La spirale du milan royal

spirale milan royal

En deux mots
Une famille se retrouve sur un bateau de croisière qui sillonne la Méditerranée, notamment en compagnie d’un homme politique et de sa maîtresse. Cette dernière va se suicider Un geste désespéré qui entraîne une enquête aux conclusions étonnantes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’oiseau de mauvais augure

Dans un roman habilement construit, Vincent Maillard suit une famille qui resserre ses liens après la mort du fils aîné. Réunis sur un bateau de croisière, ils vont vivre un nouveau drame, le suicide d’une femme, sans savoir qu’il est lié à celui qu’ils commémorent.

Guillaume et Hélène ont eu trois enfants. Joséphine, Alexandre et Baptiste, l’aîné. Ce dernier est mort le 8 juillet 1998. Il s’est tué dans un accident d’escalade dans les gorges de l’Ardèche. Un drame que Guillaume résume ainsi : « Nous sommes donc un tiers morts. Mais, au fil du temps, ce tiers augmente, se répand telle une encre noire sur un buvard, grignotant chaque année, malgré nos efforts, une parcelle supplémentaire de notre élan vital. Si je devais l’estimer, je dirais que nous sommes aujourd’hui plus morts que vivants, mais nul ne peut le deviner. » Pour tenter d’atténuer sa peine, la famille avait pris l’habitude de se réunir lors de la date anniversaire du décès. Mais cette fois Joséphine devait honorer un contrat. Avec son groupe la chanteuse devait se produire sur un bateau de croisière sillonnant la Méditerranée. Elle a a alors eu l’idée de proposer à sa famille de la rejoindre et de rendre hommage à Baptiste en pleine mer. Proposition acceptée.
Joséphine, qui alterne la narration avec son père, ne fait pas précisément dans la dentelle. Elle raconte qu’elle s’est fait draguer après son concert par un vieux beau et qu’elle l’a éconduit sans faire de poésie : « Tu vois le couteau là-bas, c’est pour couper les citrons, il est super affûté. Si tu dis encore un mot, je t’allonge sur ce bar, je demande à mes potes de te tenir, j’te désape et j’te coupe les citrons et le cornichon que t’as entre les jambes. Tu verras quand c’est coupé ça ressemble à rien, je l’ai déjà fait, un petit tas de chair tout sanguinolent. »
Si quelques jours plus tard, elle regrette sa sortie pourtant efficace, c’est qu’elle apprend que l’homme éconduit, Cédric Rossignol, était sur le bateau en compagnie de Laure Combaluzier, sa maîtresse. Une jeune femme qui s’est jetée à l’eau et qu’elle est sans doute l’une des dernières à lui avoir parlé. Laure l’avait touchée dans sa volonté – avortée – de se confier. Elle lui avait simplement laissé entendre que sa présence à bord était en partie liée à la sienne.
Un mystère de plus que seul un retour en arrière va permettre d’expliciter. Les trois parties suivantes vont revenir sur le passé des personnages et notamment ce mois de juillet 1998 où Baptiste a trouvé la mort.
En cercles concentriques, comme le milan royal en vol, Vincent Maillard s’approche de la vérité. De ce moment où les pièces du puzzle vont s’emboîter et révéler une image qui va faire la lumière sur ces deux morts qui soulèvent bien des interrogations.
En confiant tour à tour à Guillaume et à Joséphine la narration de ce roman, l’auteur de L’os de Lebowski offre au lecteur deux visions bien différentes du drame vécu par la famille et donne un rythme soutenu, non dénué d’humour, à cette quête de vérité qui va se conclure en un final étourdissant. À la facture classique du père répond en effet le style direct et tranché de la fille qui ne s’embarrasse pas de fioritures et nous offre quelques saillies bien cinglantes.

La spirale du milan royal
Vincent Maillard
Éditions Philippe Rey
Roman
304 p., 21 €
EAN 9782384822010
Paru le 2/01/2025

Où ?
Le roman est situé principalement en France, en Ardèche, du côté d’Aubenas, à Privas ainsi qu’en croisière sur la Méditerranée puis à Bagnères et Voiron. On y cite aussi Lyon, Saint-Étienne, Valence, Veyras, Annonay, Saint-Valédas-en-Ardèche, Dieulefit, Montélimar, Lyon, Marseille et Paris.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusqu’en 1998.

Ce qu’en dit l’éditeur
Un roman remarquablement composé sur la reconstruction d’une famille après une cruelle tragédie, se concluant par la résolution d’une énigme vieille de trente ans.
Lorsque la chanteuse Joséphine Coll est engagée pour une série de concerts sur le Spirit of Ulysse, bateau de croisière en Méditerranée, elle embarque ses parents et son frère. Car il leur est inconcevable de ne pas passer le 8 juillet ensemble, date anniversaire de la mort de Baptiste, fils aîné de la famille, qui a chuté lors d’une session d’escalade dans l’Ardèche, vingt-six ans plus tôt.
En vacances sur le même bateau, se trouve un couple adultérin : durant des années Laure a imploré son amant Cédric de quitter son épouse. Elle lui lance un dernier ultimatum, mais, le matin du quatrième jour, elle se jette subitement à la mer.
Constatant l’impasse de l’enquête menée par l’inspecteur de police dépêché à bord, Joséphine, bouleversée par la mort de Laure, remonte le passé. Provocatrice au verbe cru, rock et corrosif, souvent drôle, parfois désespérée, mais si attachante, elle dynamite les hypocrisies de notre temps, tandis qu’elle se rapproche de la vérité. Et si ces deux drames, l’accident de Baptiste et le suicide de Laure, n’étaient pas étrangers l’un à l’autre ? Et si le cœur de l’énigme se nichait dans les gorges de l’Ardèche, à la sidérante beauté ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Sara Verrechia)

Les premières pages du livre
« Première partie
À bord du Spirit of Ulysse
(Début juillet 2024)
Citrons et cornichon

Joséphine
D’entrée ça a été net. Schlack ! Tranché à la feuille de boucher.
Ce mec aurait pu être beau. Un visage assez fin, un corps équilibré. Sa tête me disait vaguement quelque chose, mais comme ce genre de playboy, ça court les rues piétonnières, j’ai pas creusé l’affaire. Parce que, si physiquement il était à deux doigts de me plaire, pour me séduire, il aurait fallu qu’il change de cerveau. Qu’il en prenne un qui soye compatible avec le mien. Un cerveau qui lui aurait évité d’être ce qu’il était, et qui s’exprimait dans cette coupe ondulée et plaquée en arrière de vieux beau avant l’âge. Plus son petit gilet matelassé à la con ! le même que celui de tous les autres, de tous ces clébards de demi-race, ces corniauds de petites annonces dans ParuVendu : « AV chien de race (non lofé) ». Je peux supporter beaucoup, même ce regard embué de blaireau à poil poivre et sel, ou ce petit sourire de photo de vitrine pour salon de coiffure, mais le gilet matelassé sans manches plus ou moins siglé Ralph Lauren, c’est non.

J’ai flairé le mec qu’a aucun tact, zéro feeling. Sensibilité ? Peau de bite. Et donc il m’a draguée. L’inconscient ! En fin de soirée, juste après notre concert, un dimanche soir d’élections qui avaient explosé le Parlement façon puzzle. Il s’est approché du bar et il m’a branchée direct, il m’a dit : « Je vous ai trouvée irrésistible, vous m’avez littéralement envoûté… Figurez-vous que nous nous sommes déjà croisés, je suis moi-même ardéchois, et engagé politiquement. » Il précisait ça parce qu’entre deux chansons j’avais dû gueuler un truc du style el pueblo ! unido ! jamás, etc. Trop fatiguée pour la jouer diplomate, j’ai dit OK, c’est bon petit bonhomme, t’as gagné, t’as mis cent balles dans le jukebox, je m’en vais te chanter un de ces couplets scum que j’aime bien interpréter de temps à autre : « Tu vois le couteau là-bas, c’est pour couper les citrons, il est super affûté. Si tu dis encore un mot, je t’allonge sur ce bar, je demande à mes potes de te tenir, j’te désape et j’te coupe les citrons et le cornichon que t’as entre les jambes. Tu verras quand c’est coupé ça ressemble à rien, je l’ai déjà fait, un petit tas de chair tout sanguinolent. Mais quand c’est en fonction c’est super dangereux, ça devrait être comme pour les molosses de première catégorie, la loi devrait imposer la castration des humains mâles non homologués. Il devrait y avoir un permis, des tests ou j’sais pas quoi. En tout cas, toi, toi t’es trop con pour t’en servir. Allez ! Bouge de là, bâtard. » Après, il m’a plus emmerdée.
Si j’avais su.

Zombies en croisière
Guillaume
Depuis le mercredi 8 juillet 1998, nous ne sommes plus, mon épouse et moi, des personnes totalement humaines. Nous sommes des zombies. Notre fille Joséphine emploie cette expression et je ne saurais mieux dire. Nous avons trois enfants et, le 8 juillet 1998, l’un d’entre eux, l’aîné, Baptiste, est mort. Il s’est tué dans un accident d’escalade en solo sur le « mur de l’Albayac » dans les gorges de l’Ardèche, non loin de l’endroit où nous habitons. Nous sommes donc un tiers morts. Mais, au fil du temps, ce tiers augmente, se répand telle une encre noire sur un buvard, grignotant chaque année, malgré nos efforts, une parcelle supplémentaire de notre élan vital. Si je devais l’estimer, je dirais que nous sommes aujourd’hui plus morts que vivants, mais nul ne peut le deviner. Surtout pour ce qui me concerne. Chez Hélène, ma femme, la blessure est plus visible, notamment pour ceux qui l’ont connue avant l’accident. Elle n’est plus exactement la même. Hélène dont la gaieté tissait l’humeur quotidienne, pour qui les instants de spleen n’étaient que de rares bémols dans la joyeuse partition de sa vie, s’est inversée comme une image en négatif et ce sont désormais les moments de légèreté, fugitifs et clairsemés, que je traque dans l’infinie tristesse qui imprègne à présent tout son être.
Chaque 8 juillet, nous ne pouvons pas rester seuls et nous avons pris l’habitude de nous retrouver, en Ardèche, tous les quatre. C’est devenu un rite, non de célébration, mais de conjuration, et aujourd’hui nous ne pouvons plus envisager, ni nous, ni notre plus jeune fils, Alexandre, ni même je crois Joséphine, de franchir cette date sans être ensemble.
Alors, quand notre fille nous a expliqué que, cette année, elle ne pourrait pas être là parce que l’on avait proposé à sa formation musicale un contrat inespéré de trois semaines à bord d’un bateau de croisière, nous avons pensé : ma foi, voilà vingt-cinq années que nous faisons la même chose, peut-être est-il temps de tourner cette page, de poursuivre notre deuil perpétuel d’une autre manière, en tout cas séparément pour cette fois ? Nous devions être si peu convaincus, donc si peu convaincants, que Joséphine nous a invités à la suivre à bord de ce paquebot pour une courte croisière d’une semaine. Départ de Barcelone, puis Marseille, La Spezia, Naples, Cagliari, et retour à Barcelone. Le tout pour 499 euros par personne, un tarif de basse saison réservé aux parents des employés du navire. Mon épouse et moi étions plutôt réticents. Nous sommes très éloignés des valeurs véhiculées par ce tourisme de masse singeant les goûts de luxe de notre époque. Mais Joséphine nous a persuadés. Elle nous a dit : soyons le 8 juillet le plus loin possible des montagnes, des falaises, soyons en pleine mer. Alexandre, qui est pourtant casanier, était partant. Dans un premier temps, il avait imaginé profiter de ce séjour avec son épouse, Laetitia, et leur fille, Rose, mais il fallait à celles-ci payer leurs billets en plein tarif (899 euros pour les adultes, et seulement 30 % de réduction pour l’enfant). Ils ont abandonné le projet de venir tous les trois, et, de surcroît, je pense que Joséphine n’y tenait pas. Finalement Hélène et moi avons acheté sur Internet les deux billets auxquels nous avions droit, en utilisant le code de réduction que nous avait confié Joséphine ; quant à Alexandre, nous lui avons offert son séjour en plein tarif.
Depuis que nous avons quitté Barcelone, et contre toute attente, cette excursion en mer a été pour nous un ravissement. Je suis, sans conteste, plus montagnard que marin, néanmoins loin d’être insensible à la mer. Je n’oppose pas ces deux univers, tous deux empreints d’une puissance qui nous domine. Notre cabine dispose d’un petit balcon d’où nous pouvons admirer l’immensité marine et profiter de la lumière des Baléares. Hélène, qui craignait de souffrir du mal de mer, se porte comme un charme, du moins ne l’ai-je pas vue aussi vive depuis longtemps. Cette escapade improvisée semble alléger l’appréhension que nous éprouvons chaque année à l’approche du 8 juillet. Nous nous sentons plus légers, plus disponibles, plus à l’écoute de l’autre. Même la vie à bord, que raille tant Joséphine, nous réjouit. Certes, il y règne une ambiance assez populaire, je la qualifierais pour ma part de bon enfant. Pour tous ces gens, ce voyage est un moment important. Ils font de tels efforts pour le rendre inoubliable qu’ils en deviennent désarmants de candeur. Je ne comprends pas pourquoi Joséphine s’attarde sur les aspects un peu ridicules des uns ou des autres ; pour ce qui me concerne, ils ne font que renforcer ma compassion. Ces gens m’attendrissent comme le feraient, en effet, des enfants. Joséphine ne nourrirait-elle pas une volonté de se différencier coûte que coûte ? Ce souci de se démarquer des gens ordinaires demeure assez mystérieux pour nous. Nous en parlions ce matin Hélène et moi, nous ne nous expliquons pas ce manque de tolérance et ce regard acerbe qu’elle porte sur tout ce qui l’entoure. Bien entendu, la mort de Baptiste ne peut pas y être étrangère, mais Joséphine était déjà, avant le drame, très tranchante, souvent insolente, flirtant parfois avec le cynisme.
Nous avons essayé, le premier soir, d’aller l’écouter, accompagnée par sa formation musicale, dans la salle de spectacle La Scala Nueva, mais la musique était vraiment trop forte et nous n’avons pas pu rester au-delà de quelques chansons. Cependant, Joséphine était resplendissante et sa prestation sur scène semblait la transcender.
Le lendemain, dans l’après-midi, je lui ai demandé de m’aider à choisir un cadeau pour sa mère. L’idée m’est venue dans un élan spontané, sans raison particulière. Je suspecte que ma démarche a été motivée par l’envie de partager un moment de complicité avec ma fille autant que par le désir d’offrir quelque chose à Hélène. Il y a, à bord de ce navire, plusieurs galeries de boutiques semblables à celles que l’on peut voir désormais dans les aéroports et même les gares, dont certaines enseignes connues et des produits en duty free. Après avoir hésité devant des foulards de soie que je trouvais plutôt jolis mais que Joséphine a qualifiés à haute voix de « linceuls de momies du Figaro Magazine », nous avons changé de boutique et nous sommes entrés dans une bijouterie dont la vitrine exposait des créations variées autour du thème de la mer. J’aimais un bracelet coloré qui associait des coraux et des aigues-marines, mais Joséphine préférait un pendentif très fin, en or blanc, représentant un délicat hippocampe. Je me suis demandé lequel des deux bijoux Hélène aurait préféré. J’ai décidé de faire confiance à Joséphine, au choix de ma fille pour sa mère.

Joséphine
Ce bastringue maritime ressemble, sur les rares ponts extérieurs, à une journée portes ouvertes dans un aqua center de Palavas-les-Flots ou des Sables-d’Olonne ; et, dans les parties intérieures, à une sorte de mall commercial un jour de Black Friday, le tout labourant avec insouciance de longs sillons d’écume blanche dans cette Méditerranée devenue le tombeau de tombereaux de candidats à l’immigration. Du moins presque « avec insouciance » puisqu’ici comme ailleurs, les communicants mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatrisent la langue et retournent les mots comme des agents auxquels ils lavent le cerveau. Ainsi des prospectus et des affiches vantent les efforts de la compagnie pour « minimiser l’impact environnemental du bateau » – mon cul en aller simple ! – ainsi que son « engagement plein et entier au sein du réseau de détection et d’alerte des embarcations de migrants en détresse » – mon cul billet retour ! Mon humeur oscille entre l’imminence contenue d’un fou rire nerveux et l’anéantissement de tout espoir pour le genre humain.
Mon père a voulu acheter un truc pour ma mère. Horreur, malheur. Ces boutiques sont exactement comme les pièges à guêpes remplis de bière et de sucre : ça fonctionne sa race. Chaque croisiériste dépense à bord plusieurs fois le prix de son billet : t’as voulu jouer au richman ? on va te renvoyer dans ta case pauvreté pour les trois cent soixante-cinq jours qui viennent, minimum. Un dédale de galeries marchandes va s’employer à nettoyer ton compte bancaire comme s’il devait subir un examen coloscopique. L’une d’entre elles, avec musique classique, éclairage tamisé, plafond en écran vidéo projetant des images de buildings new-yorkais, façon reproduction de The 5th Avenue à Dubaï, alignait des boutiques proposant de la haute couture, des montres Rolex ou Jaeger-LeCoultre, des bijoux Chopard ou Bulgari. Dans ces sections, la plupart des gens ne faisaient que passer en prenant un air dégagé, non non c’est bon, en Rolex, j’ai c’qu’y faut. Ceux qui, dans un moment de folie, se laisseraient griser, ceux-là retourneraient direct à la case austérité non choisie, et cette fois pour y purger quelques années d’une vie dans laquelle les galeries de grandes surfaces se résumeraient plutôt aux rayons promos avec opérations spéciales prix cassés sur les coquillettes en lot de 3 x 1 kilo.
Mon père n’était pas de ce genre, donc il a lorgné du côté des boutiques de la loose avec musique techno et couleurs halte-garderie.
J’ai essayé de le dissuader de se laisser arnaquer par ces colifichets, peine perdue, il me sidère par sa naïveté, il refuse de voir le mal. Même dans la mort de Baptiste il cherche du positif ; bon, là, il a un peu de fil à retordre, mais il ne s’avoue pas vaincu. Je l’admire aussi. J’aimerais être comme lui, ça me reposerait. Il a voulu acheter une babiole avec du corail ! Je lui ai expliqué qu’il fallait arrêter de dévaster les récifs de coraux. La vendeuse a cru bon de me préciser que ces coraux provenaient d’une pêche durable et écoresponsable, je lui ai demandé si, quand on travaille sur une merde qui balance dans l’air autant de particules fines qu’un demi-million de voitures (je venais de le lire), on était bien sûr de pouvoir donner des gages de bonne conduite en matière de préservation de l’environnement ? Elle a fermé sa gueule. Comme Guillaume voulait absolument jouer au mari attentionné, je lui ai fait acheter un petit hippocampe en or rose qu’il a payé trois fois le prix. J’ai questionné la gonzesse pour savoir si elle avait un intéressement sur les ventes, elle n’a pas voulu me répondre. Pendant qu’elle confectionnait son emballage cadeau en papier crépon violet, telle une élève studieuse de CM2 (qui a beaucoup redoublé) en cours d’EMT (Éducation Manuelle et Technique), j’ai jeté un coup d’œil sur les bidules immondes avec des diamants qui valaient des gros paquets de milliers d’euros. J’ai demandé à la fille : « Tu peux sortir des trucs ? » Elle a fait mine de ne pas comprendre. Alors j’ai précisé : « Si tu peux sortir des trucs, moi je te les refourgue. Je te ramène le cash en moins de quarante-huit heures. OK ? » Cette fois elle a fait celle qui n’avait même pas entendu et, comme un couple de clients me jetait des regards de flics, mon père a essayé de détendre l’atmosphère en prétendant que je plaisantais. S’il savait. Le pauvre.
« Toutefois », comme dirait mon père, et quoi qu’on en dise, j’ai appris à me satisfaire de peu. Depuis que je suis installée dans la quarantaine, j’ai fait glisser dans la corbeille de mon cerveau tous mes rêves de rock star et mes caprices de chieuse à plein temps. Jusqu’à trente ans, avec ma petite gueule et ma silhouette de rêve, ça passait crème, après ça charge de l’arrière et on s’enlise dans l’affligeant. Allez hop, « corbeille », avec le petit son de chiffonnage numérique qui va avec, schkrunch. Maintenant j’affiche l’entrain presque souriant de la fille positive, façon pétasse de la télé. Y a un âge pour tout : ado on tire la gueule – bande de connards d’adultes ; une fois adulte, du coup, ça devient un peu chaud. Enfin, tout le monde continue à me reprocher mes remarques acides et mes ricanements sarcastiques, mais j’y travaille. Sur scène pareil, que ce soit en termes de répertoire ou d’expression du visage, je suis quasi passée de Catherine Ringer à Chantal Goya, ou, pour les plus jeunes, d’Amy Winehouse à un tribute Mariah Carey façon podiums des plages du mois d’août. Donc, ce bateau, vu que pour une fois on est correctement payés, j’en prends mon parti, et je suis même plutôt heureuse. Je ne me souviens pas, depuis les fêtes scolaires de fin d’année, d’avoir chanté et d’avoir été avec mes parents en même temps. C’est plutôt marrant.
Le plus difficile sur ce steamer, c’est d’habituer ses yeux à l’horreur. Il y a eu un concours du décor le plus à chier de toute l’histoire des goûts de chiottes. C’est invraisemblable. Dans ma tête, une croisière évoquait de longues méditations sur un transat, un plaid sur les genoux, un roman ouvert provisoirement posé à l’envers sur ledit plaid et le regard perdu dans l’immensité bleue. La mer, on ne peut l’apercevoir, sur les ponts bondés de coqs paradant et de pies jacasseuses, qu’à travers une vitre de Plexiglas (ou sur le balcon de la chambre de mes parents, or je ne tiens pas à m’installer chez eux) ; le reste du temps, on doit s’habituer au fait que le « progrès », disons la démocratisation des croisières, a fait passer les paquebots de l’âge d’or à l’âge du toc, d’un film de George Cukor à un dessin animé industriel asiatique sur Gulli (voire à un film de boules sur un site porno, car le Spirit of Ulysse m’a tout l’air d’un Spirit of Banana Split, un aberrant baisodrome flottant jaugeant 200 000 tonneaux, qui, vu l’âge moyen des participants, devait transporter autant de Viagra dans ses cabines que de gasoil dans ses soutes).
Tout ici est fake. Tu peux faire une étape du Tour de France sur un vélo de la salle de sport, tu peux piloter une formule 1 à Monaco ou jouer au poker à Las Vegas, le tout dans un simulateur. Tu peux te taper un escape game coréen et en ressortir en te demandant si tu reviens à la réalité ou si tu en sors.
Tu peux tout faire, sauf vivre. »

À propos de l’auteur
MAILLARD_Vincent_DRVincent Maillard © Photo DR

Ancien grand reporter, Vincent Maillard est aujourd’hui réalisateur de documentaires et scénariste pour la télévision. Il est l’auteur de quatre romans, dont L’os de Lebowski (2021), couronné par le prix 30 Millions d’amis, et Le smoking des orques (2023). (Source : Éditions Philippe Rey)

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