être comprenait, à savoir qu’il y avait ici comme deux univers qui vivaient côte à côte, celui des gens qui partent et celui des gens qui restent.

« La mer gouverne tout, à Quiésay, et chacun vit au rythme de son va-et-vient. » Notre père, qui n’était pas très bavard, avait de ces phrases qui marquent durablement les esprits. « C’est quand on prend confiance à bord qu’on finit par enfoncer un caillou ! » Il en expulsait certaines d’un souffle, sans prévenir, comme s’il sentait soudain monter une menace, perçue dans le vol avorté d’une mouette ou le vent qui forcit, avec l’air de craindre que la mise en garde n’arrive pas assez vite, ou que le temps lui manque de nous enseigner la prudence qu’on lui avait transmise.
Certes, la mer gouvernait les vacances sur l’île, et même les allées et venues quotidiennes de la navette maritime étaient soumises à ses horaires – les commerces de Longuemer y déposaient les colis de provisions, qu’on récupérait quand la cale était à flot, au milieu des pêcheurs déchargeant leurs caisses. Mais chez la majorité des familles débarquées de Paris ou des villes bourgeoises des environs, qui s’installaient comme nous pour la saison dans les maisons blanches de la plaine ou celles qui donnaient sur l’anse, vivre avec la mer consistait surtout à flâner à longueur de journée sur la plage de Port-Cheval, à se prélasser dans la crique épuisée par le lessivage des marées. Rien de mieux à faire que de se passer de l’huile dans le dos puis s’assoupir sur une serviette, avant d’aller plonger dans l’eau fraîche et lourde sous le soleil éclatant. Puis, quand la lumière déclinait ou que la mer était trop basse et qu’il fallait franchir une centaine de mètres et des champs d’algues pour l’atteindre, les « saisonniers » – c’était ainsi qu’on appelait les estivants – comprenaient qu’il était l’heure de rebrousser chemin. On les voyait piétiner le sable en secouant la tête, la plupart rentraient chez eux s’ouvrir une première bière, le reste s’attardait dehors pour une courte promenade, on montait par exemple sur la colline aux Moines pour admirer au loin le continent.
Vivre avec la mer, dans notre famille, ça n’avait pas tout à fait le même sens. Pour notre père, d’ailleurs, ça n’était pas dans les hauteurs de Quiésay qu’on trouvait le meilleur panorama, user ses pieds pour vaquer sur la colline ça passait pour une perte de temps. Il martelait à qui voulait l’entendre que le vrai Quiésay se contemplait au ras de l’eau, et que les plus beaux paysages s’observaient sur la face la moins fréquentée de l’île. « Versant sud, nom de Dieu, tu te laisses dériver de la pointe du Roc jusqu’au phare ! » Rien que d’avoir à l’expliquer il en était presque malade, et à la fois pour nous prouver qu’il avait raison et pour forcer en nous le plaisir de la navigation, il nous emmenait sur l’eau tous les matins en compagnie du chien pour un coup de voile. On s’alignait avec notre gilet de sauvetage, le cul tassé dans une barque puis un canot de bois, et on faisait le tour de l’île aussi lentement qu’il le pouvait, les pieds puants de vase pendant que lui balayait d’un regard amoureux son morceau de rien, ce royaume de cailloux surgi des profondeurs avec ses carrières découpées, ses maisons pittoresques et la multitude des rochers, ses grèves encombrées d’embarcations couchées sur le flanc. Plus que ce spectacle, nous, c’était l’épagneul qui nous amusait, voir Rapide guetter avec impatience les bateaux des autres saisonniers, puis aboyer et bondir lorsqu’un pêcheur du dimanche remontait une proie. Notre père, alors, essayait péniblement de nous faire admirer le paysage, nous apprendre à repérer les récifs qui menaçaient ici ou là, il s’animait, il nous prenait dans ses bras, il nous embrassait tendrement, je me souviens du contact de son visage glabre et de ses premiers cheveux blancs. Dans ces instants sur l’eau, l’envie le prenait d’évoquer son enfance, ses parents ou l’un de ses ancêtres, lorsqu’il l’embarquait il aimait faire parler notre grand-mère, qu’il appelait la mémoire de Quiésay. Tous deux scrutaient de temps en temps la côte ou un îlot en murmurant, et se laissaient aller à des récits que l’on écoutait religieusement, sans oser émettre le moindre commentaire – « Juste là, à la sortie du chenal, mon oncle a manqué couler Vent d’Ouest ». Papa mettait la barre dans les mains moites d’Antoine et il refermait les siennes dessus, et sans doute qu’il croyait, alors qu’il changeait vigoureusement de cap et que les vagues cognaient la coque en nous éclaboussant le visage, que son fils chéri, malgré les ponctuelles crises de larmes, éprouvait comme lui petit le plaisir fier de savoir que ce territoire lui appartenait.
Parce que Quiésay était à nous, d’une certaine manière. Juste au début du siècle, un aïeul avait soudain débarqué de la côte avec deux associés et un bout de papier attestant qu’ils possédaient l’îlot quasiment désert. Difficile de m’imaginer la scène mais je suppose que les habitants du fort avaient été soufflés, ils ne soupçonnaient pas qu’on pouvait surgir de nulle part ainsi et d’un coup tout rafler, des terrains en friche et des bicoques délabrées que la ville de Longuemer avait cédés, tout sauf l’énorme caserne de pierre où la commune logeait les familles de pêcheurs installées, et quelques constructions protégées – une grande bâtisse servant aux classes et aux assemblées, le phare aujourd’hui automatisé, et l’unique bar de l’île, ouvert à tous les abîmés.
Depuis la première génération de propriétaires, la vie s’était développée, les foyers s’étaient élargis, une cinquantaine de maisons s’étaient construites, et pénétrer dans l’une d’elles c’était toujours rendre visite à un ami de longue date ou une lointaine cousine – quelqu’un qui passait par exemple s’assurer que tout allait bien pour notre grand-mère, quand les parents devaient s’absenter pour une semaine et qu’elle nous gardait. On était chez nous en famille, à Quiésay, on nous l’avait rabâché, mais c’était assez particulier parce qu’on ne venait que pour les vacances, et même si l’appartement du quinzième arrondissement nous semblait bien éloigné, même si notre père nous répétait sans cesse qu’on avait de la chance, qu’il n’y avait pas de plus bel endroit pour un enfant que Quiésay, j’imagine que lui-même, à notre âge, n’avait pas ressenti que du plaisir et de la fierté. Il avait dû connaître une forme de gêne à observer les vieux pêcheurs de l’île, ceux qui y habitaient déjà avant qu’elle soit vendue, véritables vestiges d’un monde qui peinait à finir : des hommes robustes et moulés dans l’eau de mer, aux corps tassés et aux membres pesants, dont les gorges serrées laissaient couler un patois épais, le seul patrimoine qu’ils sauraient transmettre. Et pour éteindre au mieux la honte, il avait imité les autres saisonniers qui cherchent à donner le change à Quiésay, il s’était appliqué à démontrer qu’il maîtrisait, que lui aussi était un enfant du coin. Devenu adulte, il avait voulu élever de la même façon ses descendants, « la mer ici on l’aime et on la partage de père en fils », ainsi qu’on le disait, alors Antoine, à l’instar des gamins de la caserne qui à l’époque piquaient déjà sa curiosité, a pu reconnaître un mulet ou lire une balise avant qu’on lui demande de pisser debout.
Sauf que, même petit, Antoine ne s’est pas laissé facilement apprivoiser. Il ne rêvait pas d’être médecin comme notre père pour prolonger la lignée, et il rechignait à naviguer. Certes, il supportait sans vomir le roulis, mais ça n’était pas à son goût d’aller caboter entre plaisanciers, à aucun moment il n’a cherché à comprendre par quel miracle l’action du vent dirigeait la coque, il se contentait, à bord, d’exécuter mécaniquement les manœuvres commandées d’une main de fer. Savoir naviguer, c’était plus qu’une fierté pour notre père, c’était une nécessité, et on avait l’impression que venir à Quiésay sans être capable de gréer un canot était impensable, ça revenait non seulement à se priver d’un plaisir mais aussi s’exposer à un risque inconsidéré. En dépit des protestations de notre mère, alors, il entendait parfaire notre éducation, mais Antoine ne le prenait pas de cette façon, il essayait de se dérober, et aucune des tentatives pour l’intéresser ou l’obliger à la navigation n’avait donné naissance, au grand désarroi de papa, à un futur coureur de transatlantique. Et quand celui-ci, saisi par une impatience qu’il ne parvenait plus à dissimuler, forçait malgré lui sur les bourrades, Antoine se taisait subitement et ses yeux se mouillaient de colère. « Il a la tête dure », arguait notre grand-mère, alors notre père tâchait de cacher sa déception. Il cherchait à l’attendrir par quelque parole affectueuse, l’amener pourquoi pas à s’extasier de l’un de ces bruits amplifiés par la quiétude environnante – le craquement du bois du bateau s’enfonçant dans les vagues, le reflux paisible de l’eau sur une plage, le clapotis délicat qui l’emmenait loin du monde, c’est-à-dire de Paris. Et si Antoine venait à sourire, il affichait cette même joie qu’il avait dans les moments où, pendant une sortie mouvementée, le temps nous offrait tout à coup un instant d’accalmie, cette excitation fébrile qui le gagnait lorsque le vent mollissait et le ciel se dégageait en grand. Mais Antoine n’était pas dupe, il avait conscience qu’il suffisait quelquefois d’un virement de bord pour qu’il se raidisse soudain comme un cordage, écrase la patte du chien et écarte son fils d’un coup de coude pour contourner la menace, avec un « pousse-toi » plus coupant que le récif enfoui sous l’eau et qu’il savait là, à deux, trois mètres, prêt à nous ouvrir un trou dans le flanc.

Antoine a bien sûr été, pendant un temps, l’enfant docile qui buvait les paroles des adultes avec une attention respectueuse, mais il finirait par arriver à la conclusion qu’un saisonnier ça ne connaissait pas grand-chose à la mer. On en voyait se déposer par grappes dans les jardins à la tombée du jour, des cousins ou des amis qu’on entendait derrière une haie, qui parlaient d’une bourrasque comme on parle avec assurance d’une montagne qu’on n’ira en réalité jamais gravir. Un mauvais grain, chez ceux-là, ça se vivait de loin, on le regardait passer pendant une partie de cartes au salon, dans un bon fauteuil au chaud, la main sur un verre de vin blanc. Antoine les considérait curieusement, ces imposteurs qui consacraient plus d’énergie à vernir leur prame qu’à se faire secouer par les vagues, et dans son esprit mal formé se figeait progressivement cette vérité qui dirigerait sa vie ici : la mer ne gouverne pas tout le monde de la même façon. Pour mon frère on distinguait deux catégories d’îliens, et c’était quand la météo tournait au vinaigre que les natures se révélaient. Petit, dès que la radio annonçait du mauvais temps, il se collait à la fenêtre pour étudier les bateaux aller et venir, et faire le tri entre ceux qui ramassent et ceux qui ont le choix. Une partie des propriétaires pouvaient bien se démener pour essayer de se persuader du contraire, le discours ne prendrait pas, notre père qui était bon marin finirait d’ailleurs dans le même sac. Les locaux, eux, avaient mieux à faire que se prélasser, d’ailleurs les jeunes de la caserne encore en âge de se baigner au lieu de partir en pêche, quand ils se rendaient à Port-Cheval, préféraient se jeter directement dans les vagues depuis les rochers qui ceignaient la plage, plutôt que de s’enfoncer dans un carré de sable chaud. Et Antoine, alors qu’il n’était qu’un enfant – nous avions deux ans d’écart mais il est certain qu’il était un peu en avance –, s’étonnait à haute voix de ces étrangetés, comme s’il comprenait déjà la manière dont le monde tourne vraiment. « Ainsi va la vie de l’autre côté », répondait notre grand-mère lorsqu’elle l’entendait, en haussant les épaules. « Elle n’est pas toujours belle. »
Antoine n’était pas si loin du compte, après tout. Parmi les privilèges qui s’étalaient aux yeux de chacun, à Quiésay, on inscrivait effectivement celui des gens qui pouvaient se réfugier dans la chaleur d’une maison au moindre avis de tempête. Les pieds bien arrimés sur le sol dur de leur cuisine, ceux-là pouvaient observer sans crainte les nuages former une mer terne et menaçante, ils collaient avec Antoine leur front sur une vitre et fixaient le ciel blanchi comme l’écume, vibrant d’excitation, désespérant même que la voûte se mette un jour à craquer. Et lorsque enfin la pluie recouvrait les masses rocheuses d’un rideau opaque, ou si l’un de ces minuscules bateaux de pêche se faisait soulever par une forte vague, Antoine laissait échapper du bout des lèvres un cri d’admiration. Pour les propriétaires, savoir apprécier la beauté du lieu en toutes circonstances était l’une des qualités qui les distinguaient des êtres sans valeur, des simples touristes qui venaient sur l’île à la journée sans rien y connaître. « Est-ce que c’est imaginable, un morceau de terre aussi sublime ? » Voilà le genre de phrase qu’on a entendu notre père prononcer tant de fois, planté le soir sur la terrasse avec les yeux grands ouverts, littéralement figé sur place, stupéfait devant la splendeur de l’anse et le mouvement continu des marées normandes, alors qu’il nous embrassait pour nous envoyer nous coucher. Une chose au moins qu’Antoine partageait avec les vacanciers, il était davantage porté que les pêcheurs vers la contemplation béate de ces perspectives en perpétuel changement, ces étendues de vase et d’algues à l’aspect lunaire, que des nappes d’eaux épaisses et bleues venaient découvrir et recouvrir de manière régulière. C’était la mer, à Quiésay, qui décidait également des paysages.

Il pouvait y avoir quelque chose d’enviable, au fond, dans la vie oisive que les adultes de notre entourage menaient sur cette île, leur gentille parade sur le sable des plages ou dans les vases nauséabondes des grèves, cette couleur de cousinage que la promiscuité insulaire donnait même à ceux qu’aucun sang ne liait, et cette joie palpable qui les gagnait lorsqu’ils venaient s’enivrer sur la terrasse à la tombée du soir. Dans le jour déclinant, la lumière rose effleurait la crête des vagues en adoucissant les visages, les oiseaux semblaient s’endormir, on n’entendait plus que le bruit des haubans frappant contre les mâts, léger comme les cloches d’un troupeau qu’on perçoit derrière une colline. Les derniers voiliers des visiteurs quittaient Quiésay pour rejoindre le continent, Antoine et moi pouvions veiller pour observer leurs ombres se découper sur les eaux scintillantes, on s’installait dans les bras de notre mère et on suivait leur progression lente, pénible, à travers le chenal flanqué d’écueils qui conduit à des régions plus tranquilles, d’où les navires regagnaient les ports de la côte. On faisait de grands repas jusque tard sur les terrasses dominant l’anse ou dans les jardins des habitations bordant la plaine. Le soir, les adultes des maisons avoisinantes venaient s’amasser autour de notre grand-mère, assise dans son fauteuil en osier, ils s’appuyaient sur la rambarde ou à une fenêtre, se servaient un kir et gobaient une tranche d’andouillette, pour papoter jusqu’à ce qu’elle les chasse en s’annonçant fatiguée. Quiésay était hors du temps, hors de tout, l’enfant que j’étais le percevait, on nous laissait d’ailleurs veiller plus longuement ici qu’à Paris, on nous laissait aussi circuler en toute liberté, avec la tranquillité de nous savoir sans cesse sous bonne surveillance. Il a fallu des années alors avant que l’illusion se déchire, pour que je puisse découvrir enfin les dissonances de cet univers.

Antoine, bien plus tôt que moi, a appris à hausser les épaules en écoutant brailler les saisonniers sur la terrasse, pendant les apéritifs, ceux qui n’avaient pas la méfiance de notre père pour les eaux dangereuses de Quiésay et qui s’embourbaient dans les plaisanteries et les histoires qui sentent la vantardise de marins de pacotille, celle qui mousse petit à petit dans l’écume des verres, lorsqu’une euphorie légère chauffe les esprits. Mon frère a soudain perdu le goût de ces veillées fugaces en compagnie de vacanciers d’un autre âge, il s’attardait volontiers dans la plaine ou en cuisine à la place, là où s’affairait notre mère, là où parvenait parfois un compliment sur un plat ou sur sa jeunesse, entre les bruits des rires et des bouteilles. Un soir, après le dîner, alors qu’il était encore enfant, il avait décidé qu’il ne se relèverait pas, qu’il n’irait pas écouter les conversations des adultes, il avait cherché un temps leur présence mais on ne l’y reprendrait plus, finie l’époque où, après avoir été couché par notre mère, dans ce lit où le sable constamment se glissait, il sautait d’un bond hors des draps et ouvrait la fenêtre avec précipitation, puis tendait l’oreille pour récupérer ce qu’il pouvait des échanges jusqu’à ce que le sommeil l’assomme. Antoine, désormais, resterait allongé sans bouger à contempler le plafond, le regard perdu dans le lambris blanc délicatement teinté du bleu doux qui venait lentement couvrir le ciel et les vasières. Il invitait le chien sous la couette et s’endormait entre deux caresses.
Antoine s’efforçait aussi de se tenir hors de portée de notre grand-mère. »

Extraits
« Les garçons ne s’étaient pas parlé de l’été, ensuite, mais à mesure que les semaines passaient, l’obsession d’Antoine s’était faite plus nette, et ses déambulations sur les chemins de Quiésay à leur recherche étrangement fréquentes et solitaires. Il promenait le chien comme un appât sur une ligne, il calait ses baignades sur leurs horaires, mais il était évident, pourtant, que Baptiste et Rémi menaient leur vie de la même manière qu’avant, sans que mon frère vienne peser sur leurs projets quotidiens. La seule différence était qu’à présent, lorsqu’ils le croisaient sur l’île, Baptiste lui adressait un signe de tête rapide, auquel Antoine répondait de la manière la plus détachée possible, parce qu’il avait compris que la prochaine main tendue ne devait pas émaner de lui. » p. 50

« Je ne pourrais pas l’affirmer, mais s’il fallait situer la première véritable fissure, je dirais que tout est parti de cette journée, dans les ultimes lumières du mois d’août, où mon frère a essuyé un coup, et où il a laissé mon père devant la chapelle de Quiésay pour s’en aller prendre le chemin de la caserne.

L’été de mes treize ans, alors que la fin des vacances approchait, notre grand-mère était morte dans la chambre bleue qu’elle occupait au rez-de-chaussée de la maison. Papa avait passé ses derniers instants dans une attente anxieuse, il n’y avait plus aucun doute pour lui, il savait qu’elle n’avait plus longtemps à vivre, il répétait aux visiteurs qu’elle irait bientôt rejoindre la côte – à Quiésay chacun comprenait, c’était une façon délicate de désigner le cimetière de Longuemer, en face sur le continent. » p. 56

« Qu’il ait fallu un acte de courage pour rapprocher les garçons, comme sauter par-dessus le précipice dans les carrières ou ricaner sur un banc de messe, quoi d’étonnant. Lorsqu’il s’est mis à fréquenter Baptiste, d’ailleurs, Antoine n’avait qu’une obsession, prouver à chacun sa bravoure. Ça a duré plusieurs étés, ce jeu-là, il a d’abord expliqué à son nouveau groupe de copains, derrière le préau qui longe la plaine, comment forcer la réserve du bar de la Sirène, et il a ensuite passé des semaines avec eux entre la colline aux Moines et les plateaux, à fumer ses premiers paquets de cigarettes et casser des bières à coups de caillou ou de carabine à plomb. Avant de briser les bouteilles il les vidait, bien entendu, le soir après le repas les jeunes de la caserne se retrouvaient dans les hauteurs de Port-Cheval, ils y allaient pour picoler et ça n’était pas un secret, mon frère s’est rapidement joint à eux et petit à petit il a fini par s’y rendre chaque fin de journée, me laissant complètement seul et sans autre choix que rejoindre les « cousins » dans la plaine. » p. 63-64

« Au final le Grand Raout n’était qu’une grosse beuverie conviviale, le groupe de mon frère profitait simplement de l’ivrognerie générale, comme tout le monde, pour s’abîmer un peu plus qu’à l’ordinaire. Ça donnait presque la nausée mais Antoine préparait son bal, lui aussi attendait beaucoup de la fête, l’idylle avec Élodie n’était pas terminée. » p. 93

À propos de l’auteur
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Marin Postel © Photo DR

Marin Postel est né à Paris. Après ses études de droit, il s’installe au Vietnam où il passera quatre années. De retour en France, il exerce différents métiers, qu’il sacrifie autant que possible à l’écriture. De ces heures perdues naissent principalement des poèmes mis en musique. La mer est un mur est son premier roman. (Source : Éditions Phébus)

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