La saison des bêtises

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saison bêtises 

En deux mots
À 25 ans, Victoire a trouvé à Berlin de quoi s’éclater. Toutes les fins de semaine, la techno, l’alcool et les drogues diverses lui font oublier un morne quotidien. Quand elle rentre à Paris, la fête n’est plus aussi belle, malgré les bras de Dimitri. Est-elle en train de s’assagir ?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Les défaites de Victoire

Dans son premier roman Mathilde Henzelin raconte cinq années dans la vie de Victoire, passant des nuits berlinoises à celles de Paris, des bras de Dimitri à ceux de Simon. Un portrait stupéfiant de l’époque et de sa jeunesse.

C’est à Berlin que Victoire a trouvé l’endroit idéal pour faire la fête. Dans la capitale allemande, elle passe des nuits à danser, à boire, à prendre toutes sortes de drogue en toute impunité ou presque. Baignée par une musique électro qui semble ne devoir jamais s’arrêter. « Ici, les heures ne sont pas une question de temps qui passe, mais de rythme. » Avec sa copine Lili, elle passe allègrement des amphets au cannabis. Un cocktail complété par quelques drogues de synthèse, histoire de décoller.
Car le lundi matin est toujours un moment difficile. « Lundi-fatigue. Lundi-descente. Lundi-vraie-vie. Le lundi est un sas entre le week-end et la semaine. Le contraste est vertigineux. Week-end-antidote, lundi-poison. Le week-end est puissant et coloré, le lundi pue la grisaille. Le week-end, c’est l’aventure, savoir quand ça commence, mais pas quand ça finit. Le lundi, c’est rentrer sagement à l’abreuvoir. »
Victoire a trouvé à Berlin un logement pas trop cher et un boulot alimentaire qui lui permet de subvenir à ses besoins. Au bureau, elle joue à la « petite nana sympathique et enjouée » qui louvoie entre les discussions creuses et l’ennui. En attendant le week-end et en sachant parfaitement que la vie, ce n’est pas celle qu’elle mène, aussi provisoire que destructrice.
Et quand elle se retourne, elle ne peut s’empêcher de penser que ses parents auraient sûrement été plus heureux sans elle. Mais l’époque était alors moins anxiogène. « Peut-être parce que c’était les années 1990, que l’URSS s’était effondrée, qu’on croyait à une résolution du conflit israélo-palestinien, que le réchauffement climatique était loin des préoccupations et que le progrès technique et le capitalisme permettraient l’avènement de la démocratie dans le monde entier. »
Désormais, la peur domine, brisant le rêve des lendemains qui chantent.
Un malaise qui, une fois de retour à Paris, ne va plus se dissiper avec les petites pilules, ni même avec Dimitri avec laquelle Victoire avait imaginé pouvoir construire quelque chose.
Il va falloir remettre ce projet à plus tard, peut-être avec Simon.
Mathilde Henzelin brosse le portrait d’une génération qui peine à trouver sa place dans une société qui navigue dans la crainte de l’avenir. En la lisant, on comprend pourquoi la natalité est en chute libre et pourquoi il est difficile de se projeter dans un futur incertain. En accompagnant Victoire de 25 ans 30 ans, elle souligne – malgré une belle énergie – combien il est difficile de trouver un peu de stabilité dans un monde dominé par l’éphémère. Quand les défaites prennent le pas sur les bonnes résolutions et que résonne l’air de No Future.

La Saison des bêtises
Mathilde Henzelin
Éditions Les Avrils
Premier roman
240 p., 21,10 €
EAN 9782383110354
Paru le 8/01/2025

Où ?
Le roman est situé à Berlin, puis à Paris.

Quand ?
L’action se déroule de nos jours, sur cinq années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Dans la tête de la fille qui aimait trop la fête pour vivre la vraie vie.
Le vendredi, le cœur de Victoire cogné dès le réveil, bat à tout rompre dans l’open space et explose enfin quand il est l’heure de retrouver ses amis dans la meilleure boîte techno de Berlin. C’est parti pour deux jours de danse et de défonce. Coke, MD ou Kétamine, Victoire ne dit jamais non. Car la drogue c’est la brûlure de l’interdit, ne penser qu’à l’instant, refuser la norme, se croire indestructible. Un glissement piégeux jusqu’à l’improbable nouvelle… Victoire est enceinte. Alors le réel percute les illusions d’une jeunesse qui a fini par lui échapper. Et dans le grand bassin de la vie d’adulte, il faut choisir : se laisser couler ou apprendre à nager.
Construit autour de moments clefs de la vie d’une jeune femme entre ses 25 et ses 30 ans, ce texte épate et bouscule en restituant au plus près des sensations toutes les facettes de l’addiction. Au-delà, il frappe par son ton vif, mordant, son sens aigu de la formule, l’originalité de son imaginaire et son réalisme cru. Un regard ultracontemporain et percutant sur le passage à la trentaine, qu’il s’agisse du rapport au travail, au désir d’enfant, à la liberté, à l’époque.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com

Les premières pages du livre
« 25 ans
« I’ll give you an advice. In Berlin, don’t go too fast, too deep. »
Il vient à peine de prononcer ces mots que déjà le type se met à rouler sévère des yeux, avant de s’affaisser dans le fauteuil en s’exclamant : « Fuck, it feels fucking good. » Ce n’est pas le premier conseil avisé que Victoire reçoit du monde de la nuit, entre un rail de kétamine et une exta avalée avec une gorgée de Moscow Mule. Victoire tapote la joue du type qui bave de plaisir et ne réagit pas. C’est ce qu’on appelle faire un hole, un trou. Envolé notre envoyé spécial en direct de la fosse des Mariannes, l’endroit le plus profond de la croûte terrestre, 10 971 mètres selon le sondeur bathymétrique multifaisceaux monté sur le navire Kilo Moana en 2009. Too fast, too deep.
Victoire regarde autour d’elle. Les gens s’agitent, frénétiques ou indolents, mais toujours réguliers sur le beat et la ligne de basse qui leur arrivent en pleine face comme les battements de cœur décuplés d’une créature du sous-sol. Ni fausse note ni contretemps, à croire que tout le monde a le sens du rythme dès qu’on éteint les lumières. Victoire dégouline de sueur, mais c’est une sueur claire et limpide comme de l’eau. Elle s’éponge le front avec le stock de mouchoirs qu’elle garde dans son sac avec ses clopes, ses pailles, le sachet de coke qu’on réserve aux fins de soirée pour évacuer les troubles de la descente et tout son petit attirail de la nuit. Soudain, une main lui attrape l’épaule : c’est Lili, sa pote qu’elle a perdue de vue depuis au moins une éternité, et la voilà comme ressuscitée devant elle, ses yeux noirs, brillants, profonds, à cause des pupilles. Elle ressemble à un chat. Lili the Cat. Lili approche sa bouche très rouge de l’oreille de Victoire pour lui murmurer les plus belles paroles qui soient : « Il faut qu’on prenne la deuxième. »
Les extas de Lili sont bonnes. Elle les a chopées la veille à Captain Berlin qui ne déconne pas avec la qualité. Son vrai nom, c’est Jonas, mais il préfère Captain Berlin. Il a dans les 40 ans, il conduit un taxi dont il ne sort jamais, il est obèse, mais ce n’est peut-être pas lié. Captain Berlin vend de tout, il fait des discounts et des prix de gros, mais il n’envoie pas de messages de promo comme c’est l’usage aujourd’hui. Il dit qu’il n’a pas que ça à foutre et que le client n’a qu’à se rencarder lui-même. Certains diront que ce n’est pas une démarche très commerciale, mais Victoire l’aime bien, Jonas dans son taxi noir.
« Merde… Attends, qu’est-ce que je viens de dire ? » Elles ont pris la première à 1 heure. Maintenant, il est 4 heures. C’est ce qu’indique le téléphone de Victoire, agrémenté de la petite gommette fluo qu’on lui a collée à l’entrée pour s’assurer qu’aucune photo ne dévoilera les dessous de la soirée, « ce qui se passe à Berlin reste à Berlin ». 4 heures, ça pourrait faire peur. On pourrait se dire que la soirée est bientôt terminée. Heureusement, cette ville n’est pas soumise aux mêmes règles spatio-temporelles. Ici, les heures ne sont pas une question de temps qui passe, mais de rythme : on enchaîne. « Quoi ? »
Une boîte de nuit, c’est comme la vie. Il faut parler fort pour se faire entendre. Alors placez-vous tout près de votre interlocuteur et n’hésitez pas à articuler, même si ce n’est pas forcément facile quand on a la mâchoire qui maille à cause des amphets.
« QU’EST-CE QUE JE VIENS DE DIRE, VICTOIRE ? »
Les sons sortent déformés des bouches. Ils sortent lumineux et colorés. Ils forment des contours et des ombres. Victoire aime bien regarder les sons. Ça change de les écouter.
« T’AS DIT DE PRENDRE LA DEUXIÈME. – LA DEUXIÈME QUOI ? »
Bon, Lili est encore défoncée par la première exta. Elle est très sensible au matos, une lui suffit pour que la soirée dure jusqu’au bout de la nuit. Pour lui rafraîchir la mémoire, Victoire lui prend la main et la lui met sous le nez avec son sachet de pilules dans la paume. En les voyant, Lili reprend ses esprits. Ah oui. Elle se souvient maintenant. Se dessine sur ses lèvres un sourire excité d’enfant pas trop sage.
« T’ES CHAUDE ? – QUAND EST-CE QUE JE T’AI DÉJÀ DIT NON ? »
Lili se marre. C’est vrai ça. Victoire est toujours partante, c’est même un running gag dans la bande : Victoire ne dit jamais non. Lili the Cat lui tend une pilule, rose, mignonne, girly, précieuse amie des jours et des nuits. Ces extas sont bonnes parce qu’elles vous soulèvent très haut, parce qu’elles vous portent très gentiment dans le creux de la vague et continuent de vous submerger par rouleaux successifs qui amènent avec eux leur dose de sueur et de bien-être. Pas de temps à perdre. Lili se balance la pile dans le gosier, Victoire fait pareil avec une gorgée de Club-Mate, emballé c’est pesé, la soirée peut continuer.
En attendant que ça monte, on danse. La musique frappe, enroule, contraint, caresse, remplit. La musique vous guide, mais elle réclame toute votre attention. La musique est une amante exigeante. Pas d’étoile de mer qui tienne. Il faut se laisser faire tout en étant là. Être là. Être ici. Maintenant. C’est important. On n’est jamais autant présent qu’avec un « petit truc » dans l’organisme. On est soi-même, enfin. Libéré de sa carapace. On a attendu ça toute sa vie. On danse, on chaloupe, on se tortille, on zyeute les beaux gosses et les belles zouz, on se dit que décidément, on a notre place ici, et on se demande ce qu’ils peuvent bien faire les autres, ceux qui ne vont pas en boîte pour passer le temps. Les minutes passent. 1, 2, 10, 20 ? La montre raconte qu’il est 4 heures 30, mais ça ne veut rien dire. On danse, et pourtant, rien ne se passe. Ça devrait monter. Ça aurait dû monter. Bon. Pas de panique. Le truc prend juste un peu de temps à taper dans les neurotransmetteurs. Ça arrive. Victoire cherche Lili et l’interroge du regard : « T’es montée ? » Elles se préviennent toujours quand elles sont montées. 10 ans qu’elles sont amies. Rencontre au lycée entre deux cours à périr d’ennui, premières soirées au Gordon’s-jus de pamplemousse, les pétards qui vous explosent la tronche dans des parcs au coucher du soleil et ces crises de rire monumentales qui font venir les larmes et vous coupent le souffle au point qu’on a peur d’en mourir. Pisser ivres derrière des voitures, négocier avec les flics pour ne pas se choper d’amende, regarder Skins en se demandant ce que les personnages ont de plus que vous et déclamer dans la nuit des poèmes de Bukowski – there is a light somewhere / it may not be much light but / it beats the darkness –, tout ça est un feu qui forge des amitiés solides. La mère de Victoire n’aime pas beaucoup Lili. Elle pense que c’est à cause d’elle que sa fille a commencé à fumer des joints et qu’elle a failli rater son bac, comme si Victoire avait besoin de qui que ce soit pour se mettre dans la merde. Victoire se demande parfois si la mère de Lili pense la même chose d’elle. Elle observe sa meilleure amie. Un chat. Lili ondule, danse en remuant ses mains et ses bras comme si elle lançait des sortilèges, ça pue la dopamine. Lili remarque les yeux de Victoire sur elle, alors elle sourit et s’approche. « Je suis la reine du pays des glaces. »
Victoire se fige. La voix de Lili résonne dans son tympan. C’est une voix qui étouffe les sons, comme si elle lui parvenait d’une grotte secrète et lointaine. Plus rien d’autre n’existe que cette voix. Je suis la reine du pays des glaces. Victoire sourit à son tour, elle a sa réponse, Lili est montée. Mais elle, elle ne sent toujours rien. Ou plutôt si. Elle sent des trucs qu’elle ne devrait pas sentir, voit des choses qu’elle ne devrait pas remarquer. Cette fille qui titube au milieu des danseurs indifférents, ce mec qui se défroque pour se faire tailler une pipe dans un coin. Tout devient plus saccadé et plus net. Des individus surgissent et brisent l’harmonie du groupe. Victoire doit se rendre à l’évidence : non seulement elle ne monte pas, mais elle serait même plutôt en train de redescendre. Elle ne se laissera pas faire. Pas de ça dans son trip. La lucidité ne viendra pas tout gâcher, il est trop tôt, on vient à peine de commencer. Elle aussi, dans la chaleur de l’été berlinois, veut rejoindre le pays des glaces.
Victoire sait ce qu’elle a à faire. Pas la peine de reprendre un taz, le matos est bien. Juste, parfois, la substance a besoin d’un petit coup pied au cul, un verre d’alcool ou un trait de k pour libérer la sérotonine, la faire pénétrer dans le sang, dans le cerveau, l’organisme ou que sais-je encore. Le mieux, ce serait de fumer un joint avant de perdre le flow. Petit tips pour les apprentis de la night : les zders aident à monter plus vite et plus fort. C’est une question de chimie. Too fast, too deep. Victoire fouille dans son sac, au fond de ses poches, mais elle a beau tout retourner, elle ne trouve aucune trace de beuh. Elle a teufé tout l’été et elle n’a plus rien à fumer pour la saison nouvelle. Elle s’en veut d’avoir cédé à cette erreur de débutant. Toujours avoir de la weed prête à l’emploi. Prévoir, s’organiser, réunir son petit matériel dans une trousse, doser, répartir, alterner. Victoire à la défonce méthodique. Elle aime contrôler, avoir la main. Il n’y a pas de secret, l’improvisation ne mène nulle part et encore moins au sommet de la montagne, dans le creux de la vague ou au cœur du magma bouillonnant de la Terre – celle qu’on nomme la « drogue de l’amour » est en réalité la « drogue des métaphores ». On a beau avoir obtenu son master en teuf, on n’est jamais à l’abri. Et c’est peut-être justement ça qui est beau : continuer d’apprendre. Bon. Pas le temps de niaiser. Il s’agit d’être efficace. On a vite fait de laisser pourrir une bonne soirée parce qu’on n’arrive pas à se mettre dedans. Enfiler le scaphandre et plonger dans la fosse. Victoire laisse Lili à son trip et s’avance seule au milieu des corps.
Elle transperce la foule. Densité maximale. On frôle, on touche, on tamponne. À mesure qu’on devient net, les corps qu’on ne sentait plus se font lourds. On commence à manquer d’oxygène. Ce n’est pas un environnement fait pour la sobriété. C’est comme vouloir aller dans l’espace sans combinaison à usage extravéhiculaire : une idée de merde. Heureusement, Victoire repère ce type qui lui a filé un gros cône il y a deux jours. Il n’est visiblement pas rentré chez lui depuis 30 heures, 50 000 pas, 48 kilomètres de teuf. Mais peut-être lui reste-t-il quelque chose ? Le type la reconnaît tout de suite. Ils s’étreignent longtemps, parce que c’est aussi pour ça qu’on est là : se sentir aimé. Ils se hument, se sentent, se touchent, apprécient la douceur inconcevable de leurs tee-shirts en coton délicatement imbibés de sueur. C’est bon le coton. C’est simple et léger, c’est naturel. Le tissu qu’on porte en soirée doit être inversement proportionnel à ce qu’on prend pour se défoncer. « Here’s for you. »
Le mec au doux tee-shirt bleu pâle lui fourgue un pacson avec deux belles têtes bien compactes. Victoire y plonge son nez, un beau bouquet, une belle année, et décoche au type un sourire épris de reconnaissance. Tee-shirt-Bleu lui pose la main sur l’épaule et son geste est enveloppant comme un voile de soie.
« Be careful, it’s good stuff. – Don’t worry about me, man. – It’s weed from California. You know, strong, legal stuff. – I’ll be fine. – Enjoy. »
Strong stuff et puis quoi encore. Tu m’as prise pour qui California boy. Allez allez vite vite. La musique est bien, là. Ce serait bien de se prendre une grosse montée pour en profiter pleinement. Tee-shirt-Bleu s’éloigne en flottant. Victoire cherche des feuilles dans sa pochette. Merde. Oh là là, décidément. Là encore, elle est en rade. Elle doit se lancer dans une nouvelle expédition. C’est d’autant plus périlleux que le sol tangue dangereusement sous ses pieds. Serait-elle en train de monter ? Peu importe, c’est trop tard maintenant, on a dit qu’on roulait, il faut rouler. L’air se raréfie, l’atmosphère se colore doucement de pastels et de lumières. Victoire touche les corps sans se fatiguer à les éviter, les gens se laissent faire, on a l’habitude du contact ici, on est là pour ça, un peu de chaleur humaine. Elle se faufile, elle trace sa route, elle est le David Livingstone de la techno, elle remonte la rivière Botletle en cette année 1849, défriche et taille à la machette les grandes lianes des forêts angolaises, avant de tomber sur les chutes du Zambèze, glorieuses et grondantes comme un bon gros son de deep house. Ce manège dure des heures, des mois, des années, tout ça c’est pareil, ça n’existe plus, peut-être même que ça n’a jamais existé.
« Do you have paper ? »
Victoire tente sa chance. Elle n’est pas sûre que ça se dise bien paper. On ne leur a pas appris à dire des choses utiles en cours d’anglais, seulement à demander des horaires de bus ou à parler de leurs animaux de compagnie. Elle désigne son pacs en articulant bien, « pay-peur », pour qu’on puisse lire sur ses lèvres. Comme on ne la comprend toujours pas, elle frotte ses pouces contre ses doigts pour signifier qu’elle veut rouler et porte le joint imaginaire à sa bouche. Et ça marche ! Une fille, yeux noirs, cheveux blancs et rasés, de ces beautés qui prennent tout leur sens à 4 heures du mat sur un dancefloor collant de l’est berlinois, accepte de la dépanner. Victoire sourit. Elle n’est rien de moins que la Charles-Michel de L’Épée des foncedés, fondatrice du langage des sourds pour tympans explosés par le beat. Cheveux-Blancs porte la main à son cœur, comme pour un serment, mais la main va plus loin, dans le soutif, là où les nanas rangent leur fourbi quand elles sortent en boîte de nuit. Victoire suit ses gestes au ralenti, la main entre et ressort du décolleté, chorégraphie délicate et minimale, la main entre et ressort avec une feuille pliée en quatre. Elle la glisse derrière l’oreille de Victoire. Une feuille pliée en quatre, c’est une feuille de secours, une feuille pour les coups durs, pour les fins de nuit. Victoire est touchée. Cheveux-Blancs et ce même sourire solaire, épris, que Tee-shirt-Bleu.
« How would you call me ? – What ? – WHAT NICKNAME WOULD YOU GIVE ME ? You’re White Hair. Who am I ? »
La fille la regarde, la dévisage, l’analyse : elle a compris.
« Blue Dream, that’s who you are. That’s how I’d call you. See you around, Blue Dream. – See you, Cheveux-Blancs. And thank you. You’re a beautiful person. And a very old soul. »
Voilà un compliment qui fait toujours plaisir quand vos pupilles ont atteint un certain diamètre. Peu importe que vous y croyiez ou pas. En tout cas, ça y est. Victoire a de la beuh, une feuille, il lui reste un peu de tabac, elle fait un carton avec un ticket de métro, Einzelfahrausweis, un aller simple sans retour, vers l’infini et au-delà. Elle est parée. Elle prend le pacs, plonge deux doigts pour en sortir une tête. Elle prélève un peu de matière, range le reste dans sa poche. Elle cligne des yeux sur le petit tas d’herbe qu’elle doit effriter dans sa paume. Elle ne fait pas attention aux gens qui l’entourent et les gens qui l’entourent ne font pas attention à elle. Ils forment un tout. Soudain, Victoire s’aperçoit que son regard a la faculté de zoomer et de dézoomer sur un point fixe. C’est aussi ça qui est agréable avec la défonce, l’acquisition de nouveaux superpouvoirs. Zoomer, dézoomer. Une activité étrangement apaisante. On zoome, on dézoome. En macro, la beuh dévoile ses filaments gras, les gouttes de pollen vert pâle, ses trichomes violets, orange, bleutés. De toute beauté. Hop, elle dézoome, elle retrouve sa main, les pieds des gens qui passent à côté d’elle, les lumières qui orientent les danseurs. Et hop, elle zoome à nouveau, tout un univers de lichen, de corail, de forêt, de…
« Girl, you’re high. »
Victoire regarde le mec qui vient de lui lancer cette phrase, c’est le genre de trucs qui ne se disent pas. Sûrement un débutant qui met les pieds à Berlin pour la première fois, le genre qui danse en s’époussetant les épaules ou en soulevant des haltères et qui a besoin de eye contact permanent avec sa bande de potes tout en montrant du doigt la fille qu’il aimerait se taper. Ces types ne sont pas courants en soirées techno, c’est pour ça que Victoire aime tellement s’y rendre. Elle ne s’y est jamais pris de main au cul, jamais de remarques sur son physique. Et tout comme on ne met pas de main au cul, on ne fait pas remarquer non plus aux gens qu’ils sont high. Ça ne se fait pas, c’est mal élevé, it’s just rude. Et puis vous imaginez si on disait ça à tout le monde ? On n’en finirait plus de commenter. I’m high, you’re high, we’re high, sans blague ! Mais oui, effectivement, Victoire est bien high. En français, on dirait plutôt qu’elle est loin, ou à l’ouest, le français implique une notion d’horizontalité alors que l’anglais est éminemment vertical, high, deep, in Berlin don’t go too fast, too deep, l’anglais dresse une échelle invisible pour la pensée tandis que le français vous étale comme de la confiture sur une surface plane. Mais comment sait-on si on est allé trop loin, si on est parti trop à l’ouest ? Comment savoir ? Existe-t-il des douanes du trip, des cercles arctiques, des méridiens, des pôles, des axes, des hémisphères ? Quelle est la latitude de la défonce ? Comment se situer dans la géosphère de la soirée ? C’est simple : on zoome, on dézoome. Victoire a besoin de plusieurs mises au point, l’herbe colle à ses doigts comme les semelles de ses chaussures, comme des yeux sous des paupières lourdes, comme de la bière séchée, comme ce mec que vous n’aimez pas mais qui passe son temps à vous appeler. Rouler un joint, c’est comme faire du vélo, c’est comme manger une madeleine trempée dans de la tisane, ça ne s’oublie pas. Elle l’allume, tire une bouffée. La fumette sur les entactogènes lui fait l’effet d’une grosse claque. Son cerveau est absorbé puis recraché, sa conscience monte et descend comme une marée. Plus rien d’autre n’existe que le maintenant et le ici, le « je » s’est éparpillé en une myriade de galaxies et elle se laisse un moment entraîner par la musique qui vire en électro précise, parfaite. Un rythme constant. De gros synthés à la texture métallique et tranchante. Une ligne de basse lourde et saturée. Quelque chose d’énergique et de brut. Pas de fioriture. Les seuls moments où Victoire s’intéresse à la pureté, c’est pour la techno et la qualité de la cocaïne. Elle est revêtue de cette armure invisible qui la protège de tout type de souffrance. Et puis elle danse. Elle danse comme une déesse et ses mouvements sont coordonnés avec les platines du DJ. Elle se sent fondue, dévastée, anéantie dans un gouffre de bien-être.
C’est là qu’elle remarque un grand type blond, vêtu d’une chemise hawaïenne qui se balance d’une jambe sur l’autre au milieu de la piste avec un très léger mouvement du bassin, sans variation, l’air blasé. Elle le reconnaît tout de suite. Elle ne sait plus son nom, seulement que son père est mort l’année dernière et que, depuis, tout a changé pour lui. Il le lui a raconté la veille dans un anglais approximatif, assis sur un coussin à même le sol dans la cour du Kater Blau avec vue sur la Spree. A-t-il déjà tout oublié ? Victoire l’a écouté, attentive, impliquée, avec une présence absolue et viscérale. C’est un des effets de la drogue qu’elle préfère : être une oreille parfaite pour les autres qui se livrent comme s’il n’y avait plus de barrière. Quand ce sont des inconnus, c’est encore mieux. Elle n’aime rien tant que de parfaits étrangers lui confient, la pupille dilatée et la bouche pâteuse, de sombres souvenirs d’enfance sans attendre de réponse, comme s’ils ne les adressaient en réalité qu’à eux-mêmes. Elle va toujours dans leur sens et ne leur dit que ce qu’ils veulent entendre. Les gens ne sont pas là pour mieux se connaître, mais pour qu’on les aide à oublier. La fête, c’est un grand parc d’attractions de l’oubli. Comme on est pareils, on s’entraide. On est tous amis, tous frères et sœurs. Il n’y a qu’en soirée que cela arrive, avoir une relation aussi intime avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, ce qui est la preuve que les soirées n’aident pas à vivre, mais qu’elles sont la vie même et que c’est le reste qui est une illusion. Solidarité, complicité. La techno abolit tout, soigne et libère. Mais c’est toujours à sens unique, car Victoire, elle, n’a pas besoin de se confier. Elle ne le fait jamais, même complètement bourrée ou défoncée, même avec des gens dont elle sait qu’elle a peu de chances de les revoir. Elle ne parvient pas à plonger en elle comme les autres semblent pouvoir le faire. Alors plutôt que parler, elle écoute.
Bon. Ça commence à taper sérieusement. Un peu trop. Il est temps de se trouver une distraction. Heureusement, Victoire aperçoit Lili assise sur un fauteuil entre un mec et une fille. Tous les trois se roulent de grosses pelles et leurs langues brillent sous la lumière décomposée des leds vacillants. Il y a quelques mois, Lili a quitté son mec affectueux et mièvre surnommé Mehdi-le-Collant sous prétexte qu’elle « voulait plus » sans que Victoire comprenne exactement ce qu’elle entendait par là. Depuis, Lili se tape régulièrement un homme plus vieux, détaché et mal élevé, qui passe son temps à lui faire des faux plans, mais à qui elle est accro – est-ce que c’est ce qu’elle voulait ? Plus de souffrance ? Plus de passion ? –, ce qui ne l’empêche pas de galocher à peu près tout ce qui bouge. Victoire ne la juge pas, jamais. Ça fait partie de leur code. Elle se contente de lui dire « fais attention à toi », ce qui n’est pas tant un conseil qu’une manière de la remercier de lui avoir tenu les cheveux toutes ces fois où elle a vomi devant elle et d’avoir distrait le vigile du centre commercial pendant qu’elle bourrait son sac de vernis à ongles ou de lunettes de soleil de pacotille. Une seule fois, elles se sont embrassées toutes les deux. C’était bizarre, incestueux et hors du temps. Elles n’ont plus jamais recommencé. Victoire s’approche du trio et vient toucher doucement le bras de Lili. Lili sort sa langue de la bouche des deux autres et la regarde en souriant.
« T’as vu Bruno ? »
Bruno est comme Lili. Un pote à 200 %. De toutes les conneries et de toutes les virées. Pas de « non ce soir je sors pas, je dois me lever tôt » qui tienne. Victoire vient de le présenter à Lili. Ils ont tout de suite accroché. Victoire en était sûre. Elle pense qu’ils iraient bien ensemble, mais ça ne prend pas, sans doute une incompatibilité sexuelle. « Alors, tu l’as vu ? »
Lili secoue lentement la tête et se remet à rouler des pelles. Victoire reste là, québlo pendant un certain temps à se demander ce qu’elle va bien pouvoir faire d’elle-même, prenant peu à peu conscience qu’elle ne pense pas vraiment, que les pensées s’expriment toutes seules en longs flots continus, indépendamment de sa volonté. Elle ne sait pas trop ce que ça implique, de ne plus rien contrôler, elle ne se souvient plus de comment ça se passe quand on n’est pas défoncé, ça doit être un peu comme respirer, non, on ne réfléchit pas au fait qu’il faut respirer, on ne se dit pas toutes les 4 secondes « allez, respire maintenant », et puis à nouveau « respire maintenant », on ne se dit pas qu’il y a 2 400 kilomètres de voies aériennes à remplir d’air, on se dit « tiens je dois faire ça aujourd’hui » ou « il faut racheter de la lessive », mais on ne se dit pas « respire » et « maintiens la température de ton corps à 37 degrés » et « produis de la sueur » et « digère », les pensées c’est la même chose, ça ne se contrôle pas, ça va tout seul, elles vont et viennent et on ne doit pas s’en inquiéter. Pour s’aider à passer le cap, il faut se raccrocher à la musique, son tourbillon, sa boîte rythmique, rien de tel pour chasser des têtes les mots parasites. Mais le son traverse justement une phase un peu trop brutale, de la grosse techno froide comme un jour de janvier à Berlin-Est, machines maltraitées et danse mécanique. Victoire se demande ce que ses grands-parents de 80 ans penseraient s’ils la voyaient comme ça, la bouche pendante et les pupilles dilatées au milieu des leds sur des bruits robotiques crachés à 105 décibels. Ils trouveraient sûrement ça monstrueux. Elle se demande si elle se sentira elle aussi pleine de perplexité devant ce que ses petits-enfants écouteront dans 60 ans. Sûrement. Elle ne voit pas pourquoi elle y échapperait. Peut-être trouveront-ils un point d’accroche sur d’autres sons. Après tout, elle écoute bien Louis Armstrong de temps à autre. Même Beethoven quand ça lui prend. Présentement, elle se passerait bien la symphonie Pastorale pour se calmer.
Autre solution : s’hydrater. Oui, voilà ce qu’elle va faire. Boire de l’eau. C’est important. Continuer à faire tourner la machine. Une fois, à Prague, elle a dû appeler les urgences parce que Lili n’avait pas bu d’eau pendant 12 heures et ça leur avait bien niqué la soirée. Elle aurait dû y penser plus tôt. Erreur de débutante, elle les enchaîne, c’est qu’on est lundi, elle n’est plus aussi efficace qu’au début du week-end. Se diriger vers le bar, bouteille d’eau décapsulée posée sur le comptoir, boire d’une traite. Et puis tout d’un coup se dire merde, s’il y avait du GHB là-dedans ? Oh non. Panique. L’eau remue à l’intérieur de Victoire comme si elle voulait ressortir. Le GHB, elle a testé une ou deux fois. Sur le moment, c’est génial, mais il faut à tout prix se faire surveiller par des potes à peu près sobres, autant dire peine perdue, parce qu’on a vite fait de commettre des excès, rentrer avec n’importe qui, n’importe où, n’importe comment, autant d’actions qui seront suivies irrémédiablement d’un black-out le lendemain et d’une longue journée dans l’abîme, bref, pas cool. Victoire raisonne, quand même, on est à Berlin, qui laisserait traîner du bon GHB sans surveillance ? Mais l’idée est bien présente, c’est dur à décoller du cerveau une idée, ça prend le dessus, ça envahit, c’est du lierre pour la tête. Tout s’obscurcit. Le but est alors de ne pas se laisser happer par la tristesse qui vous envahit à la vue de tous ces êtres qui désormais semblent étourdis et perdus, ni là pour les rencontres, ni là pour la danse, pour la musique, pour la fête, ni même pour la drogue, simplement là pour ne plus exister. La lumière n’est plus rose et bleue, mais verte et crue comme dans un aquarium. La musique n’est rien d’autre que du bruit. On n’est plus dans un endroit magique, hors du temps et du monde, mais dans un grand sas de décompression pour individus en mal de vivre. En soirée, ça s’appelle faire un bad. Le principe de la vie, c’est que tout passe. Tout passe, sauf le bad. Un bad, c’est comme être fou ou mourant : c’est pour toujours. On a l’impression qu’on n’en sortira jamais. Heureusement, Victoire a quelques techniques. Voilà sa préférée : s’imaginer une immense vague qui la submerge et à laquelle elle ne peut pas résister. À vouloir la combattre, on a vite fait de se noyer. En revanche, on peut plonger juste avant de se la prendre dans la gueule et de se faire trimballer par les rouleaux jusqu’à la plage. La vague se rapproche, plonger dessous, ressortir, replonger, etc. Victoire y arrive bien. Peu à peu, son esprit s’apaise. La puissance évocatrice des images fonctionne sur elle. Certains de ses amis ne parviennent tout simplement pas à sortir de leurs sombres pensées, et c’est là que Berlin devient too fast, too deep, quand on perd le contrôle. Alors Victoire en est persuadée, tout est une question d’équilibre. Preuve que la défonce n’a rien d’un truc de gens paumés. Ça demande une assurance à toute épreuve. Les personnes insécures ou à fleur de peau regretteront de ne pas avoir passé la soirée devant un film en compagnie d’un bol de thé. Il n’y a pas plus déterminé et sûr de soi que le shlagos. Victoire, elle, ne se force pas. Si elle ne le sent pas, elle préfère ne pas sortir, mais mater une série et prévoir une promenade pour le lendemain, aller au Pergamon Museum, passer devant les gardiens de la porte d’Ishtar, sous le bleu vibrant des mosaïques, ce bleu vitaminé et nourrissant qui tonifie le regard. Elle ne se sent pas exister juste parce qu’elle sort, contrairement à beaucoup de gens à Berlin. Voilà la garantie de ne jamais aller too fast, too deep.
Et puis, quand la vague a fait son taf, on danse. On se laisse transporter. Imprégner par le son comme une éponge plongée dans un grand bain. Oui, voilà, une éponge gorgée, incapable d’absorber tout ce liquide et qui ne fait plus que flotter à la surface de l’eau, impuissante, en suspension. Ouf. Ça y est. La crise est passée. La joie nous envahit, la salle se colore à nouveau. On souffle un grand coup parce qu’on n’en revient pas comme c’est fort et bon. On ferme les yeux, on se pince un peu pour s’assurer que tout ça est bien réel, mais oui, c’est vrai et on ne se lasse pas de s’en étonner. Comme la vie est simple. Comme danser est simple ! Danser n’est plus un problème. Danser est aussi naturel que respirer. D’ailleurs, Victoire est faite pour danser. Chacun de ses membres s’adapte à une des pistes du morceau : ses jambes pour la batterie, ses bras pour la mélodie, son buste pour la ligne de basse. Le tout est harmonieux, gracieux, impliqué, savamment dosé. Ses mains s’agitent en l’air au rythme des effets, des reverbs et des phasers, elles ondulent, tournoient, tour à tour s’éloignent et se rapprochent de son visage laissant sur leur passage de grandes traînées de poudre lumineuse. On alterne entre yeux clos qui permettent d’accéder à ce grand espace intérieur dans lequel on plonge sans modération, et yeux grands ouverts sur les autres danseurs à qui on pique des mouvements pour les adapter à son propre tempo, même si au fond, personne ne danse aussi bien que soi.
Victoire regarde sa montre. 5 heures 30. Il est temps de faire un tour aux toilettes. Se remobiliser, s’orienter, à nouveau franchir la jungle des corps, tracer sa route, David Livingstone. Se passer de l’eau sur le visage, essuyer la sueur, compter jusqu’à 10, jusqu’ici tout va bien. Victoire aime bien les toilettes. C’est convivial, on y rencontre toujours des gens marrants. Rien que l’autre jour, elle a vu un mec parler tout seul au lavabo, les yeux prêts à lui sortir des orbites pour vivre leur propre vie. Il parlait allemand et elle n’a pas tout compris, mais il s’adressait visiblement à la Vierge Marie et elle s’est dit qu’il valait mieux ne pas interrompre un tel échange, après tout, on ne sait jamais. On rentre à plusieurs dans les cabines, garçons et filles, pour se faire des traits de coke ou de kétamine ensemble. On pourrait prendre de la drogue au milieu du dancefloor, mais ça ne se fait pas trop, même dans une fête où tout le monde se drogue. Ce n’est pas parce qu’on chie tous qu’on doit le faire au milieu de la pièce, non ? Dans n’importe quelle soirée va donc se créer un endroit clos, à la capacité réduite, à la lumière tamisée, où l’on se réunit à cinq ou six, plus c’est déjà trop, il n’y a plus la même proximité, la même intimité, le même sentiment d’être entre soi. Le savoir-vivre dans la défonce, c’est ce qui fait qu’on n’est pas complètement dedans, qu’on n’est pas lâché dans la misère comme les crackheads qui fument en pleine rue et vous proposent de vous sucer la bite pour 5 euros. « On a des manières, nous. » Donc, les toilettes, c’est bien. L’inconvénient, c’est qu’il y a toujours des queues de malade et qu’on attend des plombes, le temps que tous les groupes se fassent leur petite affaire dans le pif ou baisent en se murmurant des secrets dans toutes les langues du monde. Alors Victoire attend. Derrière elle, un garçon et deux filles se parlent en arabe. Victoire est fascinée, c’est rare, elle leur demande d’où ils viennent. Ce sont trois Tunisiens qui font des études d’ingénieur à Berlin. Sûrement des Tunisiens de la haute qui doivent rentrer l’été dans le palais familial avec leurs serviteurs des campagnes. À Berlin, ils se sentent probablement plus libres, libres de se droguer et de s’habiller comme ils veulent, d’embrasser qui vous voulez. Tout le monde a ses raisons de venir à Berlin. Tel un ami sincère, Berlin ne juge personne. Les Tunisiens sont sympas. Victoire reste un moment avec eux et quand leur tour arrive, ils lui proposent de les accompagner dans la cabine. Ils s’enferment à quatre, une des filles sort de sa banane une petite boîte de poudre blanche, « c’est de la coke », Victoire accepte. Aussitôt, elle regrette parce que ça va lui couper son trip, son précieux trip qu’elle a eu tellement de mal à enclencher, mais comment dire non à de la drogue offerte si gentiment ? Ce serait comme refuser à votre grand-mère de vous resservir du gratin. Victoire ne peut s’empêcher de leur dire qu’elle ne voit jamais d’Arabes en soirée. Ils lui sourient. Ils sont sympas. Ils ne lui disent pas qu’elle n’est pas obligée de les recenser. Ils sont indulgents. « À bientôt, chérie. » Ils sortent des chiottes.
Comme elle a besoin de pisser, Victoire reste seule dans le cube métallique. Elle appréhende. La dernière fois, elle est restée pendant 4 heures la vessie pleine sans pouvoir évacuer – c’est l’inconvénient des amphets. Elle s’assoit directement sur la cuvette. C’est quelque chose qu’elle ne fait pas en temps normal, sa chair en contact direct avec ce mobilier suspect, elle se met en squat ou alors elle dispose du PQ sur la lunette. Mais on n’est pas « en temps normal ». On ne pense plus aux mycoses quand on entend des gens baiser sans protection dans la cabine d’à côté. Victoire respire. Ça ne vient pas. Elle s’est dit que ça allait bloquer, et maintenant ça bloque. Et si c’était ça, son problème dans la vie ? Elle se met des barrières et du coup, ça ne décolle pas. Elle reste assise, elle ne bouge pas, pour tromper sa vessie et lui faire croire que tout va bien. Le temps passe comme ça un moment, mais finalement, ce n’est pas plus mal, ça fait du temps pour soi, du temps solo sur la cuvette des chiottes, sans personne pour tambouriner à la porte, parce que tout le monde est comme vous ici, personne ne sait si ça fait 10 secondes, 10 minutes ou 1 heure. La musique lui parvient toujours. Elle n’est pas déconnectée de ce qu’il se passe et elle a tout le loisir de lire les phrases taguées sur la porte. Elle remarque surtout celle-ci, écrite avec un gros marqueur noir : Cogito ergo sum. Victoire sourit. Ça lui rappelle ses cours de terminale. Elle se répète cette phrase, la fait tourner dans sa tête, ça lui fait du bien et peu à peu, sa vessie se relâche. Elle se demande ce qu’aurait dit Descartes s’il avait su que 360 ans après sa mort, il permettrait à une jeune femme en plein trip de s’éviter une cystite. Comme quoi les études servent à quelque chose. Elle vient de finir les siennes. Un master d’histoire dont il sera difficile de tirer quelque chose. Ni désastreux ni vraiment brillant. Noyée dans la masse. En attendant, elle vit de petits boulots et de l’aide de ses parents qui lui ont fait savoir que ça ne pourrait pas durer comme ça éternellement. Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Avant de penser, il faut danser.
Victoire retourne sur la piste, mais elle est obligée de l’admettre, la coke des Tunisiens l’a bel et bien freinée dans son élan. Lili est quelque part avec les autres extas, Bruno est encore ailleurs. Elle retombera sur eux à un moment ou à un autre. Elle flotte un peu, se sent perdue. Que faire ? Et puis soudain, elle a une idée. Elle sort de sa poche arrière un sachet de k. Il était là depuis tout ce temps, comment a-t-elle pu l’oublier ? Avec la clef du Airbnb dont elle a la charge, elle prélève un peu de poudre blanche, presque translucide, dose, sniffe, rejette la tête en arrière. La k, c’est encore un autre délire. On se détache peu à peu de soi et de son environnement. Le temps se tord et se distend. Les gestes ralentissent. Les choses changent de forme. Les individus semblent parcourus de courants électriques verts, jaunes, bleus. Victoire est un léger nuage au-dessus d’un lac de montagne. La musique emplit ses veines et circule en direction de ses artères. Son corps, lui, semble énorme et engourdi. Elle remonte le fleuve sans courant ni pagaie.
Et puis ça y est. La musique s’arrête. Les lumières se rallument. Il est 9 heures. À chaque fois, on se dit « déjà ». Le jour est une trahison à laquelle on ne s’attend jamais. On a dansé pendant 10, 15, 20 heures, et maintenant le monde va redevenir vaste et vide. On ne veut pas songer à la morne continuité du temps après ce passage au travers du feu et du magma. On quitte la soirée. Les pieds collent au sol. On se retrouve devant la boîte avec tous les autres guenilleux de la night. On se sourit vaguement, un peu gêné, comme le matin au réveil avec son coup de la veille. On cligne des yeux. On met ses lunettes de soleil. On se tâte à aller en after ou à s’acheter un döner. Finalement on opte pour des beignets, un McDo, ou tout autre mets gras et chaud pour compenser les calories brûlées, se donner la sensation d’être nourri et rassasié. On prend le S-Bahn pour rentrer, on a l’impression que le métro berlinois circule dans le mauvais sens, ce qui en dit long. Dans le métro, on se marre, on débriefe, ou on prend un peu de temps pour soi. Sur les sièges recouverts de moquette grise, on ferme les yeux, on écoute de la musique dans ses écouteurs. Victoire pose sa tête contre la vitre. Elle observe par la fenêtre les contours de la ville et son cœur s’emplit d’amour pour elle, pour sa patience, pour sa légèreté. Comme elle se sent bien à Berlin. Tellement bien qu’elle aimerait que ce sentiment dure toujours, que la ville ne change pas, que les prix n’augmentent plus, que la gentrification cesse sur-le-champ, stopper les hordes d’étudiants qui débarquent chaque vendredi au Berghain ou au Tresor directement depuis l’aéroport pour une défonce de 48 heures. Berlin. Ce que Victoire apprécie ici, c’est que la plupart des gens ne semblent pas être là dans l’idée d’accomplir un destin particulier. Ils sont simplement là. Ils font du vélo, se promènent dans les parcs, chinent dans les brocantes, vont en soirée, sortent dans des bars, mangent une glace le long des canaux, boivent des bières à Tempelhof ou karaokètent à Mauerpark. Ils profitent de la vie et de l’oisiveté que leur offre cette ville si peu chère, si accessible, où un petit job à mi-temps suffit à combler tous les plaisirs de la jeunesse alternative, le cinéma, les expos, les bouquins, les sorties, la défonce. Victoire aime Berlin parce qu’elle ne l’oblige pas à se projeter dans l’avenir, parce qu’elle y trouve sa place mieux que partout ailleurs. Il y a bien des wannabes à Berlin, mais seuls les plus motivés, les plus acharnés parviendront à quelque chose. Les autres resteront serveurs ou s’occuperont du vestiaire d’une boîte de nuit, oubliant leur but premier – en général devenir artiste – pour se perdre dans les volutes d’une existence sans angoisse ni questionnement. Que demander de plus ? Un ex lui reprochait sans arrêt de ne pas être ambitieuse et de ne pas avoir assez « faim », d’ailleurs c’est lui qui l’a larguée, sans doute à cause de ça. Pourtant, ce n’est pas comme ça que se définirait Victoire. Elle n’arrive simplement pas à interroger ses désirs. Sa mère raconte souvent qu’à Noël, quand elle était enfant, on ne savait pas quoi lui offrir, que c’est comme si elle ne voulait rien. Or Berlin est justement là pour les individus peu désirants, c’est ce que les ambitieux peinent à comprendre. Berlin s’accorde parfaitement à ceux dont le kiff est de se laisser aller dans la vie. Voilà, se laisser aller, riche ou pauvre, éduqué ou ignorant, original ou conventionnel, froid ou lascif, tous les contraires se juxtaposent sans affrontement ni querelle, chacun trouve sa place sur les quelque 900 km de cette ville qui n’a finalement pas tant à offrir si ce n’est la perspective de vivre sans demander la permission. Pour peu qu’on n’attende pas grand-chose, pour peu qu’on soit chill, suprême valeur des années 2010. Ne pas s’en faire. Ne pas s’ébrouer. Simplement kiffer. Berlin kann man nich beschreiben. Berlin kann man nur erleben, comme elle l’a lu sur la porte des toilettes d’un bar qu’elle aime bien. « Berlin ça ne s’explique pas, Berlin ça se vit. » Victoire aime Berlin parce qu’elle en attend peu, aussi peu que Berlin attend d’elle. Elle aime ce deal de relation non contraignante qui satisfait sans jamais faire souffrir. L’amour parfait en somme.
Son esprit traverse la paroi de verre. Il survole les rues, rentre par les fenêtres, dans les appartements, dans les cafés, dans les supermarchés, dans les Spätis ouverts 24/24. Elle s’imagine vivre ici. Se trouver un appart en colocation à Neukölln ou à Friedrichshain ou à Prenzlauer Berg ou à Mitte, 300 euros pour une chambre spacieuse, charges, électricité, wifi, et une cuisine partagée avec des gens du monde entier. Une vie lente et douce à 500 euros par mois. Une vie où elle se laisserait totalement aller. Elle se trouverait un job de serveuse à mi-temps. Elle n’aurait pas besoin de plus. Personne ne lui demanderait « qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? » et « c’est quoi ton rêve au fond ? » et « où tu te vois dans 5 ans ? ». Elle flânerait dans les rues. Elle regarderait les passants. Elle boirait des bières dans de grands parcs ombragés. Elle se ferait de nouveaux amis. Ils sortiraient chaque semaine dans des boîtes différentes et se retrouveraient le week-end pour s’allonger au bord d’un lac et se chauffer au soleil interminable de juillet. L’hiver, quand le froid est dur comme ces diamants qui servent à découper des plaques de verre, on se réfugierait dans des cafés, on fumerait des clopes en mangeant des parts de tarte et en observant la nuit tomber. Berlin, ville de l’éternelle jeunesse, où vivre serait si bon, si fort, si évident que cela lui en noue le ventre. Et pourtant, quelque chose la retient. Quelque chose en elle s’oppose fermement, sans concession à ce qu’elle mène cette existence parfaite et douce. Quelque chose qui murmure en elle : « La vie, ce n’est pas ça. » Ce n’est pas ce glissement imperceptible vers le néant. Alors elle lutte, elle résiste. Elle pense à ses parents dont elle guette l’amour et la fierté comme ces papillons de nuit attirés par la lumière, dont les petits corps bruns cognent contre les vitres les soirs d’été. Victoire se sent comme ça. Un insecte terne aux fines ailes de papier qui produit un son sec avant de tomber sur le sol. Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Elle a 25 ans, elle a tout son temps. Elle n’en est qu’à la première saison de sa vie, la saison où tout est encore permis. Pour l’heure, il faut profiter. Profiter sans cesse de tous les instants de la jeunesse. »

Extraits
« Ses parents. Victoire se demande souvent comment ils en sont venus à la concevoir alors qu’ils auraient sûrement été plus heureux sans elle. Peut-être parce que c’était les années 1990, que l’URSS s’était effondrée, qu’on croyait à une résolution du conflit israélo-palestinien, que le réchauffement climatique était loin des préoccupations et que le progrès technique et le capitalisme permettraient l’avènement de la démocratie dans le monde entier. » p. 49

« Elle sent qu’autour d’elle, les gens la regardent et elle les comprend. Elle a perdu depuis longtemps le privilège de se fondre dans la foule. Elle n’est plus une envoyée spéciale du monde de la nuit. Elle est un alien dont le vaisseau spatial défectueux l’empêche de retourner sur sa planète. Condamné à errer de soirée en soirée dans l’espoir de tomber sur le trip qui le fera décoller pour de bon. C’est comme ça désormais. Plus on vieillit, plus les fins de soirée sont trash. Pas plus excitantes, ni plus sympas, ni plus cool. Non, juste toujours un peu plus trash, un peu plus tard, avec un peu plus de drogues. »

À propos de l’autrice
saison bêtisesMathilde Henzelin © Photo DR

Mathilde Henzelin est née à Johannesburg en 1991 et a grandi à Genève avant de s’établir à Montreuil. Après des études d’Histoire de l’art et de muséologie, elle se tourne vers le scénario et écrit aujourd’hui pour la télévision et le cinéma. La Saison des bêtises est son premier roman. (Source : Éditions Les Avrils)

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