En deux mots
Rocca et Máša sont immigrés. Arrivés dans le Jura vaudois à la fin des années 1950, ils vont tenter de construire une famille avec leurs enfants Ivo et Jana. Cette dernière rêve de s’émanciper, de fuir le lourd carcan qui l’enserre. Mais l’administration va décider de l’enfermer « aux fins d’éducation ».
Ma note
★★★★ (j’ai adoré)
Ma chronique
La jeune fille qui rêvait de liberté
Dans un émouvant roman, Michel Buti raconte le déclin de la mécanique de précision dans le Jura vaudois et l’emprise de l’administration sur les « déviants » à travers le destin de Jana, fille d’immigrés assoiffée de liberté.
« Le train sort du premier tunnel et l’atmosphère change : les épicéas, les sycomores sur les crêtes allongées et parallèles se détachent soudain dans un ciel plus pâle, plus lumineux et plus profond. On a vraiment l’impression d’être aspiré vers le haut. Puis, quand le regard se porte sur l’épaisseur des forêts sombres, sur les roches dégarnies, on est aussitôt ramené sur terre. » Il m’est arrivé à plusieurs reprises de prendre ce train qui relie Yverdon-les-Bains à Sainte-Croix et de grimper ainsi le long des contreforts du Jura pour rejoindre l’ancienne capitale de la boîte à musique, qui abrite aujourd’hui encore quelques entreprises de mécanique de précision. Mais l’heure de gloire de la localité est bien loin. C’est au tournant du siècle précédent que les usines de boîtes à musique ont fait la réputation du village et entraîné son essor économique avec l’arrivée d’entreprises produisant phonographes et gramophones, les machines à écrire Hermes, les radios Thorens ou encore les caméras Paillard-Bolex. C’est dans ce fleuron industriel que travaille Rocca, venu d’Italie dans les années 1950 pour tenter sa chance dans le Haut Jura Vaudois.
L’ouvrier consciencieux est très vite apprécié, obtient son permis de séjour et peut faire venir sa femme en Suisse. Elle mourra après avoir mis au monde Ivo, un enfant que la communauté italienne prendra sous son aile jusqu’à l’arrivée de Máša, tchèque de Moravie.
Un jour de grand froid, elle est littéralement jetée de voiture et finit dans l’épaisse couche de neige. Le hasard veut que Rocca croise son chemin, qu’il vienne à son secours, lui paie un hôtel pour quelques jours.
Ils finiront ensemble et quelques mois plus tard Máša mettra au monde une petite Jana. Avec son demi-frère, la fillette va grandir dans cette nature généreuse mais aussi rude, l’hiver s’installant quasiment d’octobre à mars. Esprit indépendant et frondeur, elle ne va pas vouloir se fondre dans le moule assez rigide de la petite communauté. On raconte qu’elle court à moitié nue dans la forêt, qu’elle se vautre dans les fourmilières, qu’elle refuse la discipline scolaire. Une soif de liberté qui ne va pas plaire aux services sociaux qui vont décider de la placer dans un pensionnat à Grandson, au grand désarroi de ses parents et plus encore d’Ivo. Chaque semaine, il viendra rendre visite à Jana. L’aidera à prendre la fuite avant qu’elle ne soit rattrapée et envoyée aux fins d’éducation dans un établissement de Suisse alémanique qui a tout d’une prison.
Tout ça parce que, respectueux des autorités comme de ses patrons, Rocca a signé un papier. « Papa l’a fait parce qu’il a peur. Il a toujours peur en fait, je crois. Tu sais, le regard dirigé vers le sol, fuyant quand il croise quelqu’un d’important. En tous les cas, plus important que lui, des gens qui ont réussi, avec du pouvoir. Il a le regard de ceux qui savent à l’avance qu’ils seront toujours perdants. »
Face à une administration tentaculaire et à ses petits chefs, le combat pour faire revenir Jana est inégal, car à l’époque il était possible d’arracher des enfants à leur famille. Des mesures arbitraires qui auront souvent un résultat inverse à celui proclamé.
Mais cette fois, l’auteur nous offre une autre issue dans un final que je vous laisse apprécier.
En replongeant dans cette histoire, Roland Buti poursuit son exploration de la Suisse de l’après Seconde Guerre mondiale. Après la fin de la paysannerie avec Le Milieu de l’horizon (2013) et déjà l’immigration avec Grand National (2019), il dénonce cette fois une pratique qui n’a pris fin qu’à la fin du siècle passé et a causé des dommages irréparables dans bien des familles. Et rend à nouveau hommage aux immigrés venus contribuer à la prospérité d’un pays qui s’en méfiait. Un autre habitant de Sainte-Croix, le chanteur Michel Bühler (décédé en 2022), leur consacrera son quatrième album. Sorti en 1976 et sobrement intitulé Immigré, il offre un complément sonore au roman :
« Leur faudra du cœur à l’ouvrage
Et puis apprendre à dire oui,
C’est pas par plaisir qu’ils voyagent.
Ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent,
Ça n’a pas d’importance,
On ne veut que leurs bras.
Et tout ça est normal »
Les petites musiques
Roland Buti
Éditions Zoé
Roman
176 p., 17 €
EAN 9782889074037
Paru le 10/01/2025
Où ?
Le roman est situé en Suisse, à Sainte-Croix et Grandson ainsi qu’à Yverdon-les-Bains et une ville de Suisse alémanique non précisée.
Quand ?
L’action se déroule de la fin des années 1950 aux années 1970.
Ce qu’en dit l’éditeur
Jana, une enfant libre et indocile, court les pâturages, s’allonge dans les fourmilières et voudrait vivre dans la forêt. Elle inquiète ses parents et suscite l’émerveillement d’Ivo, son demi-frère, qui fait de son mieux pour la protéger. Dans la petite ville des montagnes jurassiennes où vit la famille, des centaines d’ouvrières et d’ouvriers assemblent des caméras et boîtes à musique vendues partout dans le monde. Mais à la fin des années soixante, cette industrie de fine mécanique décline, et Jana, adolescente, est enfermée. Implacable, la société menace de broyer celle qui refuse d’en être un rouage.
Pour évoquer une page sombre et méconnue de l’histoire suisse, Roland Buti met en scène des personnages hauts en couleur, malmenés par l’existence, auxquels il donne vie par son écriture sensuelle et malicieuse.
Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Actualitté (Sara Verrecchia)
Roland Buti présente « Les petites musiques » © Production Éditions Zoé
Les premières pages du livre
« I
Rocca a jeté un œil sur les deux modestes fenêtres illuminées de son foyer et il a soupiré de devoir abandonner derrière lui la tiédeur du réveil pour patauger dans la neige. Il la détestait. Il y en avait une telle couche qu’il ne pouvait pas la piétiner. Des flocons lourdauds tombaient encore, mais avec réticence et sans logique comme si l’air trop froid ne les laissait pas libres de leurs élans. Le ciel prenait la forme d’une immense goutte glacée. Rocca a remonté le col de sa veste, expiré avec force sur le côté pour désencombrer ses narines.
Ce pays n’a pas d’odeur en hiver, a-t-il pensé.
Il a fait un détour par le cimetière. La bise noire avait boursouflé le relief, enfoui sous diverses épaisseurs. Il a gratté la neige de son poing, dégagé le sommet de la pierre tombale avec le besoin de voir le nom d’Angelina gravé. Après deux années de travail en Suisse, Rocca avait obtenu un permis d’établissement de longue durée et sa femme avait pu le rejoindre. Elle était morte quelques jours après la naissance de leur fils. Les membres du Circolo italiano, un local au rez-de-chaussée d’anciens ateliers non loin de la gare dans lequel se réunissaient les Italiens de la ville, l’avaient entouré. Les épouses de ses collègues s’étaient relayées chez lui, avaient assuré une présence permanente auprès du bébé. Ivo avait eu cinq mamans. Toutes s’étaient proprement ajustées à son quotidien et Rocca avait fini par s’y habituer. Il fallait bien ce tourbillon de femmes attentionnées pour remplacer celle qui avait mis son fils au monde.
Enfoncé dans un paquet de poudre, il est resté longtemps immobile, jusqu’à être paralysé par le froid, se demandant si Angelina qui n’avait jamais réussi à s’accoutumer au climat des montagnes était au chaud dans son cercueil sous la terre. Il n’a pas versé de larmes ; se sentir peu à peu geler jusqu’aux os lui a raisonnablement servi de prière.
Il a retrouvé du solide sous ses pieds au moment de rejoindre le trottoir de la grande avenue, entre les amoncellements façonnés par le passage des triangles chasse-neige et les façades des imposantes fabriques. Sainte-Croix était un village-rue typique des montagnes jurassiennes avant de se transformer à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle en une petite cité ; de vastes bâtiments industriels s’étaient implantés dans les champs et des immeubles avaient remplacé les fermes le long de la route principale. Les habitants étaient devenus ouvriers. Le protestantisme les ayant habitués à l’idée que le travail, en plus d’être un gagne-pain, rend le monde moins chaotique et la société mieux ordonnée, ils ont besogné du matin au soir. Ils se sont mis à fabriquer des boîtes à musique, des automates, des phonographes à disques, des machines à écrire ou des caméras.
En cette première moitié des années cinquante, les usines Thorens produisaient des platines hi-fi, les meilleures sur le marché ; Paillard vendait les inusables Hermès Baby portatives vert tilleul aux écrivains nomades de tous les pays ; Reuge et Lador exportaient des millions de mouvements à musique : les jouets, les tabatières et les dizaines d’autres objets dans lesquels ils étaient insérés devenaient mélodieux grâce aux cylindres et aux lames vibrantes de ces mécanismes miniatures.
Rocca était assembleur à la fabrique de caméras Bolex. Il passait ses journées sur la H16. Lancée en 1935, elle n’avait pas besoin d’électricité pour fonctionner : une manivelle enclenchait son moteur à ressort et actionnait les différentes parties. D’une robustesse à toute épreuve, elle supportait les sables des tempêtes dans les déserts, les projections d’eau salée sur les océans ou les températures glaciales aux pôles. Saint-Exupéry en embarquait une à bord de ses avions, Marlène Dietrich ou le Mahatma Gandhi s’étaient essayés au cinéma avec cet appareil maniable dont les meilleurs réalisateurs du monde vantaient les qualités techniques. Il travaillait sur la toute nouvelle H16 Supreme lancée en 1954, premier modèle de la marque avec une option de visée à travers l’objectif.
Rocca marchait sur le trottoir scintillant, les bras placés loin du corps afin de répartir au mieux son poids et ne pas tomber. Une grande voiture noire est passée au ralenti avec un bruit feutré de moteur. On en voyait rarement de si grosses en ville. Il a eu le temps d’apercevoir les silhouettes d’occupants très agités assis à l’arrière avant de glisser et de sentir le sol se dérober sous lui. Il s’est rattrapé de justesse en s’appuyant contre le mur de la fabrique. La berline a continué jusqu’au carrefour. Une portière s’est ouverte et une femme a été violemment éjectée. Elle essayait maladroitement de se relever dans la neige quand Rocca est arrivé auprès d’elle. Il lui a tendu la main. Elle a agrippé son avant-bras pour se mettre debout.
La voiture a stoppé net au bout de l’avenue. Un homme en est sorti pour déposer une grande valise sur le trottoir.
— Ça va ? a-t-il demandé.
— Non.
— Vous avez quelque chose de cassé ?
— Peut-être. Comment le savoir ?
Ils ont regardé la grosse berline tourner un peu trop vite à l’angle en dérapant avant de disparaître.
— Vous avez mal ?
— Oui.
— Où ?
Elle l’a fixé comme si cette question trop personnelle était une atteinte à son intégrité physique.
— Je me suis fait mal au cul.
— C’est tout ?
— C’est déjà beaucoup.
— Ce n’est pas un endroit qui se casse. Elle s’est frotté la partie douloureuse :
— Bon, ça peut aller.
Puis, elle a semblé se rétracter et glisser dans son léger manteau trop vaste. L’air s’engouffrait à l’intérieur par le haut et par le bas. Elle a ramené ses mains contre sa poitrine.
— Votre accent ? Vous êtes italien ?
Rocca a acquiescé.
— Et le vôtre ?
Elle l’a dévisagé de ses yeux pâles. Quelques mèches blondes dépassaient de son bonnet et barraient son grand front.
— Allemand. Mais je suis Tchèque. Tchèque de Moravie.
Rocca ne devait jamais oublier, même si par la suite sa vie avec Máša avait servi de correctif à sa première impression, le sentiment qu’il avait assisté à la chute d’un ange dans cette longue avenue, avec de la poudre neigeuse voletant autour d’eux et au loin le fracas des bourrasques s’entrechoquant aux croisements.
— On m’a jetée.
Elle a frissonné.
— Ça…
— On peut dormir quelque part dans ce trou ?
— Il y a l’Hôtel de France.
— C’est cher ?
— Je ne sais pas trop, mais…
— De toute manière, je n’ai pas d’argent.
Rocca s’est gratté la tête sous sa casquette, un endroit étonnamment chaud :
— Je vous paie la chambre.
Il s’attendait à essuyer une rebuffade, mais elle a répondu sans une seconde d’hésitation sur un ton péremptoire :
— On y va !
Il a alors remarqué ses escarpins à minces semelles munies de talons.
Basculée en arrière, puis portée jusque dans le hall d’entrée de l’hôtel, elle a eu l’impression de voler, soudain très légère, d’être soulevée par un courant plutôt que soutenue par les muscles d’un homme de presque cent kilos. Rocca n’en faisait guère plus de quatre-vingts, mais sous l’épaisseur de ses vêtements, il semblait en faire beaucoup plus.
— Je viendrai récupérer la valise. Elle ne risque rien. Rien ne disparaît jamais chez nous.
— C’est ce que vous croyez.
— Non, non, je vous assure.
Rocca est passé la voir le lendemain après le travail pour savoir si tout allait bien. Il a demandé après elle au concierge à la réception.
— Elle est dans le petit salon, lui a-t-il répondu avec un regard par en dessous.
Les grands yeux bleus presque transparents de Máša n’ont pas tout de suite quitté le vague pour se fixer sur lui. Le temps de sortir de ses pensées et de réaliser où elle se trouvait peut-être.
— Oh ! Vous êtes venu.
— Bonjour.
— Asseyez-vous !
— Merci.
— On peut se dire tu, Rocca ?
— Oui.
— Tu as peur de moi ?
Rocca s’est empourpré.
— Non, non. Pourquoi ?
— On dirait. Tu as le visage chiffonné.
Il fallait deux jours pour monter une caméra et c’était une tâche complexe. Rocca manipulait des pièces minuscules à portée de main dans des tiroirs ; il était penché du matin au soir sur des goupilles, des engrenages, des pignons, des rivets et des courroies miniatures nécessitant des gestes mesurés et précis. Il avait fini par développer dans sa vie quotidienne et dans les relations avec les autres une attitude générale de prudence embarrassée, comme si la réalité dans laquelle il devait évoluer en dehors de l’atelier, trop vaste et trop changeante, lui causait de la gêne.
Il a voulu protester, mais rien n’a dépassé ses lèvres.
— Rocca, ça sonne bien.
— Mon nom est Roccasecca, Dino Roccasecca.
— Cela ne te dérange pas si je t’appelle Rocca ? C’est dur et tendre à la fois.
— Ça me va. Tout le monde dit Rocca.
— Et ces paquets de neige qui effacent tout… a soupiré Máša.
— De novembre à avril…
— C’est… c’est comme un baisser de rideau.
Elle a fait une pause. Elle a allumé une cigarette.
— Comment ai-je pu atterrir ici ? Je me suis même posée assez brutalement…Elle a porté un regard doux sur Rocca, puis elle a souri :
— Tu m’as cueillie. Je suis tombée et tu m’as ramassée.
— C’est la moindre des choses.
— Tu es gentil.
— Qu’allez-vous… que vas-tu faire maintenant ?
— Je suis perdue.
— Mais non…
— Plus rien ne m’attache à rien…
Elle a expiré et la fumée de sa cigarette a ondulé dans la pièce.
— C’est sans doute exactement le genre de situationqui nous libère d’un certain nombre de contraintes… a-t-elle dit dans un soupir.
Elle a passé une semaine à l’Hôtel de France. Rocca allait la trouver tous les jours après son travail. La douceur infinie avec laquelle il actionnait la molette du briquet quand il lui donnait du feu l’impressionnait ; sa façon d’ouvrir et de fermer les portes avec tendresse, comme par respect pour le système simple des poignées, la touchait. Il était habitué à se concentrer sur des objets de petite taille. « Jamais un homme ne m’a maniée avec autant de délicatesse que toi », lui a-t-elle dit après l’amour.
Rocca était descendu en ville avec Máša à son bras pour la première fois deux semaines après son installation chez lui et il ne pouvait pas se libérer de la crainte insidieuse de la voir disparaître aussi brutalement qu’elle était entrée dans sa vie. Chassée de Tchécoslovaquie par l’Armée rouge parce que d’origine allemande, la famille de Máša s’était réfugiée en 1945 dans les ruines de Berlin-Est. Elle y avait joué dans des théâtres de la République démocratique allemande qui sentaient la poussière. Après le soulèvement populaire de juin 1953, elle avait fui l’ancienne capitale du Reich pour suivre à l’Ouest son amant qui rêvait de cinéma, à peine surprise ensuite de découvrir que rien n’avait fonctionné comme prévu. Ils étaient venus à Sainte-Croix pour tester des appareils de prise de vues. Elle avait tiré un trait définitif sur ce passé et cette capacité à l’occulter sans en parler autrement que par bribes confuses était une source d’inquiétude pour Rocca. Allait-elle monter dans le train sur un coup de tête, gagner la plaine et partir loin en ne gardant qu’un vague souvenir des montagnes ? Ses craintes s’étaient lentement estompées au fil des mois, puis des années.
Máša avait mis pour l’occasion son manteau en fourrure de lapin souple aux hanches et ample jusqu’aux chevilles, une ligne « trapèze » qui allait être très à la mode de l’autre côté du rideau de fer. Elle portait une chapka assortie dont les parties rabattables lui couvraient les oreilles et la nuque, un type de chapeau également inédit dans les vallées jurassiennes. Des lunettes de soleil la protégeaient des scintillements lumineux et des flocons mêlés de grésil. Rocca était fier d’être en sa compagnie : Máša capable d’en remontrer à tous, Máša qui savait ne pas être modeste, Máša qui marchait la tête haute, le regard dirigé vers un horizon qu’elle semblait faire mine de scruter au-delà des sommets. Elle donnait la main à Ivo, deux ans ; à chaque rafale, il disparaissait en partie dans les replis de la fourrure de lapin.
— Rocca ! Sei tu ?
Un collègue de la fabrique accompagné de sa femme leur a fait un signe du bras dans la Rue centrale et après avoir un peu hésité, ils ont bravé de face la bourrasque glaciale pour les rejoindre devant l’épicerie Simon.
— Quelle drôle de question !
Ils ne pouvaient s’empêcher de regarder Máša en coin. Elle avait eu un mouvement de défiance instinctive au moment où ils s’étaient approchés.
— Avec ces accoutrements pour affronter…
— C’est le blizzard.
— Oui. Quelle froidure !
Ils sont restés silencieux et transis un moment, remontant leurs cols et enfonçant leurs casquettes, la tête dans les épaules, comme pour mieux jauger la réalité d’un pays aux hivers définitivement trop longs et trop rigoureux. Ivo s’est collé à la femme. Elle s’est accroupie pour le prendre dans ses bras. Elle l’a serré contre elle.
— Ivo ! Come stai ?
Elle ne le lâchait pas, lui caressait le dos, lui donnait des becs sur les joues et sur le front et il se laissait faire. Avec des balancements et des piétinements pareils à des pas de mazurka, Máša s’est avancée vers eux et la base trapézoïdale de son manteau a virevolté. Elle a ôté ses lunettes de soleil, planté ses yeux dans ceux de la femme, lui a tendu la main en disant très fort et en détachant chaque syllabe :
— Je suis Máša.
Elle a bien dû se séparer d’Ivo pour les présentations. Elle s’est légèrement arc-boutée sur son mari pour se redresser.
— Enchantée. Je suis Maria. Et c’est Eufemio. Il travaille à la fabrique de caméras avec…
— Ich weiß.
— Je me suis occupée d’Ivo quand il était petit.
— Ich weiß. Recroquevillée sous ses couches de vêtements, Maria ne pouvait s’empêcher de dévisager la portion de la figure de l’inconnue entourée par la chapka : mince, sans maquillage, lisse et blanche avec des yeux vifs clairs et très bleus.
— Je vous présente ma compagne, a dit Rocca.
— Enchanté, a bredouillé Eufemio en soulevant pour la forme sa casquette de quelques centimètres.
Quelque chose a claqué dans le ciel comme un coup de fusil, le volet mal fermé d’une maison de la rue sans doute. Ils ont tous eu le nez en l’air pendant quelques secondes. Assurément, ils auraient aimé que Rocca soit un peu plus prolixe sur sa rencontre avec cette femme. Ils auraient voulu savoir comment et où il avait bien pu faire la connaissance d’une étrangère diaphane avec des allures d’actrice de cinéma. Il ne devait par la suite jamais être très loquace sur le sujet. Ni l’un ni l’autre n’ont plus osé regarder en direction de Máša qui avait remis ses lunettes noires et ils ont eu la vague sensation qu’elle n’était plus vraiment là.
Eufemio et Rocca ont discuté caméras ; on parlait à la fabrique d’une amélioration possible du petit levier d’obturation du viseur des nouvelles H16 Supreme.
— Attends, Ivo ! Je reviens tout de suite, a dit Maria et elle s’est engouffrée dans l’épicerie Simon.
Ce qui tombait du ciel autour d’eux a commencé à faire tac, tac, tac ; la neige durcie par le vent cinglait leurs habits.
— J’ai froid ! a dit Ivo
— Viens !
Máša a soulevé un pan de son manteau :
— Glisse-toi dessous !
Il a entièrement disparu, à l’abri dans la peau de lapin, enveloppé comme dans un duvet.
Maria est revenue avec une petite boîte de Sugus à la main.
— Mais… où est Ivo ?
— Au chaud, a répondu Máša en lui faisant remarquer les pieds du garçon.
— Les bonbons…
— Je les prends !
Elle a tendu le bras et Maria les lui a donnés à contrecœur. Ils se sont souhaité un bon dimanche avant de se séparer. Pliés en deux pour affronter les rafales, Eufemio et Maria ont lentement remonté la rue. Elle s’est retournée une dernière fois dans l’espoir d’apercevoir Ivo. Elle avait été une mère de remplacement à temps partiel pendant la première année de la vie du garçon, mais cette époque était révolue : une mère à temps plein avait établi ses quartiers chez Rocca. »
Extraits
« Ils ont quitté le chemin, traversé le pâturage pour descendre vers le bois. Un souffle tiède parcourait les vallées latérales et montait vers les crêtes. La voix du speaker et les cris de la foule qui grésillaient dans le poste se sont éparpillés loin derrière eux. Ils ont marché en silence sur des pierres sèches blanches recouvertes de lichen, puis sur l’humus souple. Par endroits, des fleurs jaunes en touffes irrégulières ressemblaient à des marguerites, mais comme freinées dans leur croissance.
— On s’éloigne trop.
— Mais non, a répondu Jana et elle a pris la main d’Ivo en glissant ses doigts entre les siens.
Ils ont traversé une combe parsemée d’immenses rochers arrivés jusque-là, on ne sait comment.
— Regarde.
— Quoi ?
— Là, sur le caillou.
— Oui.
— Tu ne vois pas, Jana ?
— Non.
— Suis mon doigt !
— On dirait un coquillage.
— Il y avait la mer ici, avant.
Les montagnes du Jura n’ont pas toujours existé ; un vaste océan recouvrait tout il y a très longtemps. Des quantités infinies de grandes et de minuscules bêtes à carapaces se sont entassées au fond, cadavres minéralisés qui ont formé de colossaux bancs de roches au cours des millénaires. Voilà comment des choses mortes ont pu être des choses vivantes, leur racontaient leurs maîtres d’école. Les maisons rassemblées autour des usines, les fermes accrochées à ce sous-sol très ancien n’étaient pour Ivo et Jana que des aménagements éphémères, un peu comme des parasites fixés sur la peau d’un immense mammifère marin ; ils gambadaient avec naturel et désinvolture sur cette terre poreuse fendillée de gouffres.
Ils se sont retrouvés dans une vaste fondrière emplie de mousses humides jamais touchées par les rayons du soleil. Ils se sont arrêtés de marcher. Jana s’est transformée en statue. Elle a fermé les yeux. Ivo a fait de même. Ils ont écouté ce qui devenait une respiration autour d’eux. Le sol palpitait. Prise au piège dans toutes les irrégularités du terrain, dans les ravines, affaissements ou alvéoles, partout de l’eau était lentement aspirée dans les profondeurs avec un bruit infime et diffus de succion. Sous leurs pieds, très loin dans les abîmes, des rivières souterraines alimentées par des entonnoirs coulaient avec des parcours sinueux.
Jana a tremblé de froid. Elle portait une jupe courte et une blouse étriquée. Ivo lui a caressé le bras, puis la peau durcie de la cuisse.
Elle a ouvert les yeux et murmuré :
— Il n’y a rien à dire.
Jana prononçait très souvent cette phrase, la plupart du temps après un long moment de silence, mais aussi parfois de manière impromptue ; elle s’arrêtait alors net au milieu d’une activité, le temps d’une absence et souriait d’aise. »
« — Mon père a signé un papier. Et à partir de là…
Papa l’a fait parce qu’il a peur. Il a toujours peur en fait, je crois. Tu sais, le regard dirigé vers le sol, fuyant quand il croise quelqu’un d’important. En tous les cas, plus important que lui, des gens qui ont réussi, avec du pouvoir. Il a le regard de ceux qui savent à l’avance qu’ils seront toujours perdants.
— Mais ta sœur ? Elle est où ? » p. 126
« Le train sort du premier tunnel et l’atmosphère change : les épicéas, les sycomores sur les crêtes allongées et parallèles se détachent soudain dans un ciel plus pâle, plus lumineux et plus profond. On a vraiment l’impression d’être aspiré vers le haut. Puis, quand le regard se porte sur l’épaisseur des forêts sombres, sur les roches dégarnies, on est aussitôt ramené sur terre. Ivo a cligné des yeux en posant le pied sur le quai de la gare. Il a pris une grande inspiration. L’air a cogné à l’intérieur. Peut-être ne s’habitue-t-on jamais à vivre au-dessus de mille mètres d’altitude ?
Il a traversé le quartier du Progrès en empruntant la rue du même nom. Les habitants des montagnes du Jura avaient été eux aussi gagnés par l’optimisme industriel après la guerre. Mais en ce début des années septante, les fabriques licenciaient et le nombre d’habitants à Sainte-Croix descendait à ce qu’il était au milieu du dix-neuvième siècle. Les Italiens, les Espagnols, rentraient au pays. » p. 147
À propos de l’auteur
Roland Buti © Photo DR
Né à Lausanne en 1964, Roland Buti y fait des études de lettres et d’histoire, qu’il achève en 1996 par la rédaction d’une thèse remarquée sur l’extrême droite en Suisse entre 1919 et 1945. Après un recueil de nouvelles, Les Ames lestées, parues en 1990, il publie en 2004 Un Nuage sur l’œil, premier roman couronné par le Prix Bibliomédia Suisse 2005 et retenu dans la Sélection Lettres frontière 2005. En 2007 paraît Luce et Célie, puis en 2013, c’est Le Milieu de l’horizon, un texte couronné de nombreux prix littéraires (Prix suisse de la littérature 2014, Prix du public RTS 2014), traduit dans sept langues et adapté au cinéma en octobre 2019, année où paraît Grand National, le roman qui précède Les petites musiques (2025). (Source : Éditions Zoé)
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