Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – Corinne Morel Darleux

Aujourd'hui on vous parle de notre lecture de Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce de Corinne Morel Darleux. Un essai fait de réflexions personnelles sur la notion d'effondrement, publié aux éditions Libertalia en 2019 il a rencontré un très grand succès en librairie.

J'ai longuement hésité à rédiger cet article. En accord (la plupart du temps) sur le fond avec l'autrice, je m'affiche dès lors comme celleux qu'elle nomme ses " adversaires de forme ". Mais dans une lutte, je pense que la forme compte au moins autant que le fond.

J'ai finalement décidé de publier cet article pour expliciter les points qui m'ont dérangé. Cela me semblait plus correct plutôt que de juste critiquer l'ouvrage en 400 caractères sur Livraddict alors que je trouve la plupart des idées transmises dans cet essai tout à fait pertinentes.

N.B : Je ne connais pas l'autrice en dehors de ce court ouvrage. Je ne l'ai jamais lu ailleurs, je n'ai jamais regardé une de ses interviews ou intervention dans les médias (je précise histoire que vous compreniez que les ressentis que je vais essayer d'expliciter reposent uniquement sur ma lecture de ce livre et le ton employé par l'autrice.)

Plutôt couler beauté flotter sans grâce Corinne Morel Darleux

D'abord, un bref résumé éditeur :

Dans cet essai philosophique et littéraire rédigé à la première personne, la militante écosocialiste Corinne Morel Darleux questionne notre quotidien en convoquant le navigateur Bernard Moitessier, les lucioles de Pasolini ou Les Racines du ciel de Romain Gary.

Elle propose un choix radical : refuser de parvenir et instaurer la dignité du présent pour endiguer le naufrage généralisé.

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019.

Il m'a été impossible de décoller de cette lecture le sentiment d'entre-soi crispant qu'il m'a fait ressentir très tôt. Dès les pages 27 et 28 l'autrice explique :

Je trouve que, déjà, ça lance des bases pas dingues ces histoires de " prôner la misère " et d'inventer " une nouvelle frugalité " ... L'autrice s'adresse clairement à ses pairs, des personnes ayant, au pire, un brin de conscience politique, au mieux étant franchement militantes.

Au sujet de la frugalité, l'autrice explicitera par elle-même quelques pages plus loin :

Alors là, pour le coup, on est bien d'accord mais juste avec ces deux extraits, on peut en déduire le public auquel s'adresse cet ouvrage, les personnes les plus pauvres étant exclues de la conversation. Enfin pas vraiment, l'autrice fait quelques piqûres de rappel, ponctuellement, sans pour autant adapter son discours à ces situations particulières. Comme si elle voyait les problèmes plus généraux rencontrés quand on aborde ces sujets mais se contentait de réfléchir à petite échelle...

Là typiquement on lit la première phrase on se dit " ah, ça y est ça va devenir intéressant " et au fait... bah non parce qu'elle repart sur un blabla individuel à coup de " quand vous vous sentez en phase avec vous-même ".

" [...] au titre de mes paradoxes, je défends ma solitude jalousement, m'isolant chez moi des journées entières tout en m'engageant le reste du temps dans des processus collectifs épuisants. Casanière, je suis sans cesse en déplacement. Sédentaire, je pratique le nomadisme militant. Et je ne suis sans doute pas la seule à être souvent tentée de tout arrêter, de me retirer dans cet état solitaire si difficile à assumer socialement. Cultiver mon jardin, lire et écrire, contempler, faire sans dire, me suffire à deux. J'aimerais. Je pourrais, j'ai cette chance inouïe. "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 61

Je ne commenterais pas le dernier extrait que je viens de partager. J'ai mis en gras ce qui me fait rouler les yeux au ciel. Passons à la question de la culture qui, elle aussi est abordée dans une optique d'entre-soi qui me met mal à l'aise.

En effet, aux premiers points que je viens de mentionner s'ajoutent quelques idées sur les réseaux sociaux sur lesquels l'autrice a un point de vue un peu réac ou encore des jugements de valeur qui laisseraient entendre que certaines productions culturelles sont plus légitimes que d'autres. Ce qui me gêne grandement.

" L'émancipation passe aussi par l'accès à l'éducation et la culture, qui en dehors des centres bourgeois ne seront jamais garantis par un opérateur privé, sauf à nous vendre des boys bands formatés et autres prestations auto-tunées. "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 35

Malgré tous les problèmes qu'on connait à l'industrie de la K-pop, par exemple, peut-on pour autant juger avec autant de sévérité ces boys bands et les gens qui apprécient leur musique comme si c'était une sous-culture, moins légitime ? Ce genre de petites réflexions sur la culture, ça me tend.

... Figeant la réflexion dans l'action individuelle

Corinne Morel Darleux raisonne trop à l'échelle de l'individu, n'invoque, au cours de sa réflexion, pas suffisamment les questions sociales et le système capitaliste qui pèse sur lesdits individus, à mon goût. Ou plutôt, ces passages sont immédiatement annulés par le ton qu'elle emploie qui laisse l'impression que ces composantes politiques, économiques et sociales ne sont finalement pas centraux dans sa réflexion. Et pourtant, elle reconnait elle-même :

" L'acte isolé même démultiplié, n'a aucune chance dans un système dominé par les oligopoles et les lobbies, qui l'ont bien compris : eux ont tout intérêt à prôner ces petits gestes qui donnent l'illusion d'agir pour le bien commun sans bousculer l'ordre établi ni établir de réseau trop maillé. "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 58

Donc là, une fois n'est pas coutume, on se dit " Oui bah oui, clairement on est bien d'accord ! "

Et quelques pages plus loin elle nous achève sous la forme de ce paragraphe :

Alors déjà l'invocation de la " spiritualité " me fait grincer des dents, mais passons.

Cet extrait me donne l'impression que l'autrice veut contenter tous les militants qui vont lire son ouvrage... mais surtout les plus mous. Quand on se rappelle à qui s'adresse ce livre c'est-à-dire des gens plutôt militants ou avec un brin de conscience politique (rappelez-vous de ce qu'on disait au-dessus sur l'entre-soi), eh bien non, ça ne suffit pas, arrêtons de faire comme si c'était " déjà bien " alors qu'on sait que ces gestes ne suffisent pas, surtout pour des personnes engagées. Je trouve que cette façon de penser a tendance à conforter des gens dans leur mollesse là où il faudrait au contraire rappeler l'importance de faire plus sans pour autant tomber dans la moralisation.

Ensuite, je trouve son propos absolument bancal. Elle fait une dichotomie entre, d'un côté les gens qui appliquent ces gestes et de l'autre, des gens qui ne les appliqueraient pas parce que ces gestes ne seraient pas assez radicaux et critiqueraient amèrement les premiers. Ça me semble un peu simpliste. Elle oublie celles et ceux qui se disent militant.es et se contentent de ces petits gestes (comme on dit, l'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage), et celles et ceux (dont je fais partie) qui continue de faire ces gestes en sachant pertinemment qu'ils ne suffisent pas et qu'il faut aussi envisager le problème à une échelle plus large. Et oui, on peut faire ces gestes en trouvant ridicules les gens qui s'en contentent sans voir de lien entre le système capitaliste et la destruction de l'environnement. Il y a de quoi être amère parfois.

Par la suite, elle affirme :

Là encore, je trouve la question intéressante mais elle semble l'envisager sous un angle qui ne me convient pas. La question de la " puissance d'agir ", de la capacité de tous à " empuissantiser des idées " me semble plus puissante justement si on l'envisage comme un moyen de passer de l'action individuelle à l'acte collectif. L'autrice ne le cite pas et il n'apparait pas dans ses références bibliographiques maisLes affects de la politique de Frédéric Lordon explore en profondeur ces notions (affects, puissance d'agir, etc.) que l'autrice survole, pour celles et ceux que cela intéresserait.

Enfin, le dernier gros point noir de ce livre, c'est aussi le fait qu'on a eu la sensation que l'autrice manquait grandement d'humilité. S'appuyant sur les " choix de vie " du navigateur Moitessier ou encore de Morel, personnage des Racines du ciel de Romain Gary, l'autrice se place clairement dans leurs rangs. Et quand elle passe tout le livre à dire leur supériorité morale, forcément, c'est un peu gênant parce qu'on sent qu'elle se classe à leurs côtés. Ainsi à plusieurs reprises elle exprime son regret que la société dans laquelle on vit comporte trop peu de personnes avec un tel niveau d'idéal :

Puis,

Quelques pages plus loin elle réaffirme :

" C'est aiguiser en soi la capacité à mener des batailles désintéressées, à dire non, et se donner la puissance de décliner une offre séduisante plutôt que d'acter le déclin de sa propre décence.
C'est cette capacité de discernement qui fait la grandeur de l'engagement politique : les choix de chacun doivent se situer dans l'être et la manière tout autant que dans le faire. Hélas, c'est une ligne de conduite dont on est loin, et la politique a toujours souffert d'oublier que les moyens doivent être à l'image de la fin : exemplaires. "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 65 - 66

Et enfin :

" Loin d'étoiler la société, les exemples de gratuité du geste, de " faire sans dire " débarrassés de la quête d'approbation, de séduction ou de promesses d'avenir, sont peu fréquents. "Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 87

Alors déjà j'adhère pas à cet espèce de pessimisme qui la fait se conforter elle dans ses actions et nous en tant que lecteur.ices dans nos actions qui devraient être devenues rares et absolument subversives. Un petit côté " Regardez mes pairs comme les gens comme nous sont devenus rares ". Alors qu'il y en a plein des gens qui font des actes désintéressés mais justement... Ils font et ne disent pas, ils se taisent. Il serait peut-être temps, comme elle le dit elle-même, de se " débarasse[r] de la quête d'approbation ".

En guise d'exemple à un moment, elle nous parle quand même du fait que sa décence et sa dignité lui indiquent de ne pas jeter son mégot dans les rues parisiennes même si elle voit bien que ça peut être considéré par beaucoup comme un acte futile. Franchement quand je lis ça j'ai envie de dire " Tu veux une médaille Corinne?! ". Vraiment se gargariser sur des exemples aussi moisis, c'est pas permis. Alors après encore une fois, je ne connais pas l'autrice et ses actions donc peut-être qu'elle fait bien des choses politiquement mais dans ce cas, il faut donner des exemples un peu plus pertinents si tu veux inspirer qui que ce soit un tant soit peu à une forme d'engagement politique.

Autre preuve s'il en fallait de la haute estime que l'autrice a d'elle-même, elle se compare, l'air de rien, à Cassandre. Alors oui, elle dit bien que " personne ne sait à coup sûr ce que sera l'avenir " mais qu'elle, elle se positionne en lanceuse d'alerte en quelque sorte :

" A l'instar de Cassandre, qui reçut le don de prédire l'avenir mais fut ensuite condamnée à n'être jamais crue, il y a du malheur à se sentir aiguisée et, à défaut de prédire l'avenir, à alerter. On a bien souvent l'impression de ne récolter que des graviers. Bien sûr, contrairement à la tragédie grecque, de nos jours personne ne sait à coup sûr ce que sera l'avenir. Mais entre le doute salutaire et le déni suicidaire, je choisis sans hésitation le premier. "

Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux, Éditions Libertalia, 2019, p. 91

Alors que franchement, le livre comme les idées qui y sont développées sont, certes intéressants mais tout de même... Elle est loin de réinventer la roue !

Enfin, en conclusion. Ce texte de Corinne Morel Darleux peut être envisagé comme un héritage des textes de moralistes dont l'exemple le plus connu reste Henry David Thoreau. Disons qu'il est parfois crispant de lire une personne du XIXème opter pour un ton moralisateur mais que c'est toujours moins crispant que de lire une personne du XXIème opter pour un ton moralisateur en évoquant un monde dont on connait et expérimente personnellement les réalités.
Le refus de parvenir, la frugalité choisie, l'idée de cesser de nuire sont autant d'idées qui me parlent profondément et pourtant j'ai trouvé que le ton qu'employait l'autrice manquait parfois d'humilité, que le texte en devenait, malgré toutes les précautions qu'elle prend pour s'en défendre d'avance, excluant et moralisateur. C'est dommage puisque l'aspect personnel de la réflexion, l'appui sur la littérature et le côté " décousu " du texte, suivant le fil de la pensée de l'autrice, me plaisait bien... Par ailleurs, je tiens également à souligner que la plume de l'autrice est vraiment agréable à lire, ce qui renforce encore mon regret de ne pas avoir été convaincue par le ton et le point de vue qu'elle a adoptés pour s'adresser à ses lecteur.ices.

Enfin, pour la blague,le meme qu'on a pas réussi à se sortir de la tête en lisant ce livre et qui pourrait, à lui seul l'impression qu'il nous a laissé.


Merci de vous rappeler que cet article n'est que le reflet de notre réception personnelle du livre et de, par conséquent, pas venir nous attraper le col en commentaires. On peut en discuter calmement, évidemment, et ça se passe ici ↓ Si vous êtes arrivé jusqu'ici, merci d'avoir lu nos élucubrations de personne légèrement saoulée.