Le diplôme

diplôme

En deux mots
Quand Geneviève, qu’il ne supporte plus, décide rompre, Guillaume, prof d’histoire-géo désabusé, est plutôt content. D’autant qu’il ne lui faut que quelques jours pour retrouver une compagne, vendeuse chez Zara. Mais Guillaume, ébloui par ses capacités, décide de bousculer les choses en falsifiant un diplôme qui va lui ouvrir les portes d’une grande entreprise, et plus si affinités.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’ascension fulgurante de Nadia

Dans ce premier roman revigorant, Amaury Barthet imagine la carrière fulgurante d’une vendeuse vive et intelligente quand son petit copain lui offre un diplôme falsifié. L’occasion d’une réflexion sur le mérite, la valeur des études supérieures et l’évaluation des compétences. Inventif, ironique, entraînant.

Guillaume mène une petite vie assez déprimante. Cela fait un bout de temps qu’il a remisé ses ambitions d’enseignant en histoire-géo face à des élèves turbulents et démotivés. Et le couple qu’il forme avec Geneviève ne va pas mieux. Éternelle insatisfaite, elle ronchonne en permanence. Aussi lorsqu’après une énième dispute, elle décide de partir, c’est un soulagement pour lui. En fait, il n’attendait que ça, même s’il ne se voyait pas faire le premier pas.
Désormais, il peut gérer son emploi du temps à sa guise. Parmi ses bonnes résolutions de néo-célibataire, il décide de se remettre au sport et va s’inscrire dans un club. C’est là qu’il fait la connaissance de Nadia, une habituée qui lui prodigue quelques conseils.
Il va alors lui proposer un rendez-vous qu’elle va accepter à sa grande surprise. Très vite la belle jeune va l’épater par sa vivacité d’esprit, son intelligence et son sens de la répartie. Aussi quand ils s’installent ensemble, il lui vient une idée de cadeau insolite: après avoir subtilisé le diplôme d’HEC de son frère Henri, avec lequel il n’a plus que des rapports distants, il le falsifie et en fait le sésame indispensable à postuler aux postes de cadres supérieurs dont il sent Nadia tout à fait capable d’endosser.
D’abord réticente, elle finit par accepter – après tout, elle n’a rien à perdre – et va décrocher un poste de responsable de la transition écologique au sein d’une grande entreprise. Et faire des étincelles. Lors de l’assemblée générale, elle est même approchée par Nicolas Sarkozy en personne.
Mais une telle réussite ne va pas sans susciter des convoitises et des interrogations. Tout l’enjeu étant alors de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Si Guillaume, l’instigateur de ce petit jeu, observe d’abord avec un œil amusé cette réussite, il va aussi en payer le prix. Au fur et à mesure que Nadia grimpe les échelons, il accumule les rendez-vous avec Anaé, une call-girl avec laquelle il s’entend très bien.
Amaury Barthet, qui est lui-même bardé de diplômes, nous régale avec cette satire sociale qui analyse avec beaucoup d’à-propos cette manie française du diplôme et au-delà ces formations dispensées dans des écoles qui ne s’adressent qu’à des classes sociales aisées qui cooptent leurs élites.
Le frère et la belle-sœur de Guillaume en sont du reste des exemples parfaits. Ici règne l’entre-soi. Il n’est pas question d’ascenseur social, mais bien davantage de reconnaissance de profils partageant les mêmes valeurs, passés par les mêmes moules sanctionnés des mêmes diplômes. Si l’on met de côté de petites incohérences, on se laisse volontiers entraîner dans cette comédie jubilatoire. C’est drôle et ironique, mais aussi explosif et même cruel. Ajoutons-y une vivacité de ton qui offre une lecture très agréable, voire addictive, et vous rassemblerez tous les ingrédients d’un premier roman très réussi.

Le Diplôme
Amaury Barthet
Éditions Albin Michel
Premier roman
220 p., 19,90 €
EAN 9782226486363
Paru le 23/08/2023

Où?
Le roman est situé principalement à Paris. On y évoque aussi la banlieue, l’Algérie et Reims.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Jeune, intelligente, Nadia a toutes les compétences pour réussir. Il ne lui manque qu’un diplôme pour en attester et lui ouvrir les portes d’un avenir meilleur. Conquête pour certains, droit inné pour d’autres, ce sésame agit ici comme le révélateur d’un vaste mensonge érigé en système. Guillaume, prof de banlieue désabusé, va lui en offrir les clés. Mais si le mérite se monnaie au même titre que le sexe, le pouvoir et les idéaux, quel est le prix à payer ?
Amaury Barthet orchestre le récit d’une revanche à double tranchant, mêlant critique sociale et fable philosophique. Un premier roman dérangeant, cruel et drôle qui dénonce les faux-semblants de la société.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Benzine magazine (Éric Attic)
L’Espadon
Sang d’encre polars
Blog À livre ouvert
Blog Mes p’tits lus
Blog Les livres de Joëlle
Blog Jadorelalecture


Amaury Barthet présente son roman «Le diplôme » © Production Albin Michel

Les premières pages du livre
« 1.
Au fond, j’avais hâte d’être à la retraite. Je me voyais déjà passer mes vieux jours sur une plage paradisiaque en Thaïlande, occupant l’infinité de mon temps libre à boire des mojitos, à me faire masser, et à nager au milieu des raies mantas. Cette nouvelle vie, tout entière consacrée à l’oisiveté et aux plaisirs simples, me délivrerait enfin de mon asservissement à l’Éducation nationale.
Je songeais à ces jours meilleurs en corrigeant les copies de ma classe de terminale. Non, Victor Hugo n’était pas « né à l’âge de deux ans » ; non, la Corée du Nord n’était pas dirigée par le terrible dictateur « King Kong Un » ; et oui, le niveau de culture générale de mes élèves me donnait des envies de démission sans préavis. Professeur depuis huit ans dans un lycée de Bobigny, j’avais depuis longtemps abandonné tout espoir de transmission du savoir.
À l’origine pourtant, l’enseignement de l’histoire-géographie était chez moi une vocation. Je m’étais initialement donné la mission de guider les élèves défavorisés vers un avenir meilleur, de briser les mécanismes de reproduction sociale qui les maintenaient dans leur condition, naïvement convaincu de pouvoir faire une différence. En réalité, mes espoirs s’étaient effondrés dès les premières semaines de ma prise de fonction. Mes trente lycéens étaient pareils à un millier d’animaux en cage, hurlant et tapant du poing sur les tables, prêts à en découdre sauvagement contre toute forme d’autorité. Chaque jour apportait son lot d’insultes, d’humiliations et de violences. Très vite, je dus me rendre à l’évidence : il était vain de chercher à les extraire de leur milieu. L’institution scolaire exigeait un rapport à la langue française et à la culture classique dont ils ne disposaient pas et qu’il était trop tard pour acquérir. Ils semblaient prisonniers d’un destin sociologique écrit d’avance, un TGV lancé à 300 kilomètres-heure vers le chômage, et aucun de mes conseils ne pourrait les faire dévier de leur trajectoire qui les menait inéluctablement droit dans le mur.
La première année, cette confrontation au réel avait provoqué chez moi des crises d’anxiété épouvantables ainsi que des remises en question auxquelles je ne voyais aucune issue. Enseigner, oui, mais pour quoi ? La loterie génétique et familiale avait déjà désigné les gagnants, et mes élèves n’en faisaient pas partie. Mon médecin généraliste m’avait alors prescrit du Xanax à doses généreuses, ce qui permit que la deuxième année se déroulât dans des conditions plus sereines. À l’issue de celle-ci, il me fallut prendre une décision : changer de métier ou poursuivre avec résignation. Sur les conseils de mes collègues, je choisis la seconde option et me mis alors à enseigner le programme en fournissant un effort minimal, sans attentes vis-à-vis des élèves, dans une atmosphère de laxisme total. Mes cours s’apparentaient à des séances de garderie chaotiques au cours desquelles je ne tentais même plus de me faire entendre. Il s’agissait d’une solution fiable, éprouvée, qui nécessitait uniquement de m’asseoir sur ma dignité, et ça je savais le faire, j’étais même le champion du monde. Les six années suivantes s’écoulèrent ainsi avec fadeur, sans joie ni souffrance particulière, de sorte que j’atteignis l’âge de trente-deux ans en étant, on pouvait le dire, passé à côté de ma vie.
Souvent, j’essayais de me rassurer en me disant qu’au moins j’étais en couple, mais là encore, ma situation n’était pas réjouissante. Je vivais avec Cécile depuis notre rencontre à la fac douze ans auparavant, et il fallait bien admettre que notre amour enflammé avait désormais laissé place à une routine fatiguée. Les sourires complices et les étreintes affectueuses n’existaient plus que sur les photographies des années passées, reléguées dans une boîte à souvenirs au fond du placard. C’était triste, mais c’était la vie, pensais-je à l’époque avec fatalisme. Après tout, l’érosion des sentiments constitue l’horizon de la plupart des couples.
Une vie plate, donc, mais une vie stable. Ce n’est que vers la fin juin 2017, alors que Cécile et moi dînions dans un restaurant marocain près de Bastille, que les choses dégénérèrent. En entamant mon tajine au mouton, je vis tout de suite qu’elle était d’humeur massacrante. « Dis-moi, Guillaume, dit-elle avec défiance en se servant un verre de Sidi Brahim, tu as des idées de destinations pour nos vacances d’été ?
– Pas vraiment, non…, bredouillai-je. On n’a qu’à retourner chez mes parents en Bretagne…
– Alors là, il en est hors de question. C’est au moins la dixième fois qu’on y va, j’en ai ras le bol, j’ai besoin de voir autre chose. On ne peut pas partir ailleurs pour une fois ? Des copines m’ont recommandé la Grèce, c’est joli la Grèce, en cherchant bien on peut trouver des billets abordables pour Santorin ou Paros. Ou alors la Croatie, il y a de belles criques dans ce coin-là.
– Bof, marmonnai-je la bouche pleine, c’est un peu cher la Méditerranée…
– Et alors, s’agaça-t-elle, tu ne sais pas te faire plaisir ? L’argent, tu ne vas pas l’emporter dans ta tombe!»
Je ne voyais pas très bien de quel argent elle voulait parler. Mon traitement de fonctionnaire s’élevait, après huit ans de carrière, à moins de 2 000 euros net mensuels ; mon frère gagnait la même somme à vingt-deux ans lorsqu’il était stagiaire chez HSBC. « Tu sais bien que je n’ai pas les moyens, soupirai-je. Je suis déjà à découvert et je ne veux pas me retrouver interdit bancaire pour attraper des coups de soleil sur une plage bondée de touristes allemands.
– Tu es constamment blasé. Ça t’arrive parfois de vouloir t’amuser, de prendre les choses avec légèreté? Merde quoi, je ne bosse pas toute l’année pour passer l’été avec un mec dépressif ! »
Je haussai vaguement les épaules. Cécile faisait partie de ces grandes gueules qui assumaient fièrement leur côté cash. Fort d’un calme légendaire, j’absorbais la plupart du temps ses excès sans broncher, il me suffisait de répéter : « Oui, Cécile, c’est vrai, tu as raison », et son exaspération retombait comme un soufflé. Je m’y étais habitué. Au travail comme à la maison, je subissais les sautes d’humeur des autres, c’était mon lot.
Je repris un peu de tajine et constatai qu’il était encore chaud. Grâce au plat en terre cuite et au couvercle hermétique, la viande pouvait conserver sa température de cuisson pendant près d’une heure ; ils étaient vraiment ingénieux, ces Marocains. Cécile tenta de se resservir en vin mais constata avec surprise que la bouteille était vide. « Tu te fous de moi, s’emporta-t-elle de nouveau, tu as déjà fini le rouge ? On prend une bouteille à 40 euros et tu la termines sans m’en proposer ? » Je l’avais rarement vue aussi agacée, elle me reprochait de cumuler tous les travers : blasé, égoïste, paresseux, fauché, et maintenant alcoolique et goujat. Ses accusations me semblaient franchement exagérées, et surtout injustes. Je rêvais secrètement de renverser la table en hurlant : « Ah ouais, et si je dressais la liste de tes défauts, pour une fois ? On n’aurait pas assez d’une nuit pour les égrener tous, pauvre conne ! » Évidemment, je n’en aurais jamais eu le courage.
À la fin du repas, la serveuse apporta l’addition que je réglai pour moitié, laissant à Cécile le soin de payer son propre menu. Vexée, elle me sermonna sur le chemin du retour au sujet de mon manque de romantisme. Dans les artères de la capitale, l’air était sec et la température demeurait exceptionnellement élevée malgré la nuit qui tombait. À l’ouest, le soleil s’était couché derrière les lointains quartiers riches, là où mon frère Henri et son impitoyable femme Eva habitaient depuis toujours.

« Je ne peux plus accepter ça… », soupira-t-elle avec désespoir en arrivant dans notre deux-pièces de la place Pigalle. Je levai les yeux au ciel : que pouvait-elle bien avoir encore ? À ce jour, je n’ai toujours pas compris quelle avait été la goutte d’eau. Était-ce cette histoire de vacances refusées ? de bouteille de rouge vidée ? d’addition partagée ? Toujours est-il qu’elle fondit en larmes. Recroquevillée sur le lit, elle se mit à pousser des cris de détresse entrecoupés de pleurs. « On passe nos journées à s’engueuler, à quoi ça rime ? gémit-elle entre deux hoquets étouffés par l’oreiller. Tu ne me dis jamais que tu m’aimes ! Tu ne me l’as pas dit depuis des années ! Est-ce que tu as seulement envie d’être avec moi ? »
J’observai en silence son visage défait, empourpré et gonflé de larmes. J’aurais pu lui répondre, j’aurais pu lui révéler la douloureuse vérité – que je restais avec elle uniquement par lâcheté – mais je pressentais qu’il valait mieux la laisser crever l’abcès elle-même.
« En fait, tu t’en fous…, se désola-t-elle. Je le savais, j’ai l’impression de te traîner comme un boulet depuis douze ans. Chaque fois que je propose quelque chose, tu ronchonnes, tu maugrées, tu grommelles un vague désaccord pour finalement accepter à contrecœur. En réalité tu n’as qu’une envie, c’est que je te foute la paix. Mais pourquoi tu ne le dis pas ? Pourquoi tu n’avoues pas que tu rêves d’être seul avec tes bouquins, tes séries et tes jeux vidéo ? »
Là, elle me tendait une sacrée perche, il fallait vraiment intervenir. Je me préparais mentalement à faire valoir mon point de vue, à lui faire part de mes impressions sur cette décennie de relation bancale, mais au moment d’ouvrir la bouche, aucun son n’en sortit. Je n’y arrivais pas. J’étais incapable de m’opposer à elle.
« Tu n’as pas de courage…, constata-t-elle avec un soudain mépris. Tu n’es pas un homme. Tu n’as jamais osé rompre alors que tu rêves de le faire depuis des années. Eh bien, si tu n’en es pas capable, je vais décider pour toi : c’est terminé, ciao, il est hors de question que je fasse ma vie avec un lâche. » Elle se leva d’un bond, mâchoire serrée, sourcils froncés, dans la posture de la femme en colère bien déterminée à prendre ses cliques et ses claques. Mon rythme cardiaque s’accéléra brutalement et des bouffées d’angoisse commencèrent à me faire transpirer. Je me visualisais en train de prononcer une phrase du genre : « Cécile, attends, ne pars pas ! », j’imaginais la scène en spectateur de ma propre vie, comme filmé par une caméra extérieure, mais rien ne se produisit.
Elle fourra des vêtements en vrac dans une grosse valise en reniflant. « Je vais chez ma mère, déclara-t-elle d’un ton coupant, je passerai chercher le reste de mes affaires plus tard. » Je la contemplais sans dire un mot, paralysé, absent de moi-même. On ne sait jamais que l’on est à un tournant de son existence, personne ne prévient, aucun prophète ne nous annonce l’imminence de la catastrophe, et lorsque celle-ci se produit, on ne peut qu’assister impuissant à l’effondrement de sa confortable routine.
Avant de partir, elle s’immobilisa sur le pas de la porte pour me laisser une dernière chance, me dévisageant longuement dans l’attente d’une réaction quelconque de ma part. Après une minute de silence absolu, elle secoua la tête de dépit et se résolut à tourner les talons. « Au revoir, Guillaume… », dit-elle d’une voix étouffée.

2.
Je bondis hors de mon lit dès sept heures du matin, habité d’une énergie et d’une détermination que je ne m’étais jamais connues. Cécile m’avait abandonné, oui, et alors ? C’était tant mieux, j’étais désormais un homme libre, il fallait en profiter pour se ressaisir.
Je lançai à plein volume la musique de Rocky 3 – « Eye of the Tiger » – et me préparai un petit-déjeuner gargantuesque composé d’œufs brouillés, de bacon, et de trois bols de café. Je tentai de me mettre dans la peau d’un homme qui ne se laisse pas abattre, un homme au mental de winner, mettons Nicolas Sarkozy. Qu’aurait fait Nicolas Sarkozy à ma place ? Voilà la question que je devais me poser, la seule question qui comptait, et il était nécessaire d’agir en conséquence.
En me contemplant nu dans le miroir de la salle de bain, je tentai de réévaluer froidement mes capacités de séduction. La dernière fois que j’avais « dragué une gonzesse » (l’expression était-elle encore actuelle ?) remontait à mes vingt ans, et de toute évidence, j’avais pris un sacré coup de vieux depuis. J’avais des bourrelets, mes épaules tombaient légèrement, et des rides s’étaient creusées à plusieurs endroits de mon visage. D’un autre côté, j’avais encore tous mes cheveux, ça c’était rassurant. Quelques exercices de musculation et une alimentation saine suffiraient à me redonner un sex appeal décent. Avec un peu de chance, je pouvais espérer rencontrer une femme dans les prochaines semaines et ainsi refaire ma vie.
Je dénichai de vieilles baskets Decathlon, enfilai un short élimé et me rendis à la salle de sport la plus proche. À l’intérieur, une vingtaine de personnes pratiquaient des exercices sportifs avec une rigueur méthodique. À gauche, une étudiante était aux prises avec une machine infernale qui faisait travailler son fessier. À droite, un quadragénaire au crâne dégarni effectuait frénétiquement des abdos sur un tapis de sol, dans l’espoir noble mais vain de retarder l’effondrement de son potentiel érotique. Au fond, on pouvait apercevoir un espace de musculation où deux culturistes soulevaient de lourds haltères en s’admirant de profil dans le miroir. Dans la totalité du club, une musique techno d’une brutalité délirante était diffusée à haut volume, vraisemblablement dans le but de susciter un sentiment de toute-puissance dans le cerveau des clients. Je jetai un coup d’œil à la brochure d’information disposée à l’entrée : « Stay-Fit, ce sont des femmes et des hommes rassemblés autour de valeurs universelles : le DÉPASSEMENT DE SOI et la PERFORMANCE. Rejoignez la communauté, se maintenir en forme est un droit ! » Formidable, songeai-je en souscrivant un abonnement à la borne automatique. Un accès illimité était proposé pour 300 euros, c’était un peu cher, mon compte en banque terminait déjà dans le rouge tous les mois, mais j’étais décidé à me faire plaisir.
Après quelques étirements, je me dirigeai vers la zone réservée à la musculation. Celle-ci accueillait une multitude de machines aux fonctionnalités énigmatiques, truffées de câbles, de mécanismes de rotation, de barres métalliques et de rouages crantés. J’avais l’embarras du choix mais une notice explicative n’aurait pas été de trop. Il me fallait un peu d’aide. Je m’approchai d’une brune élancée aux vagues airs de Nabilla ; en matière de fitness, elle devait être une source de renseignements fiable.
« Excusez-moi, fis-je en levant l’index, vous savez comment fonctionnent ces machines? C’est la première fois que je viens, je suis un peu perdu…
– Bonjour ! dit-elle sur un ton enjoué. Bien sûr, je peux vous renseigner, vous voulez travailler quels muscles ?
– Je ne sais pas, je n’y ai pas vraiment réfléchi…
– Il faut choisir les exercices en fonction de votre objectif. Si vous voulez faire un peu de renforcement musculaire, vous pouvez utilement commencer par des pompes. C’est bien, les pompes, ça sollicite beaucoup de muscles simultanément. Mais vous avez peut-être un but plus ciblé, par exemple les épaules si vous êtes nageur, ou bien les jambes si vous préparez le semi-marathon d’octobre ? »
Ses yeux noirs me transperçaient de part en part. Elle avait un très joli visage, et surtout un corps magnifique que son legging moulant mettait ostensiblement en valeur.
« J’aimerais simplement paraître plus musclé en général, dis-je sans conviction, enfin prendre un peu de masse…
– Je vois. Commencez par les pectoraux, les abdos et les biceps. Quatre séries de chaque devraient suffire, je vais vous montrer comment fonctionne la machine. »
Elle saisit deux poignées reliées à des poids en fonte et s’installa à califourchon sur le siège, en position cambrée. « Il faut tirer les poignées vers vous, comme ça. Veillez à garder le buste bien droit pour éviter de solliciter le dos. » Elle effectua des mouvements précis et agiles, gonflant sa poitrine à chaque inspiration. Une goutte de sueur perla sur ma tempe gauche, je détournai le regard pour ne pas passer pour un dégoûtant voyeur. Elle devait déjà avoir un amant, probablement un grand brun aux pectoraux saillants, ce n’était même pas la peine de tenter quoi que ce soit.
« Je… je vais commencer par ces exercices, balbutiai-je. Votre nom, c’est ?
– Nadia ! répondit-elle en me serrant la main. Nadia Azzaoui.
– Guillaume Carpentier, enchanté.
– Vous verrez, les premières semaines constituent un cap difficile mais ensuite vous ne pourrez plus vous en passer. On peut se tutoyer ?
– Bien sûr. »
Nous nous engageâmes dans une conversation légère, avec cette familiarité qui naît spontanément entre sportifs matinaux. Nadia correspondait assez exactement à l’image que l’on se fait de la girl next door : une jeune femme fraîche, avenante et sympathique, qui aimait parler de choses simples. J’appris qu’elle venait de fêter ses trente-deux ans et qu’elle travaillait comme vendeuse au magasin Zara de la rue de Rivoli. C’était un métier usant, ingrat et mal payé, mais son optimisme indéfectible lui faisait garder espoir. À terme, elle espérait évoluer vers des postes davantage tournés vers le management. « Enfin, je ne vais pas t’embêter avec mes histoires, dit-elle joyeusement, je te laisse à tes exercices ! » Et elle se dirigea vers les tapis de course, le pas léger. J’admirais sa chevelure brune coiffée en queue-de-cheval, sa nuque gracile, ses fines épaules, et plus bas, ses deux longues jambes fuselées.
Les paroles de Cécile flottaient dans ma mémoire. La garce m’avait reproché de n’avoir « pas de courage ». Au fond, qu’est-ce qui m’empêchait d’aller voir cette Nadia et de lui proposer un rencard ? Qu’avais-je à perdre, si ce n’est une fierté déjà bien entamée par mes humiliations professionnelles et amoureuses ? Nicolas Sarkozy, lui, n’aurait pas hésité une seule seconde à aller l’aborder. C’était le moment ou jamais de passer à l’action.
Je me levai brusquement et marchai d’un pas décidé vers le tapis roulant où elle faisait son jogging.
« Excuse-moi, dis-je avec une assurance exagérée.
– Oui ?
– Ça te dirait d’aller boire un verre ce soir ? »
Elle retira ses écouteurs et arrêta la machine, faisant retomber un silence embarrassant.
« Pardon ?
– Euh… Je disais, est-ce que tu voudrais boire un verre ce soir… à Pigalle par exemple ? »
Ses grands yeux noirs s’écarquillèrent, incrédules. Je regrettai aussitôt d’avoir posé la question.
« Boire un verre ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Mais pourquoi ? »
Je perdis soudainement tous mes moyens. « Eh bien…, bafouillai-je avec embarras, pour… pour faire connaissance entre sportifs quoi… » C’était ridicule, c’était sans doute la réponse la plus grotesque qui ait été formulée à cette question, j’avais envie de disparaître six pieds sous terre. Elle me regarda pendant d’interminables secondes avec un large sourire qui me semblait ouvertement moqueur, puis leva les yeux au ciel.
« Laisse tomber, fis-je en agitant les mains en signe d’excuse, oublie ce que je viens de dire. » Je retournai vers les machines de musculation, liquéfié de honte. Pour qui m’étais-je pris ? On était dans le réel, pas dans une comédie romantique hollywoodienne. La séduction n’était de toute façon pas mon fort ; d’aussi loin que je me souvienne, les femmes m’avaient toujours intimidé. Enfant, je percevais déjà qu’elles n’étaient pas comme nous, les garçons, je me disais que l’essence de leur personnalité avait quelque chose de fondamentalement différent. À l’école primaire ce n’était pas un problème, il suffisait de rester à distance d’elles pendant les récréations. Mais au collège et au lycée, les choses s’étaient compliquées, il fallait soudainement leur plaire, les conquérir, et ceux qui échouaient voyaient leur masculinité publiquement contestée. Naturellement, toutes mes tentatives s’étaient soldées par des échecs lamentables. L’année de mes seize ans, un commentaire d’une fille de ma classe m’avait utilement éclairé sur ces rejets systématiques : « Je ne vais pas sortir avec une victime », avait-elle déclaré. J’avais acquiescé, sans pleinement comprendre ce qu’elle voulait dire. Victime de quoi, au juste ? Ce n’est que bien plus tard que je compris le sens de sa phrase. Victime, je l’avais été tout au long de mon existence, vis-à-vis de mon frère, de ma conjointe, de mes élèves, et plus largement de la société française dans son ensemble, qui méprisait le métier d’enseignant. Étais-je né avec un terrain génétique favorable à la soumission, ou avais-je acquis cette faiblesse par l’éducation ? L’état des connaissances scientifiques ne permettait pas d’apporter de réponse claire à cette question, qui, en fait, n’avait aucune importance. La seule chose que je voyais, c’était que je me situais à la mauvaise extrémité de la chaîne alimentaire.
« Je me fais trop souvent aborder par des types lourds dans cette salle, c’est assez pénible », dit une voix dans mon dos. C’était Nadia, elle avait terminé son exercice et venait vers moi.
« Pardon, je ne voulais pas t’importuner, répondis-je immédiatement.
– Non non, justement. Je t’ai repoussé par automatisme, mais en fait, tu n’as pas l’air d’être le dragueur de base. Et puis je crois que j’en ai assez de me méfier systématiquement des hommes, ça ne me fait pas du bien. Du coup, c’est d’accord.
– Comment ça ?
– On peut aller boire un verre si tu veux. Ce soir, vingt heures à Pigalle, je t’attendrai à la sortie du métro. »
Elle m’adressa un clin d’œil, reprit sa serviette, et partit vers les vestiaires.

Extrait
«Alors, dis-je en fouillant dans mon sac à dos, j’ai quelque chose à te montrer.» Je lui tendis le diplôme sans un mot. Elle l’examina en fronçant les sourcils.
«Qu’est-ce que c’est que ce truc?… Un master d’HEC ? Pourquoi il y a mon nom dessus ?
— C’est ton diplôme, enfin ça aurait été le tien si tu avais fait le choix de poursuivre tes études.
— Qu’est-ce que tu racontes ? D’où tu le sors ?
— Ça n’a pas d’importance. Écoute, ce que je te propose, c’est de vivre la vie que tu aurais pu avoir si tu avais été mieux conseillée. Peut-être existe-t-il dans une réalité alternative une version de toi-même ayant fait des choix différents, et peut-être que cette Nadia mène une vie bien plus facile, heureuse et prospère. Il ne s’agit pas de tricher, mais simplement de corriger la mauvaise décision que tu as prise dans ta jeunesse, de renouer avec la vie meilleure qui aurait dû être la tienne. » p. 46

À propos de l’auteur
diplômeAmaury Barthet © Photo François Bouchon

Né en 1992 à Reims, Amaury Barthet a étudié le droit et les relations internationales en France et au Royaume-Uni (Paris I, Paris II, Southampton Solent University). Après son début de carrière dans un grand cabinet d’avocats, son goût prononcé pour les enjeux de l’ESR l’a amené à rejoindre le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres). Pendant près de cinq ans, il y a notamment piloté des évaluations de grandes écoles et d’organismes nationaux de recherche aux côtés de comités d’experts de haut niveau. Il a rejoint Dual Conseil pour apporter un appui concret aux décideurs de l’ESR dans leurs projets de transformation. Passionné de géopolitique, il enseigne par ailleurs les relations internationales à l’Institut catholique de Paris. Le diplôme est son premier roman. (Source: dual-conseil.com / Babelio)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois