Sur les roses

roses

En deux mots
Un bibliothécaire amoureux de l’une de ses fidèles clientes. Cette dernière peinant à oublier son premier amour. Et un voisin, amateur de roses qui payer cher sa passion. Voilà les ingrédients de cette tragi-comédie sur fond de crise des générations.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour, les livres et les roses

Luc Blanvillain nous revient avec une nouvelle tragi-comédie dont il a le secret. Cette fois, il nous raconte la quête amoureuse d’un bibliothécaire pour l’une de ses habituées. Une stratégie de conquête tout en douceur, qui va pourtant virer au drame, lorsqu’il lui prend l’idée d’offrir une rose à sa dulcinée.

À la bibliothèque, on fait de son mieux pour intéresser les habitants à la lecture. Des spectacles de marionnettes sont par exemple organisés à l’intention des enfants. Mais avouons-le, avec un succès mitigé. Ce qui ne va pas pour autant décourager Simon Crubel, le responsable. Il faut dire que Simon est amoureux. Il a remarqué Adèle, qui vient régulièrement avec Antoine, son fils de dix ans. Une passion qui n’a pas échappée à Odile, la bénévole, à Michel, amateur de littérature médiévale, ou encore à Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse (voilà qui me rappelle quelqu’un), qui partagent son secret. « Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. »
Pourtant, il tarde à déclarer sa flamme. Il suit discrètement l’objet de ses convoitises, tente d’en savoir plus sur ses goûts, construit une stratégie d’approche. Va notamment discuter littérature avec Antoine, essayant de l’intéresser à Jude l’obscur de Thomas Hardy. Un choix pour le moins osé, qui va cependant nous offrir quelques savoureux échanges.
Mais laissons un court instant notre amoureux pour nous intéresser à un couple de voisins, Christian et Odile. Nés en 1954, ils ont traversé la seconde moitié du XXe siècle avec bonheur, ont vu leurs enfants Joseph et Simone prendre leur envol et leur donner de charmants petits-enfants. Mais au moment où ils pourraient se reposer sur de doux lauriers, prendre le temps de regarder leur série préférée mettant en scène le commissaire Jonasson, un gros nuage vient assombrir leur horizon: les enfants se battent déjà pour l’héritage, leur demandant avec insistance – au terme d’un énième repas dominical et d’un énième gigot raté – de répartir les meubles qu’ils ont patiemment accumulés au fil des ans. C’est dans ces circonstances que va se nouer le drame et que Simon va se présenter chez Odile une rose ensanglantée à la main.
Revenons maintenant à Adèle. L’enseignante essaie de sortir de ses déboires en consultant un psy, le Dr Mayer. Le praticien constate jour après jour qu’elle n’a toujours pas soldé sa relation avec Charles, le père d’Antoine. D’autant que ce dernier réapparaît à nouveau dans sa vie, ajoutant ainsi un nouveau problème à la confusion ambiante.
Après Nos âmes seules, Le Répondeur et Pas de souci Luc Blanvillain nous a concocté une nouvelle tragi-comédie sur fond de crise des générations et d’incommunicabilité. Les parents ne comprennent plus leurs enfants et encore moins leurs petits-enfants, centrés sur leurs téléphones portables et leurs réseaux sociaux.
Il semble tout à fait vain de vouloir les intéresser à la lecture, même si les œuvres de fiction pourraient leur ouvrir de nouveaux horizons.
On y retrouve aussi quelques thèmes et personnages récurrents, comme l’amour et le psy. L’amour qui devient de plus en plus difficile à vivre parce que nous ne trouvons plus les mots pour le dire. Simon a ainsi aujourd’hui beaucoup de peine à déclarer sa flamme. Il a pourtant les livres inspirants à sa disposition, y compris les rares ouvrages de Chrétien de Troyes.
Quant au psy, il parcourt ce livre avec délicatesse, sorte de phare dans la nuit qui n’est toutefois pas suivi. Ce qui nous vaudra encore quelques scènes cocasses. Vous l’aurez compris, ce nouvel opus n’a rien à envier à ses prédécesseurs au niveau de l’humour et de la satire. Luc Blanvillain se régale et nous régale à nouveau… sur un lit de roses.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Sur les roses
Luc Blanvillain
Quidam Éditeur
Roman
286 p., 20 €
EAN 9782374913704
Paru le 5/04/2024

Où?
Le roman se déroule dans une ville de province qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Pour commettre l’irréparable, rien de mieux qu’un bibliothécaire amoureux.
Un jour, quelqu’un est foudroyé par la cueillaison d’une rose.
Pour raconter cette histoire, il faut partir de zéro: la rose, bien sûr, mais aussi, aussitôt, l’amour, la mort, l’enfance, les livres, les séries policières.
Simon Crubel est amoureux. Amoureux et bibliothécaire. Attendons-nous au pire.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog L’or des livres

Les premières pages du livre
« Lorsque l’enfant se mit à hurler, Simon Crubel comprit qu’il avait dû y aller un peu fort.
Il regarda sa main, gantée d’une marionnette à tête de monstre. Assez hideuse, il est vrai, muette, avec des profondeurs d’expression. Elle semblait revendiquer, plus que tout, son statut d’objet artisanal, résolument hostile à toute velléité industrielle, commerciale, capitaliste. Quelqu’un, quelque part, avait dû la tricoter.
L’enfant pleurait toujours, mais moins, depuis que la créature pendait, inoffensive, au bout du bras de Simon qui se demanda s’il devait poursuivre son histoire. Sur son autre main, une jeune princesse boudeuse évoquait une drag-queen rousse, familière des nuits berlinoises.
Agacée, l’institutrice moucha le gosse et fit signe à Simon de continuer.
— La Belle, voulez-vous être ma femme ? articula-t-il donc, docile.
Il attendit un peu, ménageant son effet, puis fit répondre la Belle.
— Non, la Bête.
C’était mou. Le cœur n’y était plus. Le cercle de moutards en chaussettes sur la moquette de l’espace-contes avait perdu sa concentration. L’institutrice en foudroya quelques-uns, de son regard las, en vain. Deux d’entre eux s’étaient empoignés et roulèrent joyeusement parmi les acariens.
— Bon je pense qu’on va en rester là, conclut Crubel, en rejoignant prudemment Odile au comptoir de prêt.
— Tu terrifies les mômes, quand tu fais la voix du monstre, signala-t-elle, guillerette.
Il acquiesça.
— Tu pourrais peut-être changer d’histoire de temps en temps. Tu ne connais que La Belle et la Bête ?
— C’est ma préférée.
Il passa derrière le comptoir et se servit un café tiède, parfum tartre.
Elle lui sourit, de ce sourire coquet qui sollicitait dans son intégralité l’armature musculaire de son visage félin. Non, pas félin. Elle tenait plutôt de la loutre. De l’écureuil, voilà. Si, félin. Son père était un chat de gouttière et sa mère un écureuil femelle. Il avait lu quelque part que le mot écureuil venait d’un mot grec signifiant « qui vit à l’ombre de sa queue ».
— Je narre mal, résuma-t-il.
Grand homme osseux, tout en structure, il donnait physiquement l’impression de mépriser les accommodements moraux. C’était une illusion, bien sûr, mais assez utile. On lui faisait confiance. Chacun le sentait confusément, un sculpteur pompier aurait pu, en d’autres temps, tirer d’un bloc de marbre une silhouette comme la sienne pour exprimer la probité.
Aussi bien, il ne mentait, comme un chacun, que sur l’essentiel. Mais il avait raison, il narrait avec maladresse, renâclant aux astuces convenues qui plaisent aux petits, roulements d’yeux, effets de manche. Symétriquement, il appliquait ces réticences à ses lectures et se méfiait des auteurs lyriques.
— Même le soleil ne brille pas partout, professa Odile.
— Comment tu vas ? s’enquit Crubel que le souci des transitions n’obsédait guère.
C’était une vraie question. Il avait besoin d’être rassuré tout à trac. Sur Odile, surtout, qu’il soupçonnait fragile parce qu’elle s’évertuait constamment à éteindre ce genre de soupçons.
— Simon, soupira-t-elle, je vais bien.
Il mima la vie d’Odile, d’un geste ample et complexe. Elle hocha la tête, son sourire s’atténuant un peu, tandis qu’elle empilait deux albums.
L’institutrice – on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans, Simon – finit par vider les lieux, précédée de la bruyante escouade. Crubel déglutit, inspira, se sentit mieux.
Un flash trop bref lui restitua inopinément la saveur oubliée de sa joie de vivre. Celle qui l’habitait à l’époque où il était lui-même épouvanté par les marionnettes. Ces attaques de nostalgie survenaient le plus souvent lorsqu’il n’était pas en mesure de les accueillir avec les honneurs qui leur étaient dus. Elles se dissipaient aussitôt.
Alentour, la médiathèque paraissait exhiber sa laideur compas¬sée. On pouvait l’oublier par moments, cette laideur, ou plutôt la contenir, mais cela exigeait un effort inconscient de la volonté, qui fatiguait. D’ailleurs, médiathèque était un bien grand mot, imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l’esprit du public les couleurs ternies de l’établissement. Il s’agissait en fait d’une bibliothèque à l’ancienne, mais sans la patine, sans le prestige silencieux des boiseries. Y régnaient plutôt les dérivés pétrochimiques. Plastique pour couvrir les livres et linoléum le sol. Tout collait. Les couleurs juraient. La tranche des ouvrages piégeait des poussières anciennes, dont certaines s’étaient probablement formées sous De Gaulle. Au rez-de-chaussée, des gens de peu compulsaient chaque jour les quotidiens, de potron-minet à complies. Indifférentes à leurs craquements articulaires, d’énergiques retraitées gravissaient l’escalier de pierre pour atteindre le premier étage et s’y approvisionner en récits de vie. La poésie s’étiolait au second, dans une soupente romantique.
Cet environnement professionnel, miraculeusement préservé de la gangrène mercatique et managériale, cet espace calme où ne s’ourdissait jamais le moindre projet, où ne s’organisait aucune réunion d’équipe – Simon y était le seul employé et Odile lui donnait bénévolement un coup de main –, ce silence sans cesse recommencé possédait la vertu d’apaiser un peu les angoisses.
— Et toi ? finit par relancer Odile, de retour de la section jeunesse, où elle avait rangé les albums.
— Moi, quoi ?
— Comment tu vas ? C’est peut-être le moment de faire le point ?
— Pas spécialement, non.
Ils causaient. C’était comme ça tous les jours.
— Et ton livre, ça avance ?
— Pas spécialement non plus.
Simon Crubel s’essayait à l’écriture. Passion qui se démentirait peu après mais qui connaissait, à cette époque de sa vie, une espèce de petit apogée. Il avait trop d’idées. Il en avait tout le temps. Son inspiration se nourrissait des quatrièmes de couverture qu’il consultait toutes les semaines en librairie, ou des interviews d’auteurs. À l’instar d’un écrivain dont on parlait, il allait se lancer, par exemple, dans un récit acerbe, une satire sans concession du monde de l’entreprise. Il prenait des notes, lisait en diagonale quelques ouvrages documentaires, échafaudait le plan d’une intrigue, la divisait en chapitres – une vingtaine, à peu près – et, son moment préféré, se lançait dans la prose.
Il abandonnait toujours aux alentours de la page 8. Plus l’abandon était tardif, plus il était cruel. Il lui avait fallu près de 150 feuillets pour comprendre que son évocation chirurgicale d’une grande exploitation agricole lassait. Son thriller psychologique s’était écroulé à la page 30. Il racontait la vengeance d’un père de famille ayant découvert l’identité du violeur de sa fille et le tuant avec des raffinements de cruauté, non sans prendre la précaution d’occire six innocents pour brouiller les pistes. Son personnage lui avait paru manquer de vraisemblance. Il avait renoncé à deux récits de deuil, à une autobiographie imaginaire, à une fresque historique retraçant la vie de la femme de Verlaine et à plusieurs romans simples et bouleversants, mettant en scène une femme âgée atteinte d’une maladie incurable, ou un enfant atteint de la même maladie, ou une femme âgée en bonne santé assistant un petit cancéreux.
Pourtant, à chaque fois, son intrigue s’imposait à lui chamarrée de feux mystiques. En un éclair, toutes les notes griffonnées à la hâte dans un carnet de moleskine qui ne le quittait jamais s’aggloméraient, se fédéraient, se rangeaient. L’histoire lui apparaissait, telle une vision. En outre, son inspiration se révélait suffisamment extensible et protéiforme pour lui permettre de recycler des motifs conçus dans d’autres intentions. L’assassin du thriller devenait le fils de la vieille dame malade qui, elle-même, pouvait tenir honorablement le rôle de la mère de Verlaine. Il récupérait des descriptions qu’il enchâssait dans d’autres textes, dont elles grossissaient la masse et augmentaient les pages.
Odile le plaignait gentiment. Elle avait accepté de jeter un œil aux productions de Simon, qui ne la convainquaient pas, mais elle l’encourageait à s’accrocher. À quoi ? répondait-il.
C’était une bonne question.
Tandis qu’Odile repartait vers le fond de la bibliothèque – elle parcourait d’invraisemblables distances quotidiennes, son podomètre en témoignait – Simon se carra dans son fauteuil, où il se trouvait parfaitement installé pour ne rien faire.

— Vous rêvez, Simon ?
Crubel sursauta. Joëlle se tenait accoudée au comptoir de prêt, où elle avait déposé une pile conséquente d’ouvrages dont elle avait, quelques semaines plus tôt, inscrit les titres dans le cahier de suggestions. Joëlle – pilier historique de la bibliothèque – désirait être happée dès les premières lignes, lire la suite en apnée puis que le récit fût une claque et ne la laissât pas indemne. Simon peinait à faire coïncider cette étrange fantasmagorie cannibalesque avec l’image mesurée qu’offrait la sexagénaire, ci-devant technicienne en télécommunication.
Lui-même se contentait désormais de prélever dans les livres des fragments, des phrases, des paragraphes, au travers desquels s’entrevoyait quelque chose d’indéfinissable, de nébuleux et qui l’aidait à vivre.
— J’ai beaucoup aimé ce bouquin, l’informa Joëlle en brandissant un bref opus ostensiblement sobre. C’est écrit à l’os. Aucun gras.
Comme Crubel n’avait pas acquiescé assez vigoureusement, elle développa.
— L’autrice a trouvé une langue. Bouleversant.
Il bredouilla quelque chose, trahissant qu’il n’avait pas même ouvert le volume. Elle eut la bonté de ne pas lui en faire grief. Joëlle professait un goût très vif pour les récits tragiques, vertébrés, lourds secrets de famille, confessions pénibles, humiliations, domination. Elle prisait les syntaxes minimalistes ou, au contraire, les flux lacrymaux, dont elle citait des bribes sur son blog, ornementées d’enluminures numériques et d’émoticônes. Elle aurait sans doute adoré tous les livres que Crubel n’avait jamais écrits.
— Ce sera un coup de cœur, annonça-t-elle. J’ai hésité avec pépite mais ce sera coup de cœur.
Simon, incertain de la réponse espérée, lampa le fond de son gobelet.
— C’est chouette, Joëlle.
Elle parut déçue. Elle l’était toujours mais revenait à chaque fois, avec un enthousiasme intact. Odile les rejoignit et, entraînant habilement Joëlle vers le rayon des nouveautés, indiqua à Simon, d’un discret signe de tête, qu’Adèle était là.
Sagement assise à une table, un peu à l’écart, elle avait dû assister à la séance de marionnettes. À moins qu’elle ne fût arrivée juste après. Bien qu’il consacrât l’essentiel de ses journées à guetter son entrée, il la découvrait toujours par hasard, perdue dans le décor où elle semblait s’être incarnée, penchée sur un livre qu’elle parcourait avec gravité, avant de lever la tête, remontant du bout de l’index ses adorables lunettes à monture multicolore, pour le saluer en souriant.

C’est Odile, bien sûr, qui avait fait prendre conscience à Simon que l’intérêt qu’il portait à Adèle était clairement de nature amoureuse. À sa façon discrète et insinuante, par petites phrases elliptiques, s’arrangeant toujours pour caboter à distance raisonnable du sujet, qu’elle n’abordait jamais. Distillant les détails au fil des jours et des semaines, elle lui avait révélé qu’Adèle enseignait la littérature au lycée voisin, et que, comme on disait à l’époque de la lointaine jeunesse d’Odile, elle était mère célibataire d’un petit Antoine, dix ans. D’où tenait-elle ses renseignements ? Déformation professionnelle, peut-être, puisque l’intégralité de sa carrière s’était déroulée dans divers bureaux de l’hôtel de ville où elle exerçait des fonctions d’ordre sanitaire et social, calcul et versement de prestations, accueil d’allocataires, constitution de dossiers complexes, prise en charge des misères, dans leur inépuisable multiplicité et le respect absolu de l’orthodoxie administrative.
La retraite n’avait pas tari sa curiosité pour les humains, curiosité que Simon regardait comme l’une de ses plus impénétrables bizarreries, lui-même peinant à différencier les visages. Hormis, justement, celui d’Adèle.
— Et le père ? s’était-il enquis.
— Le père ? Quel père ?
— Celui du petit Antoine, dix ans.
Odile, qui s’attendait à la question et se désolait de n’y pouvoir répondre, avait haussé les épaules. Mais tout laissait penser que cet homme – un simple géniteur, probablement – s’était perdu quelque part dans le passé, et qu’il ne constituait ni un danger, ni un obstacle.
— Un obstacle à quoi, Odile ?
— Prends-moi pour une idiote.
Chez Simon Crubel, la puissance de l’amour, par une superstition d’autant plus féroce qu’elle était devenue pour lui, comme pour tous les inquiets familiers de l’échec, une seconde nature, était exactement proportionnelle à l’énergie avec laquelle il le déniait. Sa passion s’était d’abord fixée sur des détails d’Adèle – ses montures multicolores, sa nuque entrevue sous le chignon relâché, ses incisives nacrées fichées dans la roseur des gencives. Elle venait souvent lui parler. Riche de ces échantillons visuels et sonores, qu’il conservait comme des trophées, il s’évertuait, la nuit, à les assembler, pour tenter de reconstituer son épuisante splendeur. Peine toujours perdue.
— C’était très bien, votre petit spectacle, dit-elle.
Il ouvrit grand les yeux, brusquement tiré par Adèle de son rêve d’elle. Elle avait eu le temps, pendant qu’il prenait conscience de sa présence, de marcher jusqu’au comptoir qui, maintenant, les séparait.
— Il flanque la trouille aux mômes, réitéra Odile, revenue des nouveautés.
Joëlle, elle, avait disparu.
Adèle rit. Un rire bref, comme l’écho d’un grillon sur un éboulis. Des images idiotes et précises s’imposaient constamment à Crubel, en présence d’Adèle, en son absence, à son sujet. Souvent, elle venait à la médiathèque avec le petit Antoine, dix ans. Simon et lui s’entendaient bien. Antoine se nourrissait de gros ouvrages très au-dessus de son âge où se déployaient des univers fantastiques et violents. Simon, ceux-là, les lisait aussi, les aimait aussi.
— Il fait ça très bien, confirma Adèle en finissant de rire.
Habituellement, Simon se prévalait d’un certain sens de la repartie. Mais il était plus à l’aise avec les interlocuteurs qu’il ne rêvait pas de déshabiller du bout des dents, dans un lit plein d’odeurs légères.
Toujours assis dans son fauteuil, il avait maintenant la tête à la hauteur des seins d’Adèle, et ne les regardait pas, se concentrant sur le lobe de son oreille gauche, un lobe orné d’une petite pierre bleue. Elle posa devant lui un roman policier.
Après plusieurs secondes, il l’enregistra dans l’ordinateur.
— Et voilà, dit-il.
Plusieurs autres secondes plus tard, elle était partie.
— C’est tout ce que ce que tu trouves à lui dire ? demanda Odile.
— Comment ça ?
— Prends-moi pour une idiote. À toutes fins utiles, je te signale qu’elle adore les roses.

Adèle avait perçu, dans la voix du docteur Mayer, un certain agacement. Il n’était sans doute pas très professionnel pour un psychanalyste lacanien de déroger, fût-ce par ce léger frémissement des narines assorti d’une rudesse dans les inflexions vocales, à la règle d’imperturbabilité qui gouvernait son art, mais Adèle le comprenait. Pire, elle compatissait.
En deux ans de thérapie, aucun progrès notable ne s’était fait jour chez elle. Tout au plus – et encore – les longues séances hebdomadaires avaient-elles révélé les séquelles d’un conflit mal éteint avec sa sœur cadette, qu’elle ne voyait jamais, et qui était devenue, pour le petit Antoine, une tante assez déplorable.
Initiée par un épisode dépressif, consécutif à sa rupture avec Charles, cette longue entreprise, loin de dissiper la tristesse qui régissait la ronde lancinante de ses pensées, n’avait fait qu’en éclairer les reliefs. Mais, tout de même, la phrase que venait de prononcer le docteur Mayer, outre sa tonalité peu amène – Adèle ne le comprit qu’en se la répétant mentalement, raidie sur le divan – délivrait un pronostic peu encourageant : « Il est à craindre que notre espèce disparaisse avant votre névrose. »
Jusqu’alors, le praticien s’en était tenu à une réserve de bon aloi, un silence qui donnait à penser voire, dans les bons jours, à espérer.
Se pouvait-il qu’il eût changé de tactique et décidé de brusquer la jeune femme, de la placer sans ambages face à son néant dans l’espoir de lui faire amorcer un virage avant le précipice ?
Ou alors non, c’était juste qu’il en avait marre.
Adèle n’était sans doute pas une patiente passionnante. Dans le cabinet du docteur Mayer, elle avait pris l’habitude, au cours de ces deux années si vite écoulées, de déverser ses inquiétudes, presque toutes relatives à son fils. Mais bon, elle payait pour ça, lui semblait-il. Et si elle n’offrait à l’interprète aucun symptôme spectaculaire, pas de crises de tétanie, nulle phobie notable hormis, peut-être, celle des orteils préhensiles dépassant des sandales – et que, d’ailleurs, elle taisait – aucun trouble psychotique, Adèle garantissait au docteur des revenus réguliers et, pour tout dire, confortables.
Son salaire de professeur titulaire faisait d’elle une cliente solide, une de ces habituées qui ne provoquent jamais d’esclandre. Elle sanglotait rarement et ses cauchemars récurrents mettaient presque toujours en scène ses proches, jouant, sous différentes apparences, des rôles similaires, alternativement bourreaux, victimes, maîtres d’école sadiques, corps en putréfaction.
Les peurs d’Adèle étaient rien moins qu’extraordinaires. Elle redoutait le dérèglement climatique, les maladies de son fils, la mort de ses parents, la réussite de sa sœur.
Au début, elle s’en ouvrait au docteur, dont elle tentait d’évaluer les silences. Selon qu’ils étaient purs ou ponctués de petites toux, de reniflements ou de coups de glotte, il était loisible, avec l’expérience, d’y décoder un encouragement, un doute, une interdiction catégorique.
Mayer se défendait d’émettre de tels signaux, assurant à Adèle qu’elle se livrait à des projections mais il fallait avouer que, dans ce cabinet mal aéré, tout paraissait surchargé de sens, depuis l’embrasse des rideaux empesés jusqu’au petit buste en ivoire moustachu qui rappelait vaguement Philippe Pétain ou Edwy Plenel.
Les échanges proprement verbaux n’avaient lieu qu’à la fin de la séance, au moment où le docteur lissait soigneusement le chèque ou les espèces qu’Adèle venait de lui remettre. »

Extrait
« Comment l’amour de Simon pour Adèle avait-il, selon la formule consacrée, cristallisé, non seulement dans l’intime creuset de son cœur, mais encore et peut-être surtout au sein même de la petite communauté qu’il formait avec ses deux amis de la bibliothèque ? Mystère non moins profond que cet amour lui-même qui constituait désormais entre eux une manière de secret scellant leurs âmes. Telle était la puissance de cette passion, qu’excédant les limites, trop étroites pour elle, de Crubel, elle l’unissait à ses proches en une symbiose affective inédite. Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources, le nourrissaient, le chérissaient, jouissant en retour des bénéfices qu’il leur offrait, aussi nombreux qu’ineffables. » p. 31

À propos de l’auteur
rosesLuc Blanvillain © Photo DR

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (2015), Le Répondeur (2020), Pas de souci (2022) et Sur les roses (2024). (Source: Quidam Éditeur)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois