Pondichéry ou le rivage des ombres

Pondichéry rivage ombres

En deux mots
Alice débarque à Pondichéry en 1930 pour y rejoindre Jules, son mari médecin qui dirige la léproserie. Elle va aussi devoir négliger son don pour le piano. Oriane revient dans la ville où elle est née pour un séjour au sein d’une association humanitaire. Mais très vite sa quête des origines va la pousser à prolonger son séjour. Enfin, c’est en 2012 que Céline arrive dans l’ex-comptoir français aux Indes. La sage-femme va y trouver un amoureux, une amie et de vieilles photos.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

https://www.editions-harmattan.fr/livre-la_derniere_fois_a_pondichery_roman_catherine_brai-9782343113739-52824.html
Ma chronique

Trois femmes et trois époques à Pondichéry

Pour son premier roman pour adultes, Anne Vantal a laissé courir sa plume pour raconter Pondichéry à travers trois périodes, les années 1930, 1950 et en 2012 à travers trois portraits de femmes. Alice, Oriane et Céline vont nous faire découvrir cette ancienne colonie française avec leur regard curieux.

Ce n’est pas un premier roman que nous offre Anne Vantal mais plutôt trois romans en un, racontant les vies à Pondichéry d’Alice, Oriane et Céline. Au fil des chapitres qui passent successivement d’une histoire à l’autre, on va voir se dessiner une traversée du siècle à travers les destins de ces trois femmes.
Chronologiquement, c’est d’abord Alice qui entre en scène. Nous sommes en 1930, au moment où Gandhi entame la marche du sel, action non-violente mais aussi démonstration de la puissance et de la détermination de cet homme qui entend redonner son indépendance à son pays.
Si les autorités françaises regardent d’un œil curieux cette poussée de fièvre, ils ne s’inquiètent pas vraiment de leurs confettis de territoires formant l’Inde française, mais songent plutôt à développer leurs possessions coloniales. La crise qui frappe les Etats-Unis est bien plus préoccupante à leurs yeux.
Quand Alice débarque pour rejoindre son mari médecin, il lui présente les projets d’agrandissement de l’hôpital et la construction d’une léproserie dont il aura la charge. La jeune femme, pianiste virtuose, s’est liée d’amitié durant le voyage avec Mabel, une Britannique installée à Bombay. Grâce à cette dernière, elle réussira un peu à tromper son ennui en donnant quelques concerts et à être informée des soubresauts du pays.
Pour Oriane, c’est un retour au pays, en 1950. Après un événement tragique, dont elle ignore presque tout, la décision avait été prise de rentrer en France alors qu’elle n’était qu’une enfant. Profitant d’un stage au sein d’une association humanitaire, elle va pouvoir partir à la recherche de ses racines et tenter de percer les secrets de famille. Lorsque sa route croise un témoin très proche de ses parents, elle va entamer une quête qui la mènera jusqu’à retrouver son ancienne nounou et découvrir ce qui l’attache à ce pays désormais indépendant. Côté français, Chandernagor est rendue à l’Inde et les autres comptoirs ne vont, on s’en doute de plus en plus, pas tarder à connaître le même sort. De quoi nourrir les conversations et échauffer les esprits.
Enfin, on fait la connaissance de Céline, qui arrive en 2012 dans l’ex-comptoir français. La sage-femme, qui découvre une ville en pleine mutation, va tomber sous le charme suranné du lieu, se découvrir en Sandrine bien plus qu’une collègue et trouver dans un hydrologue allemand un compagnon qui va au fil des jours, réussir à transformer leur liaison en un amour grandissant. Alors qu’elle songe à prolonger son séjour, elle découvre dans la cuisine de la maison qu’elle loue de vieilles photos qui vont l’intriguer. Avec l’aide de Sandrine, elle va tenter d’en savoir plus sur ces visages et sur leur vie à Pondichéry. Leur enquête va permettre, on s’en doute, de boucler la boucle de ce roman ambitieux.
Anne Vantal s’est beaucoup documentée pour nous offrir un panorama de près d’un siècle sur ce bout de France coloniale dont le nom, avouons-le, continue à faire rêver. Mais rassurez-vous, le romanesque prend ici le pas sur l’Histoire et la politique. Intrigues familiales, relations entre colons et autochtones, drames et catastrophes naturelles forment les ingrédients de cette riche saga.
Mais, comme le suggère le titre, Pondichéry ou le rivage des ombres, est aussi un roman de la transmission. «Car il ne faut jamais chercher à effacer les morts, (…) on doit les laisser partager nos vies, car ils y ont leur place, s’ils savent se tenir bien, juste au bord de nous, sans nous envahir, sans nous jeter à tout instant dans un chagrin mortel. Nos disparus nous accompagnent silencieusement, nous guidant la main et éclairant notre chemin : à nous d’accueillir, avec respect et indulgence, la cohorte de ces ombres qui nous lient au passé et reviennent à nos côtés jouer avec la lumière.»
Ajoutons, pour ceux qui s’intéressent à Pondichéry, une bibliographie succincte. Je vous conseille tout d’abord le roman de Dominique Marny intitulé Du côté de Pondichéry et qui traite de présence française sous le Second Empire. Sur les dernières années de la Pondichéry française, Terminus Pondichéry de Hubert Huertas montre bien le drame vécu par les populations. Enfin La dernière fois à Pondichéry de Catherine Brai propose, derrière le personnage d’une prof de français, un bel aperçu du choc des cultures.

Pondichéry ou le rivage des ombres
Anne Vantal
Éditions Buchet-Chastel
Premier roman
590 p., 25 €
EAN 9782283039489
Paru le 2/05/2024

Où?
Le roman est situé principalement en Inde, à Pondichéry.

Quand?
L’action se déroule dans les années 1930, 1950 et en 2012.

Ce qu’en dit l’éditeur
À des époques différentes, trois femmes sont amenées à quitter la France pour Pondichéry, en Inde. Alice, en 1930, rejoint son mari médecin chargé de diriger la léproserie ; Oriane, en 1950, veut revisiter les lieux d’une petite enfance dont elle ne conserve que de vagues souvenirs ; Céline, enfin, en 2012, a fui une situation familiale dramatique. Ce séjour dans un ancien comptoir français va bouleverser leur vie.
Ce premier roman d’Anne Vantal, à l’intrigue habilement nouée, embarque le lecteur dans le temps et l’Histoire. Bienvenue en Inde !

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog de Jean-Paul Degache
Blog Les lectures d’Antigone

Les premières pages du livre
« 1930
Prologue
Golfe d’Oman, 10 mars 1930
Enfant, elle avait vu la mer en deux occasions. La première fois, au début de l’été 1914, quelques semaines à peine avant la déclaration de guerre, quand son oncle Paul, le frère de son père, qui était aussi son parrain, lui avait offert, pour son neuvième anniversaire, une journée à Honfleur ; ils s’y étaient rendus dans la DP Torpédo que Paul venait d’acquérir dans les ateliers Renault et, au terme d’une route cahotante et inconfortable, elle avait découvert, émerveillée et tremblante, le petit port de pêche si cher à ces peintres impressionnistes qu’elle devait plus tard admirer beaucoup, et les mouvements ondulés de la Manche en ce jour calme et ensoleillé qui allait rester, de tous ses souvenirs d’enfance, le plus précis dans sa mémoire. La seconde fois ne s’était produite que bien des années plus tard, longtemps après la fin des terribles hostilités, quand le son du canon s’était enfin tu et qu’il avait bien fallu prendre la mesure des dommages. Paul n’était plus à ce moment-là : il avait été transpercé de part en part par un éclat d’obus du côté de la butte du Mort-Homme, au début de l’offensive de Verdun, et avait disparu sans sépulture particulière, englué comme tant d’autres dans un amas abject de chairs, d’os et de sang qu’on avait, plus tard, pieusement enseveli avant de quadriller l’espace de croix anonymes régulièrement espacées. Cette seconde fois, qu’elle ne pouvait évoquer sans se rappeler l’insouciance et le bonheur de la première, elle avait poussé jusqu’à la côte bretonne, dans les alentours de Perros-Guirec, pour obéir à l’injonction d’un notaire de Rennes qui exigeait qu’elle vînt mettre de l’ordre dans les effets d’une grand-tante récemment décédée ; elle avait profité de l’ennuyeuse obligation pour se rendre, les larmes aux yeux, sur une grève battue par les vents, se faisant ce jour-là accompagner de sa sœur cadette Jeanne, dont les années d’enfance avaient trop longtemps pâti de l’ombre portée par les décès familiaux.
Et voici que, devenue adulte, elle avait enfin trouvé l’occasion non pas de voir simplement, mais d’expérimenter la mer. Un train de nuit, parti de Paris, l’avait menée jusqu’à Marseille ; au petit matin, elle avait trouvé l’antique cité noyée dans un crachin maussade et froid qui l’avait fait frissonner ; de la brume émergeait vaguement le campanile de Notre-Dame-de-la-Garde : elle y avait vu un heureux présage. Elle avait parcouru avec curiosité les ruelles populeuses du quartier du Vieux Port jusqu’au moment d’embarquer pour son long voyage. Elle était montée à bord du SS Neptunia sans angoisse, mais imprégnée de la sourde excitation qui saisit une toute jeune femme à l’idée de se lancer dans l’inconnu. Elle voyageait seule, et pour aller très loin : c’était la première fois. Puisqu’elle était mariée, et son époux ayant consenti, personne n’avait trouvé à y redire. Le navire, qui battait pavillon britannique, avait le soir même mis cap au sud et traversé jusqu’à Tunis une Méditerranée dont la couleur intense, où se lisaient au fil des heures d’imperceptibles variations, ne cessait de provoquer chez Alice un authentique ravissement.
À Tunis, le Neptunia s’était déchargé d’un grand nombre de ses passagers, pour la plupart des officiers français qui rejoignaient leur poste aux colonies, ou encore les épouses de ceux-ci, parfois chargées d’enfants, qui s’apprêtaient, avec des sentiments mitigés, à retrouver leur mari, militaire de garnison, et la vie de famille à la caserne. On n’était pas resté à Tunis, le temps seulement d’entrevoir une ville plate et blanche sous un soleil d’hiver plutôt vif, et le Neptunia avait poursuivi vers l’est, comme il était prévu. Le seul incident notable s’était produit au large de la Libye lorsqu’un coup de vent aussi bref que brutal, de ceux dont la Méditerranée a le secret, avait contraint chacun à s’agripper aux rampes. Comme les autres, elle s’était alitée pour résister aux brusques embardées que la houle imprimait au vaisseau, mais sans s’attarder trop dans la cabine confinée, car elle ne souffrait ni de vertiges ni de nausées : elle se découvrait le pied marin. Elle avait connu, dans les heures qui avaient suivi la bourrasque, plusieurs moments de solitude car le bateau, vidé de ses passagers à Tunis, offrait de grands espaces libres à sa jeune personne. Elle en avait profité pour explorer le pont intermédiaire où se trouvaient quelques voyageurs moins fortunés, des commerçants surtout, et s’était liée avec une famille de négociants turcs qui faisait, chaque année, ce même trajet, de la côte d’Asie Mineure à Marseille puis à Alexandrie, avant de rentrer à Izmir, dans le but de dénicher et de vendre les meilleures pièces de coton que l’Égypte fût capable de produire. Elle n’avait guère approché le chef de famille, un Juif taciturne et économe de ses mots, dont l’épouse restait en retrait, soit qu’elle supportât mal le roulis du bateau, soit qu’elle préférât la relative tranquillité de sa chambre ; mais elle s’était beaucoup entretenue, durant quelques jours de mer, avec leur fille Gaby, une brune splendide et volubile d’à peine vingt ans qui parlait un français chantonnant et désuet.
Une escale de plusieurs jours était prévue à Alexandrie, le temps de décharger les cales de leurs marchandises – dont elle ne savait en quoi elles consistaient exactement –, de renouveler l’équipage, de refaire le plein de passagers en partance et de régler avec les autorités britanniques la paperasserie nécessaire au passage du Canal, au-delà de Port-Saïd. Elle avait été logée avec d’autres voyageurs qui, comme elle, poursuivaient leur route, dans un hôtel assez convenable du quartier européen. Malgré les recommandations de Gaby et de son père, qui tenaient les Alexandrins pour des bandits, elle avait surmonté ses appréhensions et marché au hasard dans les rues de la ville ; un chemin bordé de maisons ocre l’avait conduite jusqu’au lac Maréotis, où elle s’était attardée longuement ; elle avait alors tenté d’imaginer le grand Alexandre choisissant le lieu de la cité à venir, en confiant l’édification à quelques architectes de bonne réputation, et lui tournant le dos pour n’y jamais revenir, courant au-devant de son destin jusqu’aux rives de l’Indus. À Alexandrie, elle avait aimé l’animation des marchés aux légumes, les vendeurs qui, pour quelques piastres, vous servaient des galettes et des fèves, la fraîcheur des églises coptes et l’austère beauté des mosquées. Elle avait aimé plus encore l’exotisme d’une population bigarrée où se mêlaient des Égyptiennes voilées de noir aux yeux cernés de khôl, de riches Anglaises au teint pâle et aux avant-bras couverts d’éphélides, des commerçants grecs, libanais ou syriens, de petites bonnes italiennes ou espagnoles qui promenaient des enfants dans d’immenses landaus et, enfin, des diplomates de toutes nationalités, pleins de morgue et de nonchalance qui, aux dires de Gaby, habitaient de belles villas et se retrouvaient, le soir, du côté de la baie d’Agami ; elle s’était surtout entichée de cette foule anonyme des petites gens qui travaillaient sans relâche dans les rues, les marchés ou les restaurants de la plage : balayeurs soulevant la poussière des trottoirs, marchands d’épices à demi assoupis derrière leurs bocaux de poudres de couleur, porteurs d’eau, vendeuses de fruits dissimulées sous leur voile sombre ou encore serveurs en livrée qui portaient à bout de bras des plateaux de brochettes d’agneau et de boulettes de fèves.
L’escale d’Alexandrie lui avait paru bienvenue, après le tourbillon qui avait secoué sa vie depuis la Noël. Elle se remémorait avec un étonnement sincère les semaines qui avaient précédé son départ, cette course éperdue pour tenter de songer à tout, sauf à ce qui l’effrayait : l’absence de Jules et la séparation prochaine d’avec les siens. Elle s’était étourdie à faire mille emplettes, elle avait choisi avec un serrement de cœur les objets qui l’accompagneraient dans l’avenir, avait pris congé de tous ses amis, avait tenu dans ses bras avec une émotion non feinte Mme Grigoriev, à qui elle devait tout, et n’avait pas ménagé ses visites aux concerts ou aux théâtres en songeant, non sans quelque inquiétude, que la vie qui l’attendait la laisserait peut-être, dans ce domaine, sur sa faim. Pour sa dernière soirée, elle avait emmené Jeanne à la Comédie-Française, où l’on donnait la première d’une nouvelle pièce de Jean Cocteau écrite pour Berthe Bovy, qui d’ailleurs en était l’unique interprète – pièce qu’elle avait appréciée d’un peu loin, car elle était déjà à moitié partie, mais qui lui laissait une impression persistante de profondeur et d’étrangeté. Elle avait appris le jour même du départ la démission du président du Conseil, Tardieu, et était montée à bord de l’express de Marseille sans que fût connu le nom de son successeur : la politique lui jouait là un petit tour de malice, puisqu’elle quittait son pays sans même en connaître le chef de gouvernement. Maintenant, marchant au hasard des rues d’Alexandrie, elle prenait enfin le temps de respirer, sans trop regretter ce séjour forcé qui n’en repoussait pas moins l’instant de ses retrouvailles avec Jules. Elle aurait aimé, si elle n’avait été si pressée d’aller vers son but, prolonger encore la visite de cette ruche gigantesque et multiforme qui la fascinait ; elle avait pourtant retrouvé sans déplaisir le Neptunia et sa cabine exiguë qui s’ouvrait, par une porte étroite en lattes de bois sombre, sur une coursive du pont supérieur. Elle avait auparavant fait ses adieux à Gaby et à sa famille, qui demeuraient en Égypte pendant plusieurs semaines. On s’était dit au revoir à grand renfort d’embrassades et de larmes essuyées au coin de l’œil, avec la promesse, à laquelle personne ne croyait, de se retrouver un jour, dans cette partie du monde ou dans une autre, plus lointaine et mystérieuse, où elle-même se rendait à présent.
Elle avait franchi le canal de Suez en se tenant sur le pont pour ne rien perdre de l’événement, s’émerveillant de l’adresse des équipages anglais, habitués à négocier cette passe réputée pour ses dangers ; elle avait manqué étouffer sous la chaleur d’Aden et avait, de loin, suivi des yeux les hautes falaises de la côte yéménite. À peine quatre semaines après avoir quitté Paris, serré de toutes ses forces sa mère en pleurs et sa sœur Jeanne aussi émue qu’elle-même, elle approchait enfin de la terre étrangère où elle allait, espérait-elle, s’établir pour longtemps et dont elle ignorait tout, ou presque, sinon par le truchement des quelques explications fournies par Jules : des éléments sans lien apparent entre eux et dont elle doutait maintenant. Tout paraissait trop beau pour être vrai ; elle raisonnait que, si Jules avait seulement cherché à l’attirer jusqu’à lui, il ne s’y serait pas pris autrement et aurait tenu précisément ce genre de propos. Mais elle était trop candide ou trop amoureuse pour se questionner davantage. D’ailleurs, les réjouissances du bord avaient occupé tout son temps : lorsqu’elle ne lisait pas dans le calme de sa cabine, elle assistait aux grands dîners dans le salon d’apparat, acceptait quelques invitations à danser ou s’installait, au cœur de la nuit, sur l’une des chaises longues qu’on avait disposées face à la mer pour s’abîmer dans la contemplation sans fin du ciel des tropiques.
Au dernier jour de mer, éveillée dès l’aube, elle était sortie sur le pont sans rencontrer âme qui vive et, depuis un moment, observait le soleil dont l’apparition chassait une lune réduite à un croissant pâle et couché à l’horizontale ; l’astre du jour avait surgi presque devant la proue, émergeant d’une eau d’une infinie transparence, à peine bleutée dans la brume laiteuse du petit matin, et dont la coloration gagnait en intensité, tirant vers le turquoise, à mesure que l’aurore enflammait le paysage, alors qu’à l’horizon brouillé se confondaient le ciel et l’océan.
L’un des officiers de bord, qui l’avait trouvée de si bonne heure accoudée au bastingage, l’avait saluée en français avec une politesse exquise et lui avait confirmé qu’on arriverait pour le déjeuner, si tout allait bien. À cette pensée, elle se sentait parcourue d’un tressaillement qui la prenait au ventre, l’obligeant à tenir la rambarde d’une main ferme. Elle frémissait d’impatience et de bonheur. Elle fouillait l’horizon du regard en direction du nord, vers le fond de la baie dont elle avait d’avance étudié la géographie, cherchant à distinguer les contours d’une côte sans y parvenir, ne sachant à quoi s’attendre, se rappelant en désordre le quai bruineux de Marseille, l’agitation d’Alexandrie, l’épuisante fournaise d’Aden. Elle s’étonnait, dans son attente, de la clarté pure et incisive de l’air matinal, de la surface sans défaut de la mer, de l’aveuglante crudité de la lumière et de l’immobilité absolue de ce paysage figé, comme suspendu.
Le Neptunia lui-même semblait frappé de stagnation, au point qu’au bout d’une heure passée sur ce pont elle sentit la nécessité d’aller vers l’arrière, jusqu’à l’extrémité du paquebot, pour vérifier l’existence d’un sillage blanc dans l’étendue bleu pâle, la preuve qu’on avançait, que le voyage ne tournait pas court, qu’on allait, on allait vraiment, et que, si tout se passait bien, on y serait pour le déjeuner.
Il n’était pas huit heures, elle était retournée dans sa cabine. Elle avait rassemblé ses affaires, passant la main au fond des tiroirs de la table de nuit en bois de rose, comptant et recomptant les livres qu’elle avait emportés, vérifiant sous la couchette que rien ne s’y était égaré. La malle enregistrée dans la cale la suivrait plus tard, livrée à la bonne adresse par les employés de la compagnie de navigation. Le gros colis des partitions, qu’elle avait elle-même ficelé bien avant son départ, avait été acheminé par courrier postal et devait l’avoir précédée. Elle boucla le cadenas de son grand sac de cuir, que sa mère avait tenu à faire graver à ses initiales, emmêlant la nouvelle aux anciennes, AVR, et plaça le bagage en évidence près de la porte : un porteur s’en chargerait au moment du débarquement. Elle prit un dernier bain dans la minuscule salle d’eau attenant à la chambre, car tous ces efforts l’avaient mise en nage. Elle avait préparé, pour cette arrivée, un vêtement qu’elle jugeait à la fois convenable pour ce moment particulier de son existence – elle allait retrouver, après plusieurs semaines d’absence, un mari avec qui elle n’avait jusqu’alors passé que fort peu de temps – et approprié à ce qu’elle imaginait du climat : une délicate robe de soie ivoire d’une impalpable légèreté, sans manches mais travaillée sur toute la hauteur en petits plis serrés, comme c’était à présent la mode à Paris ; elle avait toutefois jugé prudent de jeter sur ses épaules une étole qui la garantirait autant du vent, s’il se levait, que des rayons du soleil dont elle avait récemment appris à se méfier ; elle s’était aussi coiffée d’un chapeau cloche en paille fine qu’elle trouvait ravissant et que Jules n’avait encore jamais vu, puisqu’elle en avait fait l’acquisition la veille même de son départ, chez une modiste renommée. Ainsi parée, elle éteignit le ventilateur du plafond, ressortit à l’air libre et trouva le pont grouillant de passagers : on tentait d’apercevoir une terre à l’horizon. Instinctivement, elle leva la main en visière pour se protéger les yeux de l’éblouissement. Au même moment, une voix se fit entendre derrière elle. « Alice ! Rejoignez-moi ici, nous n’allons pas tarder à voir quelque chose ! »
Ainsi apostrophée, Alice fit volte-face pour s’approcher de Mabel Lynn-Jones, une femme entre deux âges dont elle avait fait la connaissance lors du passage de Suez et qu’au fil des jours elle avait appris à apprécier beaucoup. Mabel annonçait leur arrivée prochaine ; elle devait savoir ce qu’elle affirmait, raisonnait silencieusement Alice : Mabel, en effet, empruntait deux fois l’an cette route maritime pour rendre visite à une famille fort dispersée. Cette Anglaise de naissance, qui connaissait Gibraltar mieux que Londres, était montée à bord du Neptunia à Alexandrie, à l’issue d’un séjour de quelques semaines auprès d’un frère qui travaillait au consulat britannique. Dans la famille de Mabel, on était coutumier de ces expatriations, favorisées par l’immensité de l’Empire. Après dix semaines d’absence, Mabel retournait à présent auprès de son époux, officier de l’armée anglaise, qu’elle avouait avoir déjà suivi à travers trois continents.
Les deux femmes avaient passé beaucoup de temps ensemble au cours de la traversée, commentant l’une pour l’autre leurs impressions de voyage, et Mabel faisant profiter sa jeune compagne de son expérience par le biais d’une foule de renseignements qu’elle prodiguait avec un bon sens et un humour très anglais. Entre elles, elles employaient alternativement l’anglais ou le français, selon la difficulté du sujet : jeune, Mabel avait fréquenté un collège de Lausanne et avait ensuite évolué dans des sphères diplomatiques où le plurilinguisme était la règle ; quant à Alice, elle s’était rendue chaque jour, l’hiver précédent, auprès d’un certain Mr. Bright qui lui avait enseigné les rudiments de sa langue maternelle. Alice se montrait d’ailleurs enchantée du résultat, puisqu’elle pouvait à présent, grâce aux bons soins de Mr Bright et aux pertinentes remarques de Mabel, tourner d’assez jolies phrases et exprimer presque tout ce qui lui était nécessaire.
Accoudées côte à côte, les deux femmes scrutaient l’horizon sans mot dire. On ne distinguait rien encore mais l’atmosphère, autour d’elles, était à l’impatience. De gros insectes commençaient à voleter en suivant le navire, preuve que la terre ferme n’était plus très loin. « Ma chère, reprenait Mabel, dans trois jours tout au plus vous serez fixée. C’est un pays que l’on déteste d’emblée, ou qui vous prend au piège. Espérons pour vous que vous serez charmée, sinon vous risquez, à devoir endurer la méchanceté du climat et la saleté des indigènes, de souffrir de bien triste manière. »
Le propos, qui pouvait paraître grave, était tenu avec une telle désinvolture qu’Alice ne nourrissait aucun doute : elle aimerait cet endroit, malgré tout ce qu’elle en avait entendu dire. Même Jules n’avait pu passer sous silence la moiteur des mois des pluies ou la repoussante pauvreté des villes. Avec une telle lumière, se réconfortait Alice, même le plus terrible dénuement doit se parer de poussière d’or.
Peu après dix heures, la côte se laissa deviner. Serrés les uns contre les autres du même côté du paquebot, les passagers observaient de très loin une chaîne montagneuse aride s’élevant au-dessus d’une mousse épaisse de nuages qui masquait la frontière entre terre et mer. Alice, qui n’avait jamais quitté la France – et encore de celle-ci ne connaissait-elle vraiment que sa capitale –, bouillait de nervosité. « Nous arrivons, dit simplement Mabel en pointant son doigt vers les collines à peine visibles. Pour l’instant, on ne voit rien, mais attendez un peu ! »
Alice se représentait une cité indistincte, noyée dans la brume de chaleur, comme une sorte d’Alexandrie à laquelle son imagination ajoutait davantage de couleurs. En réalité, elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait et ne parvenait à rien se figurer, à l’exception de Jules, peut-être déjà debout sur le quai : un jeune mari épousé trois mois plus tôt, dont elle n’avait partagé la vie que durant quelques jours avant qu’il ne soit déjà contraint de repartir, et dont elle avait trouvé la dernière lettre dans son hôtel alexandrin. À onze heures, le Neptunia fit entendre sa sirène de façon prolongée pour qu’à terre on se prépare à l’accueillir. L’accès au port nécessitait d’habiles manœuvres, des trajectoires transverses pour avancer vers le fond de la baie en contournant la presqu’île, et la vitesse du bâtiment s’en trouva très ralentie. Alice luttait contre la luminosité pour tenir les yeux grands ouverts : elle n’aurait pour rien au monde manqué ce premier moment. Les collines se précisaient, des rochers nus au bord tranchant, tout piquetés de tavelures brunes, dépouillés de végétation. De ville, il n’était pas encore question.
Et puis, d’un coup, comme si un voile venait d’être soulevé, au pied des roches on entrevit quelque chose de vivant, des fumées qui montaient en désordre vers le ciel, un empilement indistinct de ce qui pouvait être un enchevêtrement de toits, serrés en un maillage extraordinairement fin et dont le tracé n’obéissait, semblait-il, à aucune règle. Alice écarquillait les yeux, tentant de comprendre cet agencement inattendu ; elle remarqua ensuite, vers l’ouest, un promontoire verdoyant noyé dans une végétation luxuriante qui tranchait sur la nudité des collines de l’arrière-plan. « C’est ici que j’habite ! s’écria Mabel avec simplicité, en tendant la main vers le cap que maintenant on distinguait mieux, et où l’on découvrait, en partie dissimulés entre les arbres immenses, des coupoles arrondies et quelques hauts murs d’enceinte d’une insolente blancheur. C’est ici que vivent tous les riches, d’ailleurs. Vous ai-je dit que ma famille l’était ? »
Mabel fit entendre un petit rire avant de reprendre plus sérieusement : « Les Anglais vous diront qu’en cet endroit seulement ils sentent un peu de la fraîcheur qui leur est nécessaire. Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ? »
Alice, fascinée, acquiesçait de la tête, mais la voix lui faisait soudainement défaut, sous le coup de l’émotion. Dans une heure, elle se jetterait dans les bras de Jules. Un instant, elle crut défaillir : et s’il n’était pas là ? Mais elle se reprit aussitôt, en grande partie grâce à la présence rassurante de Mabel.
Le bateau approchait du port, et Alice ne voyait toujours rien d’autre qu’une masse informe de baraques de guingois qui brillaient au soleil, hérissées par endroits de bâtiments plus élevés et visiblement plus robustes. Le Neptunia vira sur sa gauche, longeant à distance une plage de sable immense, bordée de grands arbres d’une espèce qu’Alice ne reconnaissait pas. Sur le promontoire pointé du doigt par Mabel tout à l’heure, Alice discernait à présent des propriétés disséminées sur les hauteurs, des maisons imposantes perdues dans la végétation et dont on voyait finalement peu de chose, un triangle de toiture, une façade claire, une tourelle s’élevant au-dessus des arbres. « La mienne fait face au couchant, on ne la voit pas d’ici, précisa Mabel. Vous découvrirez tout cela à la fin de la semaine. C’est entendu, alors ? Vous n’oublierez pas ? »
Alice aurait voulu protester que, peut-être, elle serait déjà repartie à ce moment-là, mais Mabel ne lui en avait pas laissé le temps. « Je vous ferai envoyer une voiture. Non, ne protestez pas : je suis bien sûre que votre mari approuvera. Vous verrez : après tout ce temps, il sera incapable de rien vous refuser. »
Mabel riait en parlant, contente peut-être de se sentir si proche de la fin du voyage. « Ah, nous arrivons en ville, s’exclama Mabel en désignant deux ou trois immeubles tout blancs ornés de fioritures, de corniches et de dômes. Voici le plus grand hôtel de la région, et certainement du pays tout entier. »
Tout près du rivage se dressait en effet un bâtiment de six ou sept étages, surmonté d’une coupole qui n’était pas sans rappeler un duomo florentin, et dont le style général, inclassable aux yeux d’Alice, mélangeait hardiment des éléments occidentaux et d’autres, dentelle de pierre et courbes nonchalantes, d’allure franchement exotique. Déjà Mabel poursuivait ses explications : « Serez-vous étonnée d’apprendre que tout cela appartient à une famille indigène ? Il existe ici quelques colossales fortunes, vous savez. Et lorsqu’elles sont entre les mains d’entrepreneurs intelligents…
– Je ne vois pas le port, s’inquiétait la jeune femme.
– Vous le verrez, ma chère, un peu de patience ! Autrefois, nous serions déjà arrivées : il y a encore quinze ans, on débarquait juste sur ce quai, là. Mais les Anglais ne détestent pas montrer leur puissance, vous en avez la preuve sous les yeux. »
Tout en parlant, Mabel inclinait la tête dans une parodie de révérence et tendait le bras vers un monument : une sorte d’arc de triomphe majestueux, érigé au sommet d’une volée de marches qui descendaient jusqu’à la mer – une fantaisie architecturale sans grâce mais non sans panache. « La porte des Indes, annonça l’Anglaise d’un ton cérémonieux. C’est bien ici que commence ce pays. En cet endroit, vous êtes au cœur de tout. La perle de notre empire ! »
Mabel se moquait sans cesser de sourire. Aucun môle, aucune jetée ne s’offrait à la vue, seulement une promenade qui longeait le rivage et cette porte monumentale, ouverte sur l’océan, devant laquelle un paquebot de la taille du Neptunia n’aurait jamais pu jeter l’ancre. « Nous devons encore contourner Colaba pour approcher des jetées. Victoria Dock, où nous accosterons, se trouve juste de l’autre côté, il nous faut remonter un peu dans la baie. Vous serez à terre dans cinquante minutes », ajouta Mabel affectueusement en passant un bras autour des épaules d’Alice, qui frissonnait d’anticipation.
Au même instant, le navire ralentit son régime pour s’engager dans une échancrure de la côte et le port apparut enfin, encombré de bateaux de toutes dimensions. Sur la rive bâtie de hangars, d’entrepôts, de greniers, de réservoirs, un wagon de chemin de fer constituait une apparition insolite. Le long des quais, Alice vit deux énormes paquebots, des navires marchands de taille plus modeste, des cargos de transport gris et austères, et une foule d’embarcations plus petites, serrées les unes contre les autres, qui formaient un tapis mouvant à la surface de l’eau. Alice aurait voulu crier de joie.
Enfin, enfin, le Neptunia inversa ses moteurs et se laissa glisser lentement vers son point d’amarrage. Alice, très émue, ouvrait grand les yeux, espérant déjà reconnaître, dans la foule grouillante qu’elle devinait sur les docks, la silhouette familière de Jules. Mais c’était impossible, non qu’elle fût trop loin pour cela, car elle jouissait d’une vue excellente, mais à cause de l’extrême encombrement des quais. Jusqu’à la fin, Alice allait se rappeler cette première impression suffocante qui en appelait à tous ses sens. Sous ses yeux s’agitait en vagues houleuses une foule colorée où ne se reconnaissait rien, sinon les uniformes rouge vif de porteurs prêts à se précipiter pour proposer leurs services, tandis qu’à ses oreilles parvenaient des exclamations vives, qui jaillissaient sur un mode nasillard. On criait de toutes parts, en proie à une frénésie totalement inconnue d’Alice. L’air sentait l’iode et le poisson, et le port lui-même dégageait une odeur d’huile et de ferraille à laquelle se mêlaient des parfums confus, étrangers à la jeune femme, qui évoquaient de loin le citron ou les épices. Et tout ensemble trahissait une fièvre, un bouillonnement, une effervescence plus grands qu’elle n’aurait pu l’imaginer et qui l’assaillaient de tous les côtés à la fois, lui rappelant vaguement des images enfantines sur lesquelles figuraient des colonies d’insectes. « Bienvenue à Bombay », murmura Mabel à l’oreille de sa jeune compagne.
Alice sentait la tête lui tourner. Épuisée par l’attente, elle eut peur, tout à coup, de quitter l’ambiance si policée du Neptunia pour se mélanger à cette fourmilière malodorante. Dans un moment de panique, elle faillit décider de repartir, abandonnant Jules à cet endroit inquiétant qu’il lui avait pourtant décrit avec tant de ferveur : il est vrai qu’il avait eu l’ambition d’y entraîner sa toute jeune femme et de l’y faire vivre à son tour. Mais à cet instant elle vit, sur la droite du quai, un chapeau clair posé sur une tête d’une certaine façon, et elle sut instinctivement que Jules était venu l’attendre. Alors une vague immense de bonheur anticipé la saisit tout entière, tandis qu’elle se mettait sans le vouloir à battre des mains de soulagement et que, plantant là Mabel sans la moindre hésitation, elle se précipitait au plus vite vers une passerelle qu’on n’avait pas encore commencé d’installer.

1950
Pondichéry, 19 janvier 1950
Oriane avait détesté le voyage en mer. Dès que le capitaine eut donné l’ordre de descendre les passerelles, elle n’eut plus qu’une idée en tête : quitter en vitesse ce rafiot de malheur où elle venait de vivre les journées les plus pénibles de sa vie.
Au moment de prendre son billet, quelques semaines plus tôt, elle avait hésité entre deux solutions : emprunter la ligne anglaise – la P&O, Peninsular and Oriental Company – entre Marseille et Bombay et terminer son voyage par le rail, ou rallier le comptoir français de Pondichéry directement par la mer, sur un paquebot des Messageries maritimes qui desservait la côte de Coromandel avant de poursuivre vers l’Indochine. Elle avait décidé, un peu par mollesse, un peu par défiance à l’égard de la flotte britannique et des trains indiens, d’arriver à Pondichéry par bateau. Elle le regrettait amèrement. Le contournement du sud de la Péninsule lui avait paru un enfer, à cause d’une queue de cyclone qui avait balayé tout le golfe du Bengale en malmenant sérieusement les flots. Depuis qu’on avait passé le détroit de Ceylan, Oriane n’avait pas cessé d’être malade, incapable de quitter son mince matelas et la cabine qu’elle partageait avec une autre jeune Française, Micheline, qui partait prendre un poste d’institutrice à Saigon et paraissait autant qu’elle souffrir de la longue traversée.
Le navire avait mouillé à près d’un kilomètre du rivage. Comme toutes les anses de cette partie de la péninsule indienne, celle de Pondichéry était une rade foraine qui n’offrait aucun abri naturel. La longue plage de sable qui constituait le rivage s’inclinait en pente douce vers l’océan sans paraître receler de difficultés particulières. Mais l’action conjuguée des vents de mousson et des tempêtes saisonnières provoquait sous la surface un ensablement continuel, faisant naître, sous ces amoncellements, une « barre » sur laquelle brisait la mer. À Pondichéry, comme d’ailleurs à Madras, les vagues et les bancs de sable interdisaient aux navires d’accoster au port. Oriane, qui jusqu’alors ignorait la géographie de cette côte, avait cru le moment de la délivrance arrivé ; maintenant elle constatait, impuissante, que l’on s’était immobilisé et qu’il faudrait attendre encore avant de mettre pied à terre. Du moins voyait-elle à présent le quai sur la terre ferme et la longue jetée métallique qui s’avançait dans l’eau, et elle sentait son moral remonter.
Sa vue n’était pas suffisante pour lui permettre de distinguer les détails des installations de la rive, et elle n’avait gardé aucun souvenir de la disposition de ces lieux qu’elle avait quittés très jeune. De ce dernier jour d’autrefois, pourtant, elle se rappelait avec une acuité confondante l’impression de déchirement qui l’avait traversée, le sentiment alors inexplicable d’être scindée en deux, avec la certitude que rien, jamais, ne viendrait la rabouter et lui rendre son intégralité. Elle quittait ce jour-là, et pour toujours lui semblait-il, la ville où elle était née et avait vécu auprès des seules personnes qui comptaient pour elle. Les années passant, elle avait cru pouvoir oublier ces terribles derniers instants, lorsque son père avait déposé un ultime baiser sur son front avant de la confier, petite fille qui ne comprenait rien à ces événements tragiques, aux bons soins d’une demoiselle française qui se chargerait de la mener à bon port, de l’autre côté du monde. Elle aurait voulu ne pas se souvenir de ses larmes, de ses cris, des soubresauts qui secouaient sa poitrine, de l’immense angoisse qui l’avait enserrée, et qui peut-être ne l’avait jamais lâchée ; elle se trouvait à présent, toute chancelante, à quelques encablures du port, face à sa ville natale qu’elle distinguait encore mal à l’horizon, et l’émotion du départ de naguère se mêlait, en dépit de sa volonté, à son vertige d’aujourd’hui.
Elle vit, de loin, s’approcher les chelingues. Sans qu’elle eût réfléchi, le nom lui était revenu : il arrive que la mémoire nous joue de ces tours, et que surgissent les mots d’une langue ancienne qu’on croyait à jamais perdue. On l’avait souvent menée, enfant, contempler le ballet des chelingues : ainsi nommait-on, ici, ces frêles embarcations de minces planches de bois simplement cousues, sans étoupe ni bitume ; elles seules étaient capables de franchir la barre des brisants. Grâce à l’extraordinaire habileté des bateliers macouas, les chelingues transportaient tout, hommes, animaux, matériels, bidons de pétrole, ballots d’arachides et de noix d’arec, assurant la liaison entre les liners ancrés au large et le quai de débarquement. Sans elles, la ville aurait fait figure de cité assiégée : c’était grâce à ces boutres à fond plat qu’on pouvait accéder au Pier, la longue jetée qui s’avançait à la perpendiculaire du rivage.
Autour d’Oriane on gesticulait en criant des ordres en tamoul, cette langue chantante dont elle avait vaguement gardé l’écho en mémoire. Les jambes flageolantes, accrochée à la rambarde, la jeune fille tâchait de maîtriser sa nausée en fixant, droit devant, la silhouette du phare qui surplombait les bâtiments du port. Avait-elle rêvé, pourtant, de se retrouver ici ! Une fois parvenue au terme de la route, elle n’était plus sûre de rien : le voyage s’était avéré éprouvant, il lui faudrait se ressaisir. Enfin, un homme de bord s’approcha et lui fit signe. Elle fit quelques pas hésitants, avec une appréhension si visible que le matelot, dans un geste de gentillesse, attrapa le gros sac qu’elle tenait à la main pour l’aider à raffermir sa marche vers la passerelle. Des dizaines de chelingues dansaient sur l’eau turquoise, cela lui donnait le tournis. En fermant les yeux elle commença à descendre les degrés glissants, affolée à l’idée de s’embarquer sur l’esquif qui patientait au pied du gros bateau ; lorsqu’elle fut à un mètre de l’eau, elle sentit qu’on la soulevait par la taille pour l’asseoir, avec d’autres, sur un banc de bois humide. Miraculeusement, son bagage l’avait suivie. Oriane garda les yeux fermés tandis que le va-et-vient de la chaloupe accentuait encore son malaise. Elle entendit qu’on donnait l’ordre du départ, s’agrippa au rebord de la chelingue et, tâchant de calmer le désordre de son cœur, se répéta mentalement : « Je suis en Inde. Je rentre chez moi. »

2012
Pondichéry, 5 avril 2012
Ici, au dernier étage, Céline parvient à entrevoir par le carreau supérieur un petit rectangle de mer, juste derrière les terrasses couvertes de chaume qui bouchent presque entièrement l’espace. Un petit rectangle bleu azur, pas plus, même lorsqu’on se hausse sur la pointe des pieds. Ou alors, pour augmenter la surface visible, il faudrait sortir le buste au-dessus du châssis, se pencher sur la gauche et porter le regard par-delà l’ancien clocher. Mais c’est impossible : dans cette pièce on tient les fenêtres hermétiquement closes, à cause de la climatisation. Malgré cela, l’humidité de l’air, dans l’aile de la maternité, enveloppe tout d’une tiédeur spongieuse.
Céline vient de reposer l’enfant nouveau-né dans le petit couffin d’osier. Elle soupire en regardant la bouche minuscule qui continue à s’ouvrir et à se fermer en cadence sur le vide. L’enfant a réussi à boire, c’est l’essentiel. Céline attrape le biberon qu’elle a laissé sur la table et s’approche de l’évier pour le rincer. Puis elle quitte la pièce, laissant la petite en train de s’endormir, juste enveloppée dans un lange de coton blanc. Céline pénètre dans l’office attenant avec la ferme intention de se réconforter à l’aide d’une tasse de thé.
L’enfant vient de naître, au terme d’un accouchement long et pénible. La mère, une primipare affolée, raidie dans sa souffrance, a refusé d’écouter les conseils de la sage-femme : tout du long, elle n’a cessé de murmurer des prières en tamoul sans chercher à dissimuler sa terreur. On a tout de même sorti un bébé bien vivant, une petite fille d’à peine deux kilos quatre dont le cri puissant trahit la volonté de vivre.
Derrière Céline, la porte s’ouvre doucement. C’est Gayithri. « Alors ? »
Gayithri relève lentement le menton en haussant les sourcils, signe que les nouvelles ne sont pas fameuses.
« Rien de plus », répond-elle en français.
Céline sent sa lassitude gagner du terrain. « Elle pleure toujours ?
– Beaucoup, et fort. »
Encore une, songe Céline, au bord du désespoir. Comme chaque jour, ou presque, depuis qu’elle a pris ce poste au Devâni Mother and Child Hospital de ce faubourg de Pondichéry, elle a le sentiment cruel d’être inutile.»

Extrait
« Car il ne faut jamais chercher à effacer les morts, pense encore Céline, tout étonnée de son propre accès de sagesse. Il ne faut ni les craindre ni les rejeter comme des fantômes malfaisants. Au contraire, on doit les laisser partager nos vies, car ils y ont leur place, s’ils savent se tenir bien, juste au bord de nous, sans nous envahir, sans nous jeter à tout instant dans un chagrin mortel. Nos disparus nous accompagnent silencieusement, nous guidant la main et éclairant notre chemin : à nous d’accueillir, avec respect et indulgence, la cohorte de ces ombres qui nous lient au passé et reviennent à nos côtés jouer avec la lumière. » p. 588

À propos de l’autrice
Pondichéry rivage ombres

Anne Vantal © Photo DR

Anne Vantal est née en 1956, à Paris. Après un baccalauréat classique latin-grec, elle étudie le chinois aux Langues’O, l’anglais et les lettres modernes. Pendant deux ans, elle enseigne l’anglais et le français à l’étranger. Elle devient ensuite critique littéraire pour le magazine Lire puis journaliste pour la presse culturelle et scientifique. Parallèlement, elle travaille dans l’édition : révision de manuscrits, lexicographie lors de la préparation d’un dictionnaire pour Oxford University Press entre autres. Elle commence sa carrière d’écrivain en participant à des ouvrages collectifs avant d’écrire en son nom propre des textes de « beaux-livres » des ouvrages documentaires et des traductions. En 2003, Anne Vantal publie son premier roman pour la jeunesse, Pourquoi j’ai pas les yeux bleus? chez Actes Sud Junior. Elle en écrira ensuite une vingtaine pour enfants et adolescents. Elle partage sa vie entre Paris et la Bourgogne. (Source: Éditions Buchet-Chastel)

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