Le cratère

cratère

En deux mots
De lourds secrets de famille pèsent sur Aurore, la sœur de Lucas, né différent, sans qu’on lui explique pourquoi. Elle vivra toute son enfance à ses côtés dans l’espoir d’une guérison promise lorsqu’il aura quinze ans. Mais c’est la mort qui vient le cueillir, la laissant désemparée.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Toi, le frère que je n’ai jamais vu guérir

On sent combien il a dû être difficile pour Arièle Butaux de mettre des mots sur ce drame, la perte d’un frère «différent». Mais ce roman n’en est que plus fort et plus bouleversant.

Ce court roman vaut d’abord par son style, son ambiance, lourde et oppressante. Une ambiance qui entoure un secret de famille, la disparition d’un adolescent différent l’année de ses quinze ans.
Comme sa sœur Aurore, à qui on a voulu faire croire l’impossible, il s’accroche à un fol espoir: son calvaire s’achèvera lorsqu’il aura quinze ans, alors il sera guéri. Mais constatant qu’aucune amélioration n’arrive, il va se laisser dépérir.
Ce drame absolu a longtemps hanté Adèle Butaux qui va tenter de l’exorciser par l’écriture.
Elle choisit pour cela de situer le récit à hauteur de la petite fille qu’elle était alors et qui a accompagné son frère au fil des années. Elle qui était «née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents.»
On la suit dans ses jeux, dans ses rendez-vous avec ce frère resté chez ses grands-parents à Cherbourg et dans ses voyages entre Paris et la Normandie.
L’amour qu’elle porte à Lucas est alors joyeux, car fort d’une certitude, la guérison va venir. À l’image de cette escapade dominicale à Carteret où «ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin».
Même si, au fil du temps et des années, une certaine lassitude s’installe. «Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres.»
Une aspiration au goût amer quand viendra la déflagration, quand elle comprendra qu’en lieu et place de la rémission promise, c’est la mort qu’on va lui annoncer. «En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang.» Entre la culpabilité et la trahison, la douleur et le vide, la tentation est forte de rejoindre Lucas dans un geste désespéré.
Arièle Butaux a choisi l’écriture la plus sèche, la concision sans aucune fioriture pour dire sa peine. En soulignant qu’il n’existe pas de mot pour dire «le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur», elle va même jusqu’à expliciter la béance. Au bord du cratère.
Non, «il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère».

Le Cratère
Arièle Butaux
Sabine Wespieser Éditeur
Roman
128 p., 17 €
EAN 9782848055213
Paru le 7/03/2024

Où?
Le roman est situé à Paris et à Cherbourg. On y cite aussi Omonville-la-Petite.

Quand?
L’action se déroule il y a quelques années.

Ce qu’en dit l’éditeur
Aurore est toujours si gaie ! Dès sa tendre enfance, elle a su qu’il lui faudrait vivre pour deux, compenser par son exubérance et sa santé insolente la naissance, deux ans avant la sienne, d’un enfant «différent». Même si le mot n’est jamais prononcé, Lucas est lourdement handicapé. Leurs parents donnent le change, gardent pour eux ce malheur face auquel personne ne sait vraiment comment se comporter et Aurore, qui s’accroche à l’idée d’une guérison possible, grandit comme si de rien n’était. D’autant que Lucas est élevé par leurs grands-parents, dans une maison proche de la mer, où on ne le promène que hors saison et dans des lieux peu fréquentés.
Pour décrire la détresse de cette «enfant de remplacement», qui très vite devient plus grande que son frère, mais aussi l’amour fou qu’elle lui porte et son appétit de vivre, Arièle Butaux trouve des mots d’une justesse tranchante. La ligne claire permettant d’approcher avec une extrême pudeur le cratère abyssal d’un chagrin qui n’a pas de nom, «le mal de frère», mais également de dire les liens indéfectibles d’une famille soudée par un amour immense.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Viabooks (Olivia Phélip)
Page des libraires (Christèle Hamelin, Librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)

«Le cratère» d’Arièle Butaux © Production Radio RCJ

Les premières pages du livre
C’EST UNE PHOTO RESCAPÉE, une photo d’avant ma naissance, gravée en moi pour avoir grandi avec elle dans le petit salon de Cherbourg. Une photo disparue quand la maison de mes grands-parents fut vendue, retrouvée aujourd’hui après je ne sais quelle mystérieuse errance. C’est une photo en noir et blanc, mon frère Lucas et notre mère, joue contre joue. Il rit de toutes ses dents de lait tandis que les siennes, légèrement écartées, sont celles du bonheur. Elle est radieuse, s’émerveille du rire, de la beauté de son enfant. Ses mèches blondes dansent en couronne autour de sa tête. L’anagramme de son nom est « aimer » et Marie, à vingt ans, aime la vie, passionnément.
Nulle trace de drame ni de corps souffrant sur cette photo. Une mère et son bébé dans une forêt, un jour d’automne ou d’hiver, car l’enfant porte une cagoule de laine et un manteau à col de velours.
Sur le visage de Marie, l’enfance s’attarde, la sienne et celle de Lucas, tricotées l’une à l’autre.
Sait-elle déjà ? Sait-il, lui qui prend la photo, à quel point ce bonheur est vulnérable ?
La photo dit qu’elle sait, mais espère.
La photo dit sa confiance en sa toute-puissance de mère qui entoure et protège.
Elle fait à Lucas un rempart de ses bras, son regard lui tend le miroir dans lequel il se voit unique et aimé.
Quand ont-ils compris ?
Quand a-t-elle commencé à le regarder autrement ? Quand ont-ils cessé de le photographier ?
Si la photo ne livre rien de tout cela, elle dit l’essentiel, l’amour fou de cette mère pour son premier-né et sa détermination à se battre pour lui.
Quand a-t-elle renoncé ?
Quel désespoir, quelle lassitude ont éteint ce regard dont seule cette photo témoigne ?

1
ILS ONT INSTALLÉ LUCAS SOUS L’ARBRE, sur le lit de camp qui sent l’humidité et le vieux caoutchouc. Bien au milieu, afin qu’il ne tombe pas. Il a treize ans, mais son corps déforme à peine la toile, rêche sous sa joue droite. Un insecte lui chatouille le nez. Ils disent que l’air est bon pour lui, qu’il doit faire la sieste dans le jardin, mais il est trop heureux pour dormir.
Aurore a grimpé dans le pommier, il voit ses pieds se balancer dans le vide. Si elle tombe, elle le tue. Elle se penche, juste assez pour qu’il distingue son visage.
Regarde ces pommes ! Elles sont moches. Toutes tordues et acides. Pouah !
Elle recrache un morceau qui rebondit sur le bras de son frère avant de rouler dans l’herbe.
Oh pardon, Lucas ! Désolée.
Elle rit. Elle est si gaie, toujours ! Un rayon de soleil.
Elle chantonne, une chanson inventée, comme les histoires qu’elle écrit dans ses carnets.

Lucas observe une colonne de fourmis apparue sur le morceau de pomme. Une mouche s’active autour de sa bouche. Il voudrait la chasser, sa main gauche dévie de sa trajectoire et c’est son poignet qui frappe son œil.
Raté. Toujours raté.
Il s’est fait mal, quelque chose voudrait sortir de sa gorge, un râle couvert par le vrombissement des insectes dans la poussière de l’été.
La mouche s’obstine, se promène sur ses lèvres, sur ses dents.
Lucas n’entend plus Aurore, il ne voit plus ses tennis blanches au-dessus de sa tête.
Les fourmis ont réussi à déplacer le morceau de pomme. Le soleil fait briller une pièce de monnaie égarée dans l’herbe. Il se passe toujours quelque chose au jardin, mais cela n’intéresse plus Lucas, car Aurore a disparu.
Il la cherche des yeux, ne peut voir, outre les branches les plus basses de l’arbre, que la pelouse et la maison, car on l’a couché sur le côté droit. Tout à l’heure, c’était le gauche, on le retourne de temps en temps.
Il se résigne à attendre qu’on vienne le déplacer.
Attendre. Toujours attendre.
C’est un pavillon cossu aux portes de Paris. Lucas y vient deux ou trois fois par an, en visite avec ses grands-parents maternels. À travers les baies vitrées de la terrasse, Lucas distingue le corps de sa mère. Marie, allongée elle aussi sur le côté droit, lui tourne le dos.
Sa jambe et son bras gauches s’élèvent en cadence, dans l’effort quotidien de rendre son corps toujours plus mince, plus souple, plus ferme, impeccable dans ses mini-robes comme dans ses pantalons pattes d’eph. Marie a adopté avec enthousiasme la mode de ces années soixante-dix, extravagante et colorée, comme
un étendard pour dire que tout va bien, un paravent pour se protéger des bonnes âmes dont elle refuse la pitié. Son malheur, elle le garde pour elle, n’en dit jamais rien. La plupart des gens ne savent pas comment se comporter devant une tragédie qui les renvoie à leurs propres peurs. Elle ne se plaint pas. Décourage les personnes bien intentionnées qui aimeraient la voir endosser de manière plus évidente son rôle de mère à plaindre.
Elle se tait pour ne pas devenir l’incarnation du drame qui ruine sa jeunesse. Elle se tait pour qu’on ne vienne pas opposer la raison à ses rêves. Elle a trente-trois ans et une vie à vivre. Avec l’enfant cloué au sol.
Ou malgré lui.
Lucas suit des yeux le pied de sa mère. Toujours plus haut. »

Extraits
« Aurore n’a pas les mêmes souvenirs que son petit frère, elle l’envie parfois pour cela. Valentin est né après le départ de Lucas, ils n’ont jamais vécu ensemble comme des frères, ils n’ont pas été élevés par les mêmes personnes, leurs histoires ne se mêlent qu’incidemment. Ils ont la même sœur, mais savent à peine qu’ils sont frères.
Aurore est née pour composer une fratrie avec Lucas, pour grandir avec lui, partager la même chambre, les mêmes jeux. Les mêmes parents. » p. 39

« Ce n’est pas vraiment une chaise roulante, Lucas n’y tiendrait pas assis, Plutôt une grande poussette, semblable à celles des petits enfants, avec assise inclinable jusqu’à l’horizontale pour Lucas, dont le regard passe avec ravissement de sa sœur au ciel, du ciel à sa sœur.
Attention, on décolle ! hurle Aurore.
Marie lui crie de faire attention, mais le vent emporte ses paroles. Aurore court de plus en plus vite, le plus loin possible. Les joues de Lucas sont rose vif, son visage s’anime, il lui faut de la joie, il lui faut de la vie, il lui faut du danger pour guérir.
Suzanne rapporte du camion à frites des barquettes arrosées de vinaigre et propose de s’installer sur la plage. On allonge Lucas sur un plaid, Aurore sautille dans l’eau glacée, Louis et Valentin font des ricochets.
Paul et Marie marchent sur la grève, main dans la main, Un moment d’insouciance et d’oubli, à leur rythme.
Ce dimanche, à Carteret, ils sont heureux comme une famille presque ordinaire. Quand Lucas sera guéri, il n’y aura plus de «presque», il n’y aura plus de séparation du dimanche soir ni de classe manquée le samedi matin. » p. 43

« Lucas a eu quinze ans et rien n’a changé. Il vit toujours chez Suzanne et Louis, les allers-retours du week-end se poursuivent. Aurore à de plus en plus le mal des transports, mal à sa vie aussi, et de moins en moins envie de passer du temps loin de son piano et de ses amis. Elle n’en peut plus de cette vie coupée en deux qui la prive des sorties et des fêtes avec les copines, l’exclut des complicités nées des expériences partagées, des sorties du samedi racontées le lundi matin à ceux qui n’en étaient pas, comme on jette un os aux exclus du festin. Elle est lasse d’être baladée entre deux mondes. Elle voudrait être enfin comme les autres. Égoïstement. Chez elle, l’atmosphère est lourde. Les parents se disputent souvent, la plupart du temps à table. Les cris lui coupent l’appétit. La fourchette en suspens au-dessus de l’assiette, elle s’absente de sa propre vie. » p. 49

« Aurore s’est dégagée de l’étreinte de ses parents, titubante, assommée. En explosant, la bombe a creusé dans sa poitrine un trou béant qui ne se refermera pas. Une amputation sans une seule goutte de sang. » p. 58

« Son père si jeune aux cheveux blancs, sa mère aux yeux de porcelaine brisée, il n’existe pas de mot pour dire la tragédie qui les frappe. Pas de mot non plus pour dire ce qu’il en est de leurs enfants survivants, pas de mot pour dire le chagrin sans nom d’Aurore, car il n’est ni veuf, ni orphelin, celui que la vie ampute d’un frère ou d’une sœur. Aurore, qui cherche, s’égare, pense que ce n’est pas juste de ne pas nommer l’innommable, de ne pas au moins essayer. Mais il n’y a pas, il n’y aura jamais de mot pour dire le mal de frère. » p. 76

À propos de l’autrice
cratèreArièle Butaux © Photo Lyodoh Kaneko

Née en 1964, Arièle Butaux, écrivaine et musicienne, vit à Venise, après des années parisiennes pendant lesquelles elle a produit de nombreuses émissions sur France Musique, parmi lesquelles «Un mardi idéal». (Source: Sabine Wespieser Éditeur)

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