Bientôt les vivants

Bientôt vivants

Prix Transfuge du meilleur roman français 2024
Finaliste du Prix Orange du livre 2024

En deux mots
De 1988 à 1997, l’Algérie vit des années noires. Selma, passionnée de chevaux et sa cousine Maya, qui se lance dans le journalisme, vont se retrouver prises, avec leur famille, dans un quotidien où les islamistes et l’armée vont se combattent à coup d’attentats et de massacres.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Au cœur de la guerre civile algérienne

Après avoir retrouvé une figure de proue de la révolution cubaine avec «Laissez-moi vous rejoindre», Amina Damerdji explore la décennie noire en Algérie dans un second roman bouleversant. Il suit deux cousines, Selma et Maya, tentant de se construire un avenir dans un pays à feu et à sang.

Le chapitre initial de ce roman bouleversant s’ouvre sur le massacre perpétré en septembre 1997 à Sidi Youcef, dans la banlieue d’Alger. On y voit une petite fille assister à l’assassinat de son père et ses amis attablés à la terrasse d’un café par un groupe armé. Une horreur qui va choquer tout le pays, même si cette nouvelle exaction ne vient que s’ajouter à une longue liste de crimes sanglants.
Maya, la journaliste, décide de se rendre sur place et propose à sa cousine Selma de l’accompagner. Les deux jeunes filles, qui vivent dans une banlieue résidentielle de la capitale, tentent de continuer à mener une vie normale dans un pays qui ne l’est plus depuis longtemps.
Pour preuve, le récit reprend en 1988, au moment où la jeunesse demande plus de démocratie et de meilleures conditions de vie. Mais le gouvernement n’entend pas céder une once de son pouvoir et envoie les chars contre les manifestants. C’est le début de la décennie noire.
À l’époque Selma ne s’émeut guère. Elle ne pense qu’à ses cours d’équitation et à ses sorties à cheval. Dans sa chambre, les murs sont couverts de posters de purs-sangs. Son père, le Dr Brahim Bensaïd espère pouvoir continuer à lui permettre d’assouvir sa passion, à gâter son épouse Zyneb et à embellir la maison familiale en se consacrant corps et âme à sa passion, soigner. «Soigner, réparer, rendre aux enfants leur sourire malicieux, voir le soulagement épanouir le visage des mères, recevoir leur gratitude sous forme de gâteaux au miel et aux amandes.» Une éthique qu’il va être contraint d’assouplir un peu en se livrant à un trafic de médicaments lui permettant d’empocher des commissions.
Sous le portrait de Si Smaïl, l’aïeul décédé, la famille qui héberge sous un même toit la grand-mère Mima, les parents et leurs enfants ne va pas tarder à se déchirer entre les partisans de l’ordre, l’oncle qui rejoint les islamistes, et le chef de famille qui est résolument contre les religieux. Le quotidien de Selma devient alors un champ de bataille où toutes les haines s’expriment sans retenue. Alors, Selma galope. Elle lâche la bride pour fuir un présent empli de colère, de rage et de morts. L’Algérie plonge dans le chaos, et la jeune fille tente de survivre.
Après 1994 d’Adlène Meddi, la trilogie de Frédéric Paulin qui commence avec La guerre est une ruse, Nos silences de Wahiba Khiari ou encore les Nouvelles d’Algérie de Maïssa Bey, Amina Damerdji propose une exploration de la décennie noire à travers le regard d’une jeune femme. Et si elle a fui le pays au moment de la guerre civile, son roman restitue avec bonheur les parfums de son enfance, de la forêt d’eucalyptus aux plats cuisinés pour la famille. Un second roman qui confirme les promesses nées avec Laissez-moi vous rejoindre.

Bientôt les vivants
Amina Damerdji
Éditions Gallimard
Roman
288 p., 21,50 €
EAN 9782073025708
Paru le 4/01/2024

Où?
Le roman est situé Algérie, principalement à Alger.

Quand?
L’action se déroule de 1988 à 1997.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Aïcha courut à travers le village. Ses jambes tremblaient et son cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Elle connaissait le mot, dhabahine, les égorgeurs. Dhabahine, dhabahine ! »
Algérie, 1988. Après les premières émeutes sauvagement réprimées, le mouvement islamiste montre sa puissance grandissante. La jeune Selma vit dans la proche banlieue d’Alger. Elle n’a qu’une passion, l’équitation, qu’elle pratique dans un centre non loin du village de Sidi Youcef, où se déroulera en 1997 l’un des épisodes les plus atroces de la guerre civile. Elle consacre tout son temps libre au dressage d’un cheval que tout le monde craint, tandis que les déchirements de l’histoire traversent sa famille comme toute la société algérienne : certains sont farouchement opposés aux islamistes, d’autres penchent pour le FIS, d’autres encore profitent du chaos pour s’enrichir… C’est dans ce contexte tragique que Selma apprendra à grandir, trouvant dans la relation avec son cheval et avec la nature un antidote à la violence des hommes. Bien que le martyre du village de Sidi Youcef éclaire d’une lumière terrible les trajectoires des divers personnages, ce roman reste constamment chaleureux et humain.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV culture (Mohamed Berkani)
Transfuge (Alexandre Fillon)
Benzine mag (Benoît Richard)
En Attendant Nadeau (Maya Ouabadi)
Mare Nostrum (Marion Poirson-Dechonne)
Untitled mag (Marie Heckebenner)
Le Matin d’Algérie
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
Blog Sur la route de Jostein


Amina Damerdji présente «Bientôt les vivants» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« SEPTEMBRE 1997
Les ruelles de Sidi Youcef n’étaient pas éclairées. Il fallait se contenter du halo des fenêtres pour guider ses pas. Les familles dînaient porte entrouverte ce soir-là. Moins pour l’air doux de la fin d’été que pour le nif, le nez altier, l’orgueil de montrer qu’elles n’avaient pas peur. Vint l’heure où les enfants rechignèrent à dire bonne nuit à leurs camarades. Ils voulaient clore d’un dernier but leur partie de football. Leurs mères savaient les rappeler d’une voix ferme, sans mettre un pied dehors, sans salir leurs mules d’intérieur dans la poussière d’une route même pas goudronnée. À quoi bon gaspiller l’argent public pour trois kilomètres de hameau étiré sur une crête en bordure d’une forêt qui finirait par tout engloutir ? L’État à cette époque avait beaucoup mieux à faire. Beaucoup plus à faire. À se demander, d’ailleurs, ce qu’il faisait vraiment.
Aïcha fronça ses sourcils. Elle, la petite fille déjà un brin autoritaire, pressait sa grand-mère pendant que celle-ci la peignait. Vite, Jida ! Noue ma queue-de-cheval, plus vite ! Ne vois-tu pas que le gâteau de riz va refroidir ? Elle ne supportait plus la lenteur des gestes de la vieille femme, ses coups d’éponge ralentis sur la table, ses grimaces quand elle se soulevait de sa chaise. Du haut de ses sept ans, Aïcha ignorait tout de la langueur des muscles qui s’amenuisent, des vertèbres qui se tassent, du ploiement douloureux des chairs. Elle s’agaçait. Un instant plus tôt, Mahfoud, son père, avait osé quitter la table sans finir son repas. Il avait laissé un fond de lentilles dans son assiette – sa seconde certes, et alors ? Était-il obligé d’obéir aux voisins qui le hélaient par les fenêtres pour aller jouer aux dominos ? L’horrible partie de la fin du week-end, ce moment injuste où on lui volait les derniers instants avec son père, avant que ne commence l’harassante semaine, le déchargement des containers sur le port qui lui fabriquait ces bras de géant. Mahfoud s’était levé en mastiquant. Il avait trempé un dernier morceau de pain dans la sauce puis il était sorti.
Aïcha bouillonnait. Comment ? Sa mère avait cuisiné un gâteau de riz, et à cause de ce jeu stupide son père allait le manger froid ? Alors qu’il était succulent tiède, quand le lait parfumé à la fleur d’oranger faisait fondre les grains sur la langue, pas quand le frigidaire avait rendu l’ensemble pâteux et collant ! Allez, Jida, le chouchou rose ! Il ceignait à peine ses cheveux qu’elle se dégagea et courut au-dehors, tenant l’assiette à dessert entre les mains. Jida sourit. Cette petite mourrait pour son père, selon l’expression arabe qui, pour dire l’amour, dit la mort. À pas de louve, Aïcha s’approcha de la placette où les hommes jouaient. Leurs cinq ombres se croisaient sur le tabouret qui servait de table pour le jeu et pour le thé. Son père lui tournait le dos. Elle se cacha derrière une façade. Elle allait lui faire une farce. Elle allait lui ficher une frousse dont ils riraient pendant des jours. Elle plaqua ses omoplates contre le mur, plaqua l’assiette contre son ventre rond puis sursauta. Des pneus venaient de crisser tout près d’eux. D’un réflexe du pouce, elle empêcha le gâteau de tomber. Les joueurs avaient levé la tête. L’inquiétude dessinait des vagues sur le front d’Achraf, le plus jeune. Des voix d’hommes qu’elle ne connaissait pas les apostrophèrent durement. Pour qui se prenaient-ils ? se demanda-t-elle en se fâchant. Les portes des camions s’ouvrirent et des hommes vêtus d’un uniforme sombre en sortirent. Exactement les mêmes qu’à la télévision. Elle était au courant. Elle n’était pas de ces enfants dont on bouchait les oreilles. Sa maison était de toute façon trop petite pour qu’elle n’entende pas les chuchotements de ses parents. Ils lui avaient expliqué : Ceux-là, tu ne dois pas les craindre, ce sont des militaires qui chassent les terroristes. Les joueurs de dominos se levèrent pour répondre aux questions. Quelqu’un assurait-il la protection du village ? Non, personne en particulier. Sidi Youcef était trop près d’Alger et des casernes pour s’auto-organiser en milices. Un rictus déforma le visage d’un des visiteurs.
Si Mahfoud avait été plus attentif à cette moue, s’il avait été plus fin observateur des mimiques qui contredisent les discours, il n’aurait pas tourné le dos aux soldats, ni laissé ses épaules retomber. Il ne se serait pas félicité : voilà bien une patrouille de sécurité consciencieuse ! Il se serait inquiété d’autre chose que de l’amertume qui gagnait la théière. Papa ! Un homme en tenue sombre brandit une hache. Trop tard, Aïcha. Le son n’est pas sorti de ta gorge. Tant pis pour ta conscience. Tant pis pour tes souvenirs d’enfance. La lame fendit le crâne d’Achraf, qui hoqueta sur le sol. Mahfoud bondit. Il était pataud pour déchiffrer les figures, mais il savait cogner. Il se jeta sur l’agresseur, lui asséna un coup de poing en visant le centre du thorax. Que se passait-il ? Le père d’Aïcha recula. Le treillis de son adversaire s’était craquelé. L’homme le toisa en ricanant puis, plaçant ses deux mains sur son torse, déchira le vêtement. Une toile marron brute apparut. Les joueurs brisèrent leur verre, les pieds des chaises, prêts à se battre mais se sachant perdus.
Des hommes bondirent des camions en poussant des cris gutturaux. Ils avaient enroulé des chèches noirs autour de leur tête. La drogue embrumait leurs yeux. Un khôl poudreux intensifiait le tracé de leurs cils. Ils étaient vêtus comme les jeunes du village, de jeans et de baskets avec, en plus, des sabres à leur ceinture. Aïcha n’avait jamais vu de si grandes lames. Les joueurs de dominos hurlèrent.
Aïcha courut à travers le village. Ses jambes tremblaient et son cœur battait si fort qu’il semblait vouloir sortir de sa poitrine. Elle connaissait le mot, dhabahine, les égorgeurs. Dhabahine, dhabahine ! Quelques villageois, alertés par les hurlements, se montrèrent aux fenêtres et sur les paliers. Ils secouèrent la tête devant cette petite qui s’égosillait en tenant une part de gâteau dans ses mains. Voilà à quoi jouent nos enfants maintenant, soupirèrent-ils. Eux-mêmes avaient cessé depuis longtemps de réprimander leur progéniture quand elle feignait d’arracher la tête d’un petit frère en brandissant une branche taillée en couteau. Ils ne virent personne devant ni derrière elle. Certains rentrèrent chez eux en grommelant. Un vendredi soir tout de même. D’autres restèrent, anxieux malgré tout.
La main vacillante de Hakima s’agrippa au cadre de la porte. Elle lisait de la terreur dans les yeux de sa fille. Elle monta péniblement à la terrasse. Son ventre lourd de trois grossesses se serra. Elle regarda à droite puis à gauche. À l’orée de la forêt, elle reconnut, grâce aux phares des camions, la silhouette de son mari allongé sur le ventre, et le dos de cette chemise qu’elle avait raccommodée tant de fois. Elle redescendit si précipitamment qu’elle manqua de se prendre les pieds dans sa longue robe d’intérieur. Elle saisit la casserole de lentilles ainsi qu’une poêle huileuse. De retour en haut, elle leva les bras au-dessus d’elle et fracassa les deux ustensiles l’un contre l’autre, sans se soucier de la nourriture qui coulait dans ses cheveux ni de ses épaules qui crampaient. Elle s’époumona. Ils sont là ! Les terroristes sont entrés dans la ville ! Entre-temps, d’autres habitants étaient montés à leurs terrasses et fracassaient eux aussi poêles, louches et casseroles, si usées qu’elles ne reflétaient pas un rayon de lune.

Selma gratta son front de ses ongles ras. Quel tintamarre ! Un bruit pénible qui réduisait à néant ses efforts de concentration. Elle repoussa ses fiches de médecine vétérinaire. Là-haut, sur la photographie, le cheval bai la fixait de ses grands yeux mélancoliques. La cicatrice qui fendait le sourcil de la jeune femme ondula. Quel son étrange. Ni sec comme les déflagrations des bombes qui avaient explosé tout l’été dans le centre-ville d’Alger, ni diffus et crépitant comme celui des tirs que terroristes et forces de l’ordre – policiers, soldats, parfois simples appelés ou même civils armés – échangeaient habituellement la nuit dans la forêt. Un bruit chaotique provenant de l’autre côté du mont boisé de Baïnem. Côté terre, pas côté mer où Selma et sa famille vivaient au milieu d’autres maisons cossues. Elle savait bien qu’en cas de heurts il fallait surtout s’éloigner des vitres. Nombreux étaient ceux qui, seuls dans leur chambre ou leur salon, avaient senti les balles siffler si près de leur oreille qu’ils en étaient devenus fous quand, pire, ils n’avaient pas été blessés. Pourvu que cette fois ce ne soit pas un son triste. Qu’au contraire un incident la fasse rire. Elle était à l’affût de tout ce qui était susceptible de déclencher son hilarité, de contracter fort les muscles de son ventre afin d’expulser cette nervosité que les événements, comme on les appelait, l’obligeaient à emmagasiner. Elle ouvrit grand la fenêtre. Rien au-delà du mur de ciment dont on avait dû doubler la hauteur. Les rues étaient vides comme toujours à cause du couvre-feu. Dans le jardin, une silhouette avançait vers le portail.
— Maya !
Son carré de cheveux blonds virevolta, découvrant deux clavicules faméliques. Sa cousine la défia d’un retroussement de lèvres.
— Tu ne vas pas m’interdire de faire mon travail, toi aussi ?
Selma remarqua l’appareil photo qui creusait son chemisier. Maya avait changé. Depuis qu’ils s’en étaient pris à Naïma, sa collègue, la bavarde qui riait si fort qu’elle dérangeait tout le monde au journal, elle n’était plus la même. Elle sortait parfois seule, sans chauffeur ni instruction de la rédaction, simplement munie de son objectif. Son récent séjour de repos dans le désert, offert à toute l’équipe par une direction inquiète pour ses employés, n’avait fait qu’aggraver son état. Onze journalistes soudainement extraits d’une guerre civile qui déchirait le Nord mais où ils avaient pris leurs marques, catapultés au Sud, dans un hôtel luxueux de l’oasis de Ghardaïa, sans autre occupation que la contemplation des étendues de sable rocailleux, plongés dans un silence à peine troublé par les jappements des fennecs chasseurs de sauterelles.
Maya avait passé son temps à l’ombre brûlante des palmiers-dattiers, écrasée par la chaleur du Sahara qui lui avait ôté ses dernières résistances face au reflux de souvenirs. Elle avait ainsi vu défiler, comme les pages d’un album que quelqu’un aurait feuilleté à sa place, ces images qu’elle pensait avoir laissées derrière la porte de la chambre noire. Au bout d’une semaine, la cousine de Selma était rentrée plus mal en point qu’elle n’était partie. Irritable, les paupières boursouflées et les épaules secouées de tics nerveux. Elle restait pourtant belle. D’une beauté à vif, aux angles abrupts.
Une ouverture sur la rue se découpa dans le grand portail. Tu n’as qu’à venir, nargua-t-elle Selma avant d’enjamber le seuil de métal. Où ? À Sidi Youcef. Une attaque est en cours. Selma enfonça la pulpe de ses doigts dans le cadre plein d’échardes. Elle lui avait interdit de mentionner le village. Pas en sa présence. Pas depuis qu’elle avait cessé de rendre visite à Hakima et à Mahfoud dont les genoux s’étaient cornés à force de prier Dieu de leur rendre leur fils. Et puis il y avait Jida, la grand-mère d’Adel que Selma adorait parce qu’elle lui faisait penser à sa propre grand-mère, Mima, même si la première venait de l’Est kabyle et la seconde de l’Ouest tlemcénien.
— Je te suis.
Maya vit les jambes arquées de sa cousine apparaître en haut des marches de ciment. Était-ce dangereux ? Le sourcil fendu de Selma remonta haut sur son front. Maya soupira. Non. Sidi Youcef jouxtait une des principales casernes de la capitale. Il ne pouvait rien leur arriver. Elle referma précautionneusement le portail derrière elles. Inutile de réveiller les autres. L’angoisse avait écourté suffisamment de nuits dans cette famille. Les deux jeunes femmes traversèrent la forêt, feux éteints.

De sa terrasse, Hakima vit la lame de la hache disparaître dans le cou de son mari. Puis les tueurs entrer dans les maisons en défonçant les portes. Ils sortaient d’abord à coups de pied les hommes qui n’avaient ni armes ni endroit où se cacher. Ils les traitaient de traîtres, de vendus à la solde du gouvernement, de kouffar, de mécréants. Ils les égorgeaient sur les paliers. Puis ils allaient chercher le reste de leur famille.
Hakima avait encore deux enfants avec elle, son petit dernier, Hafid, qu’elle sortit des draps et Aïcha, qu’elle trouva recroquevillée dans les bras de Jida, la manche pleine du gâteau de riz qu’elle avait renversé sur la table. Hakima chercha de ses yeux affolés une cachette. Elle se creusa la cervelle. Elle courut dans la chambre, ouvrit les placards. Pas assez profonds. Derrière la cloison, elle entendit le couple de voisins murmurer : Je te tuerai. Avant leur arrivée, je te tuerai, puis je me tuerai moi-même. Elle repartit, chancelante, dans le salon. Ils se rapprochaient. Ils venaient de faire tomber leur antenne parabolique en psalmodiant. Ils envahirent la maison d’en face. Hakima reconnut la voix de Sofia, sa voisine qui allaitait encore, les implorer d’épargner son nourrisson puis des râles rauques quand les lames tranchèrent les cous. La seule issue était de monter à la terrasse puis de sauter de l’autre côté de la rue, au risque de se casser un bras ou une cheville. Elle fuirait, même blessée, même en rampant dans les ronces. Aïcha et Hafid la suivirent en lui tenant la main dans les escaliers. Leurs paumes glissaient dans les siennes. Les enfants se retournèrent. Et Jida ? Leur grand-mère les regarda en secouant la tête. Elle se sentait trop vieille, trop fatiguée. Elle attendrait son sort sur cette chaise. Aïcha poursuivit son ascension, le poignet tordu de douleur. Une fois en haut, la petite eut le vertige. Elle refusa de sauter. Hakima demanda pardon à Dieu et la poussa dans le vide. Puis elle ferma les yeux. Un, deux, trois. Elle rejoignit ses enfants dans les broussailles. »

Extrait
« Ce qui le passionnait, lui, Brahim Bensaïd, ce qui donnait du sens et de la chaleur à sa vie, se résumait en sept lettres: soigner. Soigner, réparer, rendre aux enfants leur sourire malicieux, voir le soulagement épanouir le visage des mères, recevoir leur gratitude sous forme de gâteaux au miel et aux amandes. Bien sûr, il aurait aimé gagner davantage. Acheter une citerne plus grande pour se doucher à l’eau courante même quand les coupures duraient une semaine. Il aurait voulu gâter sa mère. L’emmener au restaurant. Offrir à Zyneb des tenues affriolantes et de la lingerie fine qu’il aurait fait glisser sur ses cuisses. Et puis il y avait Selma. L’équitation coûtait cher. D’autant qu’un jour sa petite fille deviendrait étudiante. Anticipe, Brahim, tu ne vas pas la laisser gâcher ses chances en Algérie. Envoie-la en France. Charef avait aiguisé ses arguments. Certes, son nouveau salaire de chef de service permettrait quelques améliorations, mais elles ne suffiraient pas à une vie en devises de l’autre côté de la Méditerranée. Voulait-il continuer à faire vivoter sa famille dans une maison délabrée? Même pour un médecin les temps étaient devenus difficiles. Quand l’accepterait-il ?
— Tu n’auras rien à faire. Juste à nous passer les commandes et à empocher ta commission.
Brahim se racla la gorge. Il prit une profonde inspiration et posa sa main large sur l’épaule de son cousin. Il ne voulait pas le blesser mais c’était non. Il ne tremperait pas dans ce genre de combines. Et il refusait de frayer avec des généraux corrompus. » p. 68

À propos de l’autrice
Bientôt vivantsAmina Damerdji © Photo Francesca Mantovani

Amina Damerdji est née en 1987 en Californie; elle a grandi à Alger jusqu’à la guerre civile puis en France, notamment en Bourgogne où elle commence à écrire de la poésie puis à Paris où elle réside aujourd’hui. Elle a aussi vécu deux ans à Madrid et passé plusieurs mois à Cuba. Chercheuse en lettres et sciences sociales, elle a publié des textes dans plusieurs revues de poésie et a écrit, en 2015, un recueil Tambour-machine. Elle est co-éditrice de la revue La Seiche. Après Laissez-moi vous rejoindre, son premier roman, elle publie Bientôt les vivants en 2024. (Source: Babelio / Lettres capitales)

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