Les vallées closes

vallées closes

En deux mots
Dans un village du Luberon la rumeur enfle. Un fonctionnaire aurait abusé d’un jeune homme handicapé mental. Un scandale qui va forcer Paul-Marie à prendre la fuite, chassé par les bas instincts d’une communauté archaïque qui ne cherche pas à savoir ce qui s’est vraiment passé.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

L’enfer dans un petit paradis

Passant de la littérature jeunesse à celle pour adultes, Mickaël Brun-Arnaud nous offre un premier roman qui fait la part belle aux bas instincts. Des drames en cascade, livrés dans un langage cru, vont secouer un village du Luberon. Une tragédie sur fond d’intolérance.

Ce roman, c’est d’abord une ambiance. Celle, lourde et impitoyable qui règne dans un village de Provence, du côté de Digne. Ici la vie est dure et la rumeur se répand comme une trainée de poudre. Avant même que le facteur ait terminé sa tournée, tout le monde est au courant des derniers ragots. C’est dans ce décor digne d’un western que la foudre va s’abattre sur Paul-Marie, que l’on soupçonne de pédophilie, lui qui a pris sous son aile un jeune homme différent. Employé à la mairie, il a réussi à faire sortir Enzo de la ferme où il s’occupait de chèvres et, malgré sa déficience mentale, à lui offrir un stage de deux mois dans le service comptable où il travaille. Une occasion en or pour s’émanciper aussi d’une mère par trop protectrice, pour ne pas dire étouffante.
Mais l’expérience va virer au fiasco, obligeant Paul-Marie à venir se réfugier chez Claude, sa mère. Le prénom épicène de cette dernière lui colle à la peau, elle qui a été élevée comme un homme et s’est retrouvée prise dans le piège que lui a tendu Marius, devenu son mari. Un homme violent régnant en maître absolu sur la famille. «Pour Marius, Claude était un meuble, un meuble qui faisait la cuisine et qui élevait ses mômes; un canapé distendu dans lequel il pouvait vider ses couilles en frottant sa petite bite entre les coussins. Avoir eu deux gosses dans ces conditions relevait du miracle: le fait que deux fantassins aient pu filer et remonter jusqu’à ses ovaires sans crever sur le trajet était plus digne de figurer dans la Bible que l’Immaculée Conception».
Danny, son premier fils, sera victime d’un grave accident de voiture qui lui coûtera la vie, alors il reporte son fiel sur Paul-Marie, car ce dernier se refuse à adopter les codes de la virilité, à se régaler de parties de chasse, notamment quand le gibier est de sexe féminin. Lui est davantage troublé par les hommes. Un penchant inacceptable au sein de ce microcosme dont la cruauté n’a aucune peine à se hisser à la hauteur de sa bêtise, répandue avec un langage basique, cru et sans nuances. Ici les pédés ne sont pas les bienvenus, pas plus que les fadas.
Jusqu’au dénouement, qui vous laissera pantois, Mickaël Brun-Arnaud réussit à tenir le lecteur en haleine avec des scènes de violence ordinaire qui n’épargnent pas davantage les animaux que les hommes ou les enfants. Là où la loi du plus fort est aussi celle du plus bête, il n’y a guère d’échappatoire possible. Avec ce roman noir qui met en scène de bas instincts, l’auteur réussit son passage de la littérature jeunesse à la littérature pour adultes.

Les vallées closes
Mickaël Brun-Arnaud
Éditions Robert Laffont
Premier roman
288 p., 20 €
EAN 9782221264492
Paru le 19/01/2023

Où?
Le roman est situé en Provence, dans le Luberon, entre Apt, Digne, Avignon, Saignon, Gargas.

Quand?
L’action se déroule de de 1979 à 2016.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Comment ce monde incolore avait-il eu la cruauté, l’impertinence, la folie, de faire naître en son sein un garçon en couleurs?»
Qui peut dire ce qu’il s’est vraiment passé cette nuit où Paul-Marie, employé de mairie bien sous tous rapports, a recueilli chez lui Enzo, jeune adulte atteint de déficience intellectuelle ?
Dans ce village reculé de Provence où les préjugés sont rois et où l’on condamne toute forme de différence, la vérité importe peu. Et Paul-Marie est contraint de se cacher dans le grenier de Claude, sa mère, pour échapper à la vindicte populaire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Laura Vitali)

Lecteurs.com (Florence Mur)
Blog Aude bouquine
Blog Les lectures de Chloé
Blog Des livres des livres


Mickaël Brun-Arnaud présente «Les vallées closes» © Production Éditions Robert Laffont

Les premières pages du livre
« 1. Claude
Décembre 2016
L’eau qui ruisselait du toit donnait à Claude, avachie sur son vélo, l’impression que la maison avait du chagrin. Les métaphores, pour elle qui n’en utilisait presque jamais, n’étaient que des mots gorgés d’une pluie dans laquelle on infusait ses sentiments: du pisse-mémé inutile, pestait-elle en massant vigoureusement sa hanche avant de reprendre la route, comme pour en racler l’arthrose. Cette pluie-là, métaphore ou non, elle tombait sans relâche sur les champs misérables depuis la mi-novembre ; et si les nuages se voulaient pour certains des bénitiers célestes, pour Claude rien ne laverait jamais ses terres natales des péchés qui y grouillaient. Engourdie, la septuagénaire soupira en regardant sa vieille ferme étriquée à trois étages. Après ses courses, elle allait encore devoir en gravir les marches, sans rambarde ni ascenseur – et sans la moindre volonté que ça change.
Comme Claude, la maison avait vécu. Les murs de la baraque étaient constellés de cloques prêtes à éclater si on les perçait du doigt ; une peau gorgée des furoncles du temps, boursouflée de cris, abcès de frustrations et de colères passées. Claude avait si souvent surpris Marius, la peinture sous les ongles, arrachant le crépi qui s’émiettait comme la croûte du pain de la veille. « T’sais bien, Claudette, j’ai jamais aimé ce qui dépasse », grognait-il sans arrêt, ses doigts sales dans la bouche, les incisives tachées du sang de ses cuticules et de la crasse de ses chantiers.
Et il a mis un point d’honneur à le prouver tout au long de sa vie, ce con, songea Claude en saisissant le guidon de son vélo rouillé pour rejoindre le centre-ville.
Le pied sur la pédale, elle eut un dernier regard ennuyé pour les combles humides de la bâtisse où machinalement, même après la mort de Marius, elle continuait de cacher tout ce qui dépassait ; à l’endroit exact où jadis, parce qu’il se voyait trop sous sa poitrine, elle avait remisé son cœur.

— T’as des nouvelles ? demanda Marie, la pharmacienne, la salive souillée par la curiosité.
— Des nouvelles de qui ? fit mine de s’étonner Claude.
Quitte à ce qu’on viole son intimité, elle voulait qu’on s’y prenne franchement, sans se foutre de sa gueule.
— Tu sais bien, d’ton gamin… Ça fait un petit moment que personne n’a vu sa voiture sur le parking de la mairie, ou même d’avant chez lui, à Saint-François. Ils lui avaient pas filé une aut’ place en attendant que ça se tasse ? Ah bah, tiens, madame Mérignan, lança la commerçante à une dame en scooter électrique, votre commande est bien arrivée ! Non non, vous n’aviez pas réglé, hein, on ne fait jamais régler d’avance ici, on n’est pas des voleurs… Je suis à vous tout de suite, d’accord ? Oui, voilà, c’est ça, douze euros cinquante. Non, on prend pas les chèques ; j’arrive, oui… Tu disais, Claudette, ton petit ?
— Ils l’avaient flanqué au magasin, si, mais il est parti au bout de trois semaines, répondit Claude en fourrant le sachet d’anticoagulants dans la banane multicolore qu’elle portait à la taille, avant d’en refermer brutalement le zip. On peut pas dire que ça lui plaisait, d’être magasinier ; quand t’as été comptable toute ta vie et que t’as fait toutes les études pour…
— Après, c’est bien qu’ils lui aient trouvé queq’chose, non ? Vu les circonstances… T’sais que j’aime pas les ragots, mais bon… Faut pas mordre la main de celui qui t’emploie, quand même.
Silencieusement et sans l’ombre d’un remords, Claude aiguisait les poignards qu’elle imaginait lui planter entre les côtes jusqu’à ce qu’elle se vide de son suc. « Comme le gibier, disait son père, vise bien la chair. Gaffe à pas ricocher sur un os, Claudio. Non, la bête, tu la tues par l’avant, comme un homme. Y a bien que les lâches qui tuent par-derrière. »
— Je te dois quelque chose, Marie ? Pour les médocs ? dit-elle soudain en froissant l’ordonnance que la pharmacienne lui rendait et en rangeant sa carte Vitale.
— Non, non, t’es à cent pour cent, ma belle. Pas de nouvelles, alors… Tu sais pas où il est…
— J’sais pas, non. Un jour, il a pris sa voiture, il a mis de l’essence chez Inter’ et il est parti sans rien dire à personne sur la route de Digne ; et y a dégun qui l’a revu depuis. J’y vais, Marie ; l’bonjour à Didier.
— Belle journée, Claudette, à bientôt hein. Allez, c’est à vous, madame Mérignan !
Cette fois-ci, c’est elle qui lui tourna le dos ; mais l’autre n’avait pas la galanterie du chasseur. Pensant Claude trop sourde pour l’entendre, la pharmacienne confia à sa cliente suivante :
— Moi, si j’étais elle, j’oserais même pas sortir de chez moi… Je déménagerais, même !
Seulement, Claude n’était pas sourde, non. Elle était trop fière et trop conne pour changer de pharmacie, mais sourde, ça non, elle ne l’était pas.

— Claudette, je te laisse les viscères ou je les jette ?
— Mets-les toujours ; je préfère qu’il soit entier.
Personne n’utilisait jamais son prénom tel quel ; depuis qu’elle était gamine, tout le monde se permettait d’y rajouter un petit quelque chose. Elle, elle s’en fichait bien de son prénom. Lorsque la libraire du bas de la rue lui avait confié qu’elle a-do-rait les prénoms épicènes, Claude avait d’abord pensé qu’elle n’en avait jamais mangé. La cuisine indienne, ça lui avait toujours filé la courante. Plus tard, quand elle avait découvert la signification du mot « épicène » en zappant sur la deux, elle s’était sentie drôlement bête ; mais elle avait fait comme elle le faisait toujours, elle avait arraché le sentiment avant qu’il ne s’incarne et s’était fait une tasse de tilleul dans lequel elle avait lâché une larme de cognac. « Quand y a queq’chose qui te gêne, soit tu l’ignores, soit tu l’arraches, Claudio ; mais tu viens pas te plaindre pendant trois jours que ça te gêne ; c’est pas le genre de la famille. »
« Claudio », « Cloclo » ou bien « bonhomme » – dans les ramifications effeuillées de sa mémoire en friche, Claude n’arrivait pas à se souvenir d’une seule fois où son père l’avait appelée « Claudette » ou « Claudie », comme tout le village le faisait. Le prénom « Claude », c’était lui qui l’avait choisi, et personne n’avait rien eu à y redire dans la maison. Puisque les saisons étaient dures et son avenir tracé, le vieux lui avait donné un prénom solide, rapide et facile à prononcer. À la lame rouillée de la faucille qu’il portait toujours à la ceinture, le père Chauvel s’était appliqué, pendant toute sa courte vie, à tailler la moindre fleur de féminité qui aurait pu pousser dans le jardin de sa fille. À commencer par son prénom.
— Ça va te faire beaucoup, un chapon, toute seule, comme ça… Tu le manges sur plusieurs jours ?
— Je le congèle ; c’est pas interdit, non ? Mets-moi aussi des pommes dauphine et des haricots verts. Un peu plus… Ouais, là c’est bien. L’espace d’un instant, j’ai cru que t’allais m’empêcher de manger ce que j’veux…
— Non, bien sûr, j’te fais ça, Claudette. C’est juste que quand j’ai vu ta commande, j’ai cru que tu recevais du monde. J’me suis dit « C’est chouette pour Claudette, y a pas beaucoup de passage là-haut »…
— Qui voudrais-tu que je reçoive ? Le préfet ? se moqua Claude en tendant sa monnaie pour payer. T’sais bien que j’ai plus de famille ici… Mais si t’as une idée, hésite pas à m’en faire part. Tu pensais à qui ?
— Personne, Claudette ; personne… Tiens, v’là ton sac ; je t’ai rajouté un peu de farce. Non, non, garde tes sous ; c’est pour moi. Ça me fait plaisir, t’sais, c’est l’esprit de Noël.
— Très aimable de ta part. Passe de bonnes fêtes, Gérard.
En quittant la boucherie Maurin, Claude sentit les regards des mémères aux ongles longs. « V’là qu’elle s’est retrouvé un homme, à son âge », disait-on dans les fourrures synthétiques, sous les permanentes peroxydées, les créoles en plaqué or et les vapeurs dégueulasses des parfums contrefaits achetés au marché de Vintimille. « V’là qu’elle reçoit un Jules mais qu’elle veut pas dire qui c’est, la fille Chauvel. » Un homme, rit intérieurement Claude en écartant la marée des morues endimanchées : après ce que lui avait fait subir Marius, elle avait vraiment aucune foutue envie de se farcir un type qui s’appellerait Jules… Quitte à avoir du César à la maison, à la rigueur, elle pourrait prendre un deuxième chien. Un doberman, à la campagne, c’est sacrément plus utile qu’un homme.

— Des gauloises ; les blondes, comme d’habitude, Claudette ?
— S’il te plaît ; et si c’est possible, je préfère avoir la photo des poumons noircis que celle de la bonne femme avec le trou dans la gorge. L’autre fois, c’était ton collègue, et il a pas fait gaffe.
C’était pas que ça dégoûtait Claude, le trou dans la gorge de la dame ; non, elle en avait vu, des bizarreries médicales en soixante-dix ans de vie, en venant d’une des régions où l’on détenait le record de cas d’alcoolisme fœtal et de broncho-pneumopathies… Elle se disait juste que, si elle aussi devait se promener avec une canule dans le gosier pour respirer, elle aimerait pas tellement qu’on la voie comme ça, les muqueuses exposées sur du papier glacé, les nécroses à l’air libre. Alors que les poumons cancéreux, eux, on leur voyait pas la tronche. C’est foutument logique : quand on n’a pas d’yeux, on est tout de suite moins sensible au regard des autres.
— Au fait, Claudette…, reprit Tommy, le garçon du tabac. Tu m’avais demandé pour mon cousin, celui qu’installe les poêles à granulés, ça t’intéresse toujours ? Il a des interventions jusqu’à fin décembre, mais y devrait pouvoir te caser les travaux en janvier, s’tu veux. Faut qu’il vienne voir un peu l’existant.
— Ça tombe vachement mal, en fait. Tu le remercieras, mais je crois que j’ai une fuite sous les tuiles et ça me fait perdre pas mal de chaleur… J’vais d’abord faire venir le couvreur, puis j’te redirai.
— T’sais, ça coûte rien le devis, Claudette, hein ? En plus, je crois qu’il pouvait passer le 24, il est en r’pos.
— Non, je t’assure, Tommy ; pour le moment, je préfère pas. Y a de l’eau partout et j’sais pas quand est-ce que j’aurai le temps de m’occuper de tout ça… Laissons passer les fêtes. L’bonjour à Julie.
— Bon, comme tu veux, Claudette. Attends, tes centimes ! dit-il en se plaquant sur son comptoir.
— Garde-les, Tommy. J’pense que ça suffira pas pour payer le couvreur… Bon Noël.

La première bouffée, c’était la meilleure : c’était celle qui avait le plus le goût du plomb. Quelque part, ça lui rappelait celui des pièces de cinquante anciens francs ; celles qu’elle mettait dans sa bouche pour pas les perdre, sur le chemin communal, avant de partir s’acheter des bonbecs. C’était peut-être le mercure, ou le méthanol, le carburant qu’on mettait dans les fusées – elle avait vu ça sur un autre paquet qui se prenait pour un dictionnaire ; mais cette première taffe métallique était tout ce qu’elle recherchait lorsque, haletante dans la montée, elle trouvait sa respiration dans l’incandescence d’un bâtonnet tueur. Quelque part, ce goût de sang et de métal, elle pouvait pas s’empêcher de l’associer à la sensation du travail bien fait, à la pièce qu’elle attendait comme une carotte, au « C’est bien, Claudio, t’es un bon gars, va t’acheter du Zan et laisse-m’en un bâton, tu veux » de son père qui lui caressait la tignasse comme un chien qu’il récompensait. Voilà ; cette cigarette sur le chemin du retour à la ferme, elle avait fort le goût du Zan. Sauf qu’à force d’en bouffer, c’étaient pas ses dents qui devenaient noires…
Juste tes poumons, Claudie, pensa-t-elle en écrasant le mégot sous son sabot et en reprenant les pédales. Mais bon, ça, à part le radiologue et cet incapable de médecin traitant, y aura jamais personne pour les voir.

— C’est à cette heure-ci que tu te lèves, toi ? Viens là, pépère, je vais te donner ce qui faut.
Sur la départementale 101, avant d’arriver à la Cerisaie et à Gargas, Claudette reprenait la route du Chêne et tournait à droite sur le chemin du Coulet, où se trouvaient la maison et les champs des Chauvel depuis des générations : ceux de son père, du papé, de l’arrière-grand-papé… Souvent, les voisins qui la croisaient en voiture sur la montée lui criaient : « Té, Claudette, je te dépose, t’y es pas fada d’aller à bicyclette par ce froid ? Pourquoi tu prends pas tout droit sur la sortie d’Apt pour tourner au Chêne ? Fais pas ta bécasse, monte, Claude ! » Mais toujours Claude refusait ; ça lui importait peu d’avoir la goutte au nez, des palpitations au cœur et la couture du jean qui lui frottait l’entrejambe quand elle levait pas assez les genoux. « N’accepte jamais plus que l’bonjour d’un voisin, Claudio, lui conseillait son paternel en voyant arriver la voisine avec un sourire généreux et une cagette de bigarreaux pas assez mûrs ; quand ces bêtes-là mettent le pied dans la porte pour te donner des fruits, t’es jamais à l’abri qu’elles veuillent y passer le bras pour te prendre aut’chose… »
— Qui c’est qui veut ses croquettes ? Hein, Whisky, mon gros ? fit Claude en déposant son vélo contre le tracteur et en caressant la tête du berger allemand à l’oreille dentelée. Viens, pépère, viens.
Dans un Tupperware où Claude avait longtemps mis la gamelle de Marius, Whisky se régalait chaque matin et chaque soir de ses repas déshydratés qui avaient nourri tous les chiens de la famille jusqu’à les tuer en leur flinguant les reins. Une fois le récipient vidé, il regardait Claude, penaud, avec son air de « J’en veux encore ».
— Ça, c’est un bon garçon, Whisky ; faut bien garder la maison, mon gros.
Whisky. Quel nom de merde pour un chien ; encore une des brillantes idées de Marius. Rien que sur les quelques maisons qui bordaient le chemin jusqu’à la 83, Claude connaissait un bâtard qu’on avait appelé « Guinness », un bouledogue baptisé « Cognac » et un chat à trois pattes qui répondait à « Martini ». En regardant les cadavres de bouteilles, les culs brisés et les cubis éventrés que feu son mari avait entassés près du grillage et qu’elle n’avait jamais eu le courage de foutre dans la brouette pour aller les jeter, elle se disait que dans le coin, les apéros en semaine étaient sacrément plus sacrés que la messe du dimanche.
— Personne n’est venu, hein, mon gros ? Je compte sur toi, tu lui mords le cul à celui qui s’approche.
Parce qu’il était bientôt 7 heures et que, même veuve, la servitude coulait dans ses veines comme une habitude, Claude rejoignit sa cuisine, rangea ses courses et mit le four à préchauffer. Dans les escaliers de la maison où le culot sans ampoule vacillait avec le vent, elle pesta en montant les marches qui, sous l’humidité du sol, se déchaussaient de leurs tomettes et fendaient les talons imprudents et les chaussettes en laine les plus épaisses. Arrivée devant la porte du grenier, Claude s’apprêtait à frapper trois coups, mais on lui ouvrit dès le deuxième.
— Tu peux m’suivre dans deux minutes, lâcha-t-elle sans le regarder dans les yeux en commençant à redescendre. Laisse-moi juste le temps de fermer les tanches de la maison et d’éteindre le salon.
— J’arrive, je prends ma machine, répondit-il de sa voix souriante.
Sans le voir, aux seuls gémissements insupportables des roulettes, elle sut que c’était une de ses mauvaises journées.
Puis ils descendirent les marches, l’un à la suite de l’autre, sans échanger un mot ; sur leur passage, volets, fenêtres et rideaux se fermèrent dans une volée macabre, déployant les ténèbres sous les charpentes. Dans ce rituel maladif se terrait une sale inquiétude : celle que l’on puisse, à travers le bois fendillé, voir ce que Claude cachait, là, derrière…
« N’accepte jamais plus que l’bonjour d’un voisin », résonnait encore la voix de son paternel dans sa tête, tandis qu’elle guettait les phares au-dehors, le front contre les persiennes. « Parce que tu sais jamais, mon Claudio… Tu sais jamais ce qu’ils pourraient aller raconter après. »

2. Enzo
Avril 2016
Les chèvres, c’est quand même vachement moins compliqué que les filles, pensait-il en refermant l’enclos d’Élise et de Bandita. Et pour plein de raisons.
Déjà, les chèvres, elles viennent quand on les appelle. Contrairement aux filles. Il suffisait que leur mère leur ait appris que c’était au mec de tout payer, et il en venait à claquer sa paye du centre en plusieurs passages chez Naf-Naf, Pimkie, Claire’s et un menu Filet-O-Fish, petite salade avec un Coca Zéro alors que tout le monde sait que c’est plein d’additifs et qu’il vaut mieux boire un vrai Coca parce qu’il y a moins de saloperies dedans.
Une autre bonne raison de préférer les chèvres aux filles : on peut s’occuper d’elles toute une journée, et c’est pas parce qu’on oublie de leur envoyer un texto avant de se mettre au lit et qu’on continue de mater son animé qu’elles refusent de te donner du lait le lendemain ; comme ça, parce qu’elles en ont le pouvoir, pour te couper tes attributs. Et puis la chèvre, elle ment jamais sur ce qu’elle ressent ; tu sais quand ça va, tu sais quand ça va pas, y a pas de minauderies ou de faux-semblants. Quand ça va pas elle te donne un bon coup de cornes dans le bide, et tu sais tout de suite pourquoi tu dois repasser à la fin de la tournée pour la traire ou la brosser.
Malgré les coups de corne et le fait de se lever très tôt, ça lui plaisait bien de bosser à la chèvrerie de l’établissement spécialisé d’aide par le travail.
C’était un gamin différent, un gamin atteint d’une déficience intellectuelle légère à modérée, mais en vrai, il savait pas mal de choses pour un jeune qui suivait pas l’école ordinaire. Ce gamin-là, il s’appelait Enzo ; et si son père disait à qui voulait l’entendre que son fils était con et qu’il était pas sûr qu’il soit de lui, l’éducatrice du foyer, elle, disait que c’était parce que Enzo il avait pas la même intelligence que tout le monde, voilà tout.

Enzo adorait travailler pendant la saison du fromage ; car contrairement à ce que tous les gens croient, le fromage, c’est comme les pêches : parfois, c’est pas qu’on veut pas en vendre, mais seulement c’est pas la saison. À Saint-Christol – et pas Saint-Christol-d’Albion, y a que les Parisiens pour dire Saint-Christol-d’Albion – on travaillait l’AOP Banon, et dans les troupeaux de chèvres, on avait une majorité de provençales, un peu d’alpines et quelques Rove aux cornes torsadées. « Les marseillaises, disait Julien en crachant des mucosités noirâtres et en s’en rallumant une petite pour passer le goût du petit-lait, avec des cornes comme ça, faudrait pas s’étonner qu’elles soient cocues ! » On rigolait des bêtes, mais on faisait super gaffe à ce qu’elles soient bien, les chèvres, parce que les provençales, il en restait pas des masses dans le monde ; mille spécimens à tout casser, répartis entre les vingt-quatre éleveurs et producteurs de lait de la Haute-Provence. « La fierté régionale, mes cornues », s’exclamait Julien en activant la traite.
Julien, c’était son encadrant professionnel, un gars sympa d’une trentaine d’années aux mains burinées et aux ongles jaunis par les efforts. C’était pas qu’Enzo ait besoin d’être encadré plus que les autres – il connaissait bien le métier d’éleveur-fromager, ça faisait déjà deux ans qu’il était là et qu’il en apprenait les nuances et les subtilités – simplement, Enzo était un garçon de vingt ans à qui on en donnait un peu moins. Beau garçon, c’était certain ; mais sur ce visage de poupon aux joues roses, y avait quelque chose d’inhabituel, cet air de ravissement perpétuel, ce demi-sourire collé aux zygomatiques, aux mariages comme aux enterrements. « Sauf que dans le deuxième cas, c’est beaucoup plus gênant sur les photos », en rigolait mamie Nana, la maman de sa maman, en lui resservant une portion de couscous. Mamie Nana, elle rigolait toujours de tout, du moins jusqu’à ce qu’elle meure elle aussi ; et tout au long de la cérémonie, Enzo s’était demandé si, coincée entre ses quatre planches, ça la faisait toujours marrer d’avoir un type handicapé qui était incapable de faire la gueule à son enterrement.

— Tu donnes pas de foin aux filles, aujourd’hui, Enzo. Il fait beau, on va grimper sur le plateau.
— Mais j’allais pas en donner, du foin, se justifia Enzo. J’allais juste dire bonjour à Bandita.
— Fais attention, parce que quand tu entres dans les enclos, elles ont l’impression que tu vas les nourrir. Je t’ai déjà dit, faut pas qu’tu y entres pour un oui ou pour un non. Elles comprennent pas, après, les chèvres.
— J’suis pas entré dedans.
Enzo se corrigea :
— Enfin si, j’suis entré, mais pas longtemps, en vrai.
— Passe-moi mes godasses de rando qui sont sur le tonneau. Je vais monter au pré aujourd’hui, ça va leur faire du bien après cette semaine dégueulasse… Tu t’occupes des enclos pendant que je les sors et tu prends quelqu’un pour t’aider ; c’est fou ce qu’elles pissent dès qu’il pleut…, dit Julien en donnant un coup de botte en plastique dans la paille humide et puante. On en est à combien là, en sortie ? Pas trop en retard ?
— Soixante-douze jours, répondit Enzo en regardant le tableau Velleda où les éleveurs notaient le poids des chevreaux, les sorties de lait et les jours de pâturage. Ça va, je crois.
— Ouais ; va pas falloir que juillet soit pourri, sinon on est dans la mouise…

Ce qu’Enzo aimait le plus, dans la vie, c’était son métier, regarder des vidéos sur YouTube, les sorties au centre commercial Cap Sud et les jeux Pokémon sur toutes les plateformes, mais surtout sur son portable, parce que le jeu était trop stylé et que tu pouvais devenir un dresseur dans la vraie vie et rencontrer d’autres dresseurs de super niveau et peut-être des youtubeurs, et lui aussi il avait une chaîne YouTube sur les Pokémon mais y avait vraiment que les gens du centre qui étaient abonnés, et puis Julien ; mais c’était devenu un compte fantôme. Enzo se voulait un dresseur talentueux et appliqué, mais depuis que Geneviève, sa mère, avait décidé que sa passion était dangereuse pour son bien-être et qu’elle provoquait chez lui des débordements comportementaux ou des manifestations émotionnelles trop fortes, il n’avait plus le droit de jouer à Pokémon Go, ni l’autorisation de télécharger des applications tout seul sur son portable. S’il en voulait une nouvelle, il devait chaque fois lui demander le mot de passe et lui expliquer calmement ce qu’était l’application, pour rétablir un lien de confiance et montrer qu’il était capable d’avoir un comportement responsable dans son addiction aux supports vidéoludiques. Pourtant, dans une pulsion contradictoire, sa mère continuait de lui acheter tous les produits dérivés qu’il désirait. Dans la chambre d’Enzo du centre éducatif de Saint-Christol, son amour dévorant pour les Pokémon se repaissait des murs en crépi comme des étagères ; et quand Geneviève avait eu la malchance de reposer un Typhlosion sur l’étagère des Pokémon de type plante, elle avait provoqué chez Enzo ce que sa psychologue de l’époque avait appelé un accès de colère, ou un effondrement autistique. Mais Enzo n’avait pas été d’accord avec la thérapeute ; pour lui, et il l’avait hurlé distinctement à ce moment-là à sa génitrice en lui donnant des coups de pied dans les côtes, sa mère avait juste fait de la merde.

— Julien, reprit un Enzo enjoué pendant que l’autre libérait les bêtes, j’t’ai déjà dit que dans Pokémon, à partir de la sixième génération, y a un Pokémon chèvre qui s’appelle Cabriolaine et qu’il évolue en un Pokémon bouc qui s’appelle Chevroum ?
— Ouais, Enzo, répondit Julien sans se retourner, en menant le troupeau vers la sortie et en crachant un nouveau mollard anthracite dans l’herbe mouillée. Environ un milliard de fois.

Ça lui arrivait souvent, de répéter les choses un milliard de fois. Mais il y pouvait rien, Enzo : c’était sa façon à lui de dire ce qui le passionnait. Parfois, répéter, c’était aussi sa seule façon de dire qu’il avait peur ; d’exprimer toute l’irrationalité de ses émotions et son incapacité à solliciter une forme évoluée et efficace d’abstraction pour se rassurer ; d’ouvrir la porte branlante de la chambre de son esprit pour montrer tout le bordel à l’intérieur. Répéter, répéter pour vivre, pour exister et prendre conscience qu’on existait – répéter pour faire exister aussi, pour donner du corps à ce qu’on répétait. Mais c’était pas toujours beau, ce qu’on créait, ces golems de pensée, les Grolem, les Gravalanch ; et on répétait parfois à l’infini ce qu’on voulait oublier jusqu’à ne plus être capable de l’oublier. On répétait et on matérialisait l’innommable dans sa tête, on sentait le crâne s’ouvrir sous la pression, l’os frontal qui se désolidarisait de l’os pariétal dans un craquement sec. On sentait l’angoisse, cruelle et caustique, qui liquéfiait la cervelle, et on la voyait couler par les yeux dans une incontinence cérébrale qu’aucune couche ne pouvait retenir. C’était ça, le quotidien psychique d’Enzo, une constante opposition entre le plaisir et l’interdit, un dialogue interminable entre sa propre voix, qu’on disait inutile et qu’on s’évertuait à contenir dans sa bouche, et celles des autres – sa mère, Julien et son éducatrice – qui parlaient à sa place ; du moins, jusqu’au moment où il explosait – c’est ça, Enzo, oui, comme Typhlosion. Mais il y avait aussi de chouettes moments dans la vie d’Enzo : pas plus tard que la semaine dernière, on distribuait des stickers Pokémon trop stylés pour un plein d’essence chez Leclerc. Et Geneviève n’avait pas même pleuré, cette fois, quand Enzo lui avait répété toute la semaine qu’il leur faudrait rouler plus pour remettre du gazole et avoir toutes les cartes. Ça aussi, ça leur avait semblé une chouette victoire.

— T’es tout seul, Enzo ? Il est parti, Julien ?
— Oui, il est parti, Julien ; avec Bandita, Élise, Dory, Princesse, Frisette, Brioche, Cannelle, Simone, Orangina et Butternut. Il est parti parce que c’est la première fois du mois qu’il fait beau et que l’herbe est bien grasse, répondit Enzo en montrant l’extérieur et en plantant sa fourche dans le fourrage.
— Tu veux qu’on s’embrasse sur la bouche pendant qu’y a personne ? Et même plus, si tu veux.
— D’accord, mais après je dois nettoyer les enclos parce que le travail, ça n’attend pas ; et je ne dois pas remettre au lendemain ce que je peux faire aujourd’hui. Demain est souvent le jour le plus important de la semaine alors je ne dois pas procrastiner, Tiphaine.
— Moi aussi je vais devoir retourner à la fromagerie, sinon Delphine va encore se plaindre. On se met là ? décida Tiphaine, sans attendre de réponse, en étalant, dans la paille du seul enclos vide le manteau qu’elle portait par-dessus son tablier. Tu enlèves ton T-shirt ? J’aime bien te voir.
— OK, mais toi aussi alors. Pas longtemps, d’accord ?
— Ouais, viens. J’ai des chewing-gums, en plus.
Chaque fois qu’il embrassait Tiphaine, Enzo pouvait pas s’empêcher de penser que, même si elle était jolie, elle avait les dents un peu trop longues, comme les chèvres ; mais avec le chewing-gum à la chlorophylle, elle avait quand même meilleure haleine. À la voir là, les fesses dans la paille, la langue dans sa bouche, la main glissée dans son jean défait à caresser ses abdos, son pubis brun et son sexe comme une banane qu’on épluchait trop vite, Enzo se disait que s’il devait appliquer tout ce que Geoffrey et Samuel lui avaient montré sur leurs téléphones portables, il aurait bien du mal à le faire sans s’emmêler les pinceaux.
« Pour la levrette, tu la prends comme ça, et tu la tires par les cheveux, avait dit Geoffrey, en dévorant les peaux séchées de ses lèvres tout en mimant l’acte.
— Je peux pas, avait répondu Enzo, Tiphaine elle veut pas qu’on lui touche les cheveux parce que ça enlève la laque et elle en a pas sur elle pour en remettre.
— C’est con, avait poursuivi Geoffrey en cherchant un mégot à rallumer dans les poches de son bleu de travail, mais elle te suce au moins ? Parce que si elle suce pas, mon père dit que faut pas rester avec. Y dit qu’un homme a que deux instruments essentiels dans sa vie : son chibre et son couteau ; et que si c’est toujours lui qui aiguise le deuxième, faut avoir une poulette pour astiquer le premier. »
Alors Enzo, soucieux de montrer qu’il était pas un branquignole, il avait répondu : « Oui, oui, elle suce, Tiphaine », mais c’était pas son truc, se faire sucer. C’était hyper gênant qu’elle mette son petit oiseau dans sa bouche, même si ça l’avait rendu curieux, au début. Chaque fois qu’elle le faisait, il arrêtait pas de penser à la scène du replay des Années Télé qu’il avait vue des centaines de fois, où Maïté bouffait un ortolan en ne lui laissant rien que les pattes, mais pas de corps pour s’enfuir. Aujourd’hui, le cul dans le foin et la tête entre les jambes de cette fille, Enzo entendait encore le bruit des os qui croustillaient et des chairs qui se déchiraient sous les molaires de la cuisinière ; et à mesure que les gémissements de Tiphaine emplissaient ses oreilles, il percevait encore la voix grasse de la présentatrice, cachée derrière sa serviette, qui susurrait : « Et là, chose qu’on ne devrait pas faire et qui n’est pas très jolie, je commence à le prendre et à lui sucer le derrière. » Elle avait raison, sa mère ; y avait des choses vraiment violentes à la télé.

— Tu m’emmènes au cinéma, samedi après-midi ? On peut aller au McDo, aussi.
— Je peux pas samedi, j’ai rendez-vous avec ma conseillère, fit Enzo en essuyant les traces sur son ventre avec une chemise déchirée en chiffons, près des tireuses. Ma mère, elle voudra pas que je manque le rendez-vous. C’est vachement important, ces rendez-vous ; c’est pour mon avenir.
— Ils ont raison, les gars, au centre ; t’es super mignon mais t’es toujours collé à ta mère, Enzo.
— Ben toi aussi, t’habites chez tes parents, je te signale, rétorqua Enzo en se retenant de la gifler sans prévenir.
— Ouais, mais c’est différent ; moi, je vais bientôt avoir un logement social et à partir de là, je pourrai mener la vie que je veux, manger ce que je veux, m’habiller comme je veux. Si t’es sage, tu pourras même venir chez moi. On pourra regarder des films Pokémon, si t’as envie, dit-elle en l’embrassant sur le duvet sombre de ses joues. Si on prévient, tu pourras rester dormir et tout. Faire comme les autres.
— Ouais, on verra, grogna-t-il avant de se resaper et de retourner au turbin.
Enzo, il n’avait pas du tout envie d’y aller, dans son logement social à deux balles. Alors, vexé, il la laissa repartir à la fromagerie sans lui dire au revoir ; mais après tout, c’était pas vraiment différent de d’habitude – au centre, on n’était pas souvent révérencieux, on n’avait pas toujours tous les comportements sociaux de convenance, la bienséance nécessaire.
Enzo dut se faire violence pour venir à bout du nettoyage des enclos avant que Julien ne revienne avec les biquettes, pour gérer la frustration à l’intérieur de lui et arriver seul, et sans crise, à un compromis psychique satisfaisant. Au retour de son encadrant, il avait terminé ; et quand Julien vint lui dire que, ce soir, il lui donnait la responsabilité de fermer les enclos et de vérifier que tout était OK avant de partir, Enzo comprit qu’il lui laissait le temps de dire au revoir à Bandita.
Les chèvres, c’est quand même vachement moins compliqué que les filles, repensait Enzo en caressant la fourrure blanche de son alpine préférée. Parce que bon, Bandita, elle puait peut-être de la gueule, mais elle, au moins, elle disait pas constamment de la merde.

3. Paul-Marie
Octobre 1979
Des journées à la chasse avec son père dans les hauteurs de Saignon, Paul-Marie ne gardait que le souvenir des trajets de retour en voiture où, assis près des carabines et de la carcasse sanguinolente d’une laie encore pleine de marcassins, il pouvait mettre à profit son émotion pour s’accrocher à la jambe de son grand frère Daniel ; pour se réchauffer secrètement, à l’abri du reflet dans le rétroviseur, à la chaleur moite de ses blue jeans.
« Prends le grand avec toi, mais pas l’minot, t’sais bien que ça lui fait peur, disait sa mère, Claude, avant chaque battue, en préparant les sandwichs aux rillettes de la chasse de l’année précédente.
— Bah, il va quand même pas rester ‘vec les filles alors qu’on s’troue le cul à rapporter de la viande pour toute la famille. J’ai pas fait un môme pour qu’il passe ses journées à lire des histoires pour les mioches et à jouer à la marchande ’vec ses cousines », répondait son père, Marius, posé sur la paille jaunâtre d’une chaise de salon avec sa chaussette coincée sous l’aisselle et grattant la crevasse infectée de son talon de la pointe rouillée de son Opinel.
Dans le cerveau pragmatique de Marius, ces conneries progressistes de féminisme ou de sensibilité n’existaient pas dans le monde des hommes ; ces machins modernes, c’était sûrement une invention des juifs, comme le mensonge. C’était évidemment porté par les élites socialistes et homosexuelles de cette France prétendument nouvelle et avide de modernité. « Plutôt crever que de voir une tapette comme Mitterrand à l’Élysée. Comme si un président avait le temps d’lire des livres… », pestait-il au cours des dîners qu’il voulait silencieux sauf lorsque lui-même parlait. Pour Marius, devenir un homme, ce n’était pas comprendre et accepter la somme de ses responsabilités, non ; pour Marius, devenir un homme, c’était planter une balle entre les deux yeux d’un sanglier qui croisait son chemin et, sans ciller, lui ouvrir le ventre pour regarder ses viscères couler, couler jusque dans la bassine bleu ciel, comme un lâcher de ballons rouges.

« Paulo, cette fois, c’est toi qui tires ; y a pas de raison que ça soit toujours Danny qui s’y colle.
— Je sais pas si je pourrai. Chaque fois que je tire, je dois me boucher les oreilles, papa.
— Pas cette fois, Paulo ; t’fais partie des hommes de la famille, alors va falloir que tu commences à ramener ta pitance, toi aussi. T’veux pas que les aut’ disent que t’es une poule mouillée ?
— Pourquoi on pourrait pas simplement acheter de la viande au supermarché et dire que c’est nous qui l’avons chassée ? avait nigaudement demandé Paul-Marie, du haut de ses huit ans, secoué par la 4L.
— Parce qu’elle a pas l’même goût, la viande du supermarché, Paulo. Ces enfoirés la bourrent d’additifs et de conservateurs. J’suis même pas sûr que ça soit d’la viande tellement ça a le goût de plastique, cette merde. J’vous l’dis, un jour, on va découvrir que c’était pas du bœuf qu’ils nous servaient, ces cons. C’est ça qu’tu veux bouffer, Paulo, des animaux en cube ? avait-il lancé en conduisant sur le chemin du plateau des Claparèdes, où les chasseurs luberonnais aimaient à se retrouver avec les gamelles préparées par leurs épouses et les bidons de vin tiède de la coopérative.
— Tu sais, papa, j’aime pas beaucoup la viande… »
Et cela avait été les derniers mots que Paul-Marie avait pu dire avant que son père se retourne et, dans un dangereux écart de trajectoire à en noircir la ligne blanche, lui assène une gifle monumentale qui lui fit craquer les cervicales.
« Et moi, j’aime pas qu’on se plaigne à longueur de journée. Tu feras ce que je te dis et puis c’est tout, ou tu sais ce que je ferai de tes livres. Le console pas, Daniel, tu lui rends pas service. »
Dans le coffre puant de la deux-places où Marius avait entassé ses gamins, sans siège et sans ceinture, Paul-Marie avait pleuré des larmes invisibles dans le coude de son frère ; des larmes invisibles, inaudibles et inodores, parce qu’il savait que ses tristesses, aussi pures et sincères fussent-elles, étaient pour son père une atteinte directe à ses précieuses couilles qu’il portait aux hanches et en sautoir comme un collier inestimable. Sous les cheveux cendrés de Daniel, que leur mère coupait chaque mois aux ciseaux de cuisine, juste là, dans la mélancolie grise des yeux de son frère, Paul-Marie avait fait l’apprentissage de la résilience affective et du visage amorphe qui lui permettraient, plus tard, dans sa puberté, de supporter les coups comme les injures de son père sans jamais, au grand jamais, le satisfaire d’une supplication timide ou d’un gémissement. Sur sa peau tachée des rousseurs enfantines, Daniel portait des rides juvéniles aux coins des yeux ; des plis d’impuissance qui creusaient ses joues comme on creusait un sourire du dos de la cuillère pour ne laisser qu’une bouche inversée, une mine sempiternellement triste, la gueule d’un clown démaquillé. L’innocence essouchée.
« T’inquiète, Paulo, ça sera pas toujours comme ça, j’te l’promets », avait gentiment murmuré Daniel en prenant la main de son frère, celle qui n’était pas posée sur sa joue. Ces mots de laine, arrachés aux lèvres de son Daniel, étaient venus les uns après les autres tricoter un pull où il faisait chaud sur les bras frigorifiés d’un gamin maigrichon. Derrière ce chagrin essuyé, ce sanglot effacé d’un revers de la manche, Daniel avait fait à son frère la promesse que l’enfance était la plus fragile mais la plus courte des étoffes. Quand on la froissait, sagement, elle se terminait.

« Vé Marius ! J’espère que t’as pas oublié que c’était ton tour de ramener la picole, hein !
— Jamais, fatche de con ! Les garçons, sortez les bidons du coffre et prouvez à cette noble assemblée de margoulins que Marius Bonnefoy porte bien son nom ! Danny, prends la table pliante. Paulo, sors les gobelets qui sont dans le panier, dépêche un peu ; on n’a pas que ça à faire. Oh, José, t’es là ! »
Paul-Marie n’appréciait pas vraiment la compagnie des amis de son père, et à chaque dimanche de chasse où il était traîné, ces messieurs le lui rendaient bien ; tellement que, à la fin de la journée, on pouvait se demander si c’étaient les bêtes ou le rejeton de Marius qui avaient pris le plus de cartouches. Pourtant, c’étaient des hommes de tous les métiers et de toutes les intelligences – des officiels comme des notables : il y avait M. Jaubert, le pharmacien de la Fontaine, M. Benelotto, futur maire et responsable du ramassage et du traitement des déchets communaux, M. François, du conseil régional… Dans cette barbarie défroquée à qui l’on prêtait des traditions d’élégance, ces gens prétendument éduqués ratissaient la forêt vauclusienne avec un pack de bières, un décapsuleur et un permis de tuer ; et sous les chênes blancs des hauteurs luberonnaises, chacun de ces francs-tireurs redevenait primitif.

Extraits
« Pour Marius, Claude était un meuble, un meuble qui faisait la cuisine et qui élevait ses mômes; un canapé distendu dans lequel il pouvait vider ses couilles en frottant sa petite bite entre les coussins. Avoir eu deux gosses dans ces conditions relevait du miracle: le fait que deux fantassins aient pu filer et remonter jusqu’à ses ovaires sans crever sur le trajet était plus digne de figurer dans la Bible que l’Immaculée Conception. » p. 174

« L’amour, c’était comme le cambouis sur un canapé blanc; même en frottant fort, ça avait toujours du mal à partir. » p. 204

À propos de l’auteur

Mickaël Brun-Arnaud © Photo Sophie Lavaur

Mickaël Brun-Arnaud est le fondateur de la librairie parisienne Le Renard Doré – librairie de référence pour le manga et la culture japonaise. Son premier roman jeunesse, Mémoires de la forêt, est paru en mars 2022 à l’école des loisirs. Les Vallées closes est son premier roman de littérature générale. (Source: Éditions Robert Laffont)

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