La fable du crapaud et des humains

Nos rives partagées (Zabus – Nicoby – Editions Dargaud)

Dans le petit village bucolique de Dave Rivage, au milieu duquel coule une rivière, c’est un peu le monde à l’envers. Pour une fois, ce sont les animaux qui observent les humains. Sous l’impulsion du crapaud, pour qui « le monde commence au pied de mon nénuphar », toutes les bestioles du coin sont chargées d’observer les habitants du patelin, afin de sonder leurs états d’âme et repérer les liens qui se nouent et se dénouent. « Je ne comprends pas pourquoi tu t’intéresses à ces humains, ils nous tuent avec leur mode de vie », râle le chat, qui s’interroge sur ce qui peut bien pousser des animaux à perdre leur temps à scruter ces hommes et ces femmes sans intérêt. Mais le crapaud, les oiseaux, les poissons et les araignées ne sont pas du même avis. Petit à petit, tous se prennent au jeu et finissent par se passionner pour le destin de six personnes empêtrées dans leurs drames typiquement humains. Ce sont trois hommes et trois femmes. Simon est un prof quadragénaire en plein doute, qui n’arrive plus à corriger les copies qui s’accumulent sur son bureau. Du coup, même s’il aime beaucoup ses élèves, il est à deux doigts de jeter l’éponge. Mais l’espoir revient lorsqu’il se rend compte que la belle Diane, dont il était follement amoureux il y a vingt ans, est sa nouvelle voisine. Hélas pour lui, cette dernière n’est pas forcément dans le bon état d’esprit pour répondre à ses avances. Après avoir été opérée d’un cancer, elle cherche avant tout à se reconstruire et à retrouver la paix intérieure. Ensuite, il y a Nicole et Pierre, deux retraités qui ont chacun un gros problème dans la vie: elle est désespérée par le fait que sa fille ne veuille plus lui parler, tandis que lui est vieux et usé, et a de plus en plus de mal à trouver encore un sens à son existence. Enfin, il y a Jill et Hugo, deux adolescents. Leur relation pourrait être simple, mais elle ne l’est pas tant que ça. Elle hésite entre garçons et filles, tandis que lui ne sait pas comment s’y prendre. Un décor, des personnages, des intrigues: tout est en place. Le spectacle peut commencer!

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Vincent Zabus est décidément un fin observateur de la nature humaine. Depuis « Les Ombres » jusqu’à « Mademoiselle Sophie ou la fable du lion et de l’hippopotame » en passant par « Macaroni! », « L’éveil » ou « Incroyable! », le scénariste belge a développé un talent de conteur hors pair pour donner vie à des récits drôles et sensibles, peuplés de personnages qui nous ressemblent. C’est à nouveau le cas avec cet étonnant « Nos rives partagées », qui constitue une bulle de douceur salvatrice dans notre monde anxiogène. Ce récit choral, dont la grande originalité est de placer les animaux en observateurs, nous plonge dans l’intimité d’une poignée êtres humains, en passant de manière fluide d’une histoire à l’autre. Les préoccupations des six personnages sont à la fois uniques et universelles. Il n’y a rien d’exceptionnel ni d’extraordinaire dans « Nos rives partagées »: c’est un livre qui raconte la vie comme elle est, avec ses petits bonheurs, ses coups de cafard et ses illusions perdues ou retrouvées. En ajoutant à cela le regard extérieur des animaux, qui ne manquent pas de souligner les contradictions des êtres humains et l’absurdité de leur comportement, Zabus parvient, sans avoir l’air d’y toucher, à aborder de manière très juste des problématiques essentielles auxquelles nous sommes tous confrontés: le désir, le temps qui passe, l’épuisement professionnel, les relations parents-enfants, la maladie, la mort. Sans oublier notre aveuglement face au dérèglement climatique puisque ses personnages sont tellement préoccupés par leur nombril qu’ils ne se rendent même pas compte que l’eau est en train de monter dans le village! Pour mettre ce récit en images, Zabus peut compter sur son complice Nicoby, avec lequel il a signé l’adaptation du célèbre roman philosophique « Le monde de Sophie ». Le dessin simple et efficace de Nicoby colle à merveille à ce récit. En optant lui aussi pour la sensibilité, la douceur et la normalité, il souligne à quel point ces vies pourraient être les nôtres. On l’aura compris: « Nos rêves partagés » est un livre plein de dérision et de mélancolie, dont les mots et les dessins sonnent incroyablement vrai.