Poussière blonde

Poussière blonde

En lice pour le Prix Pampelonne Ramatuelle 2024

En deux mots
Pauline, vétérinaire en Californie, rejoint son amie Billie-Pearl à Reno pour assister à la démolition du Mapes, casino mythique où elle a travaillé comme femme de chambre. Au milieu de cette poussière blonde lui reviennent en mémoire la rencontre capitale faite dans la suite 614 avec Mrs Miller, venue tourner le film « Les désaxés ». Ce sera la dernière apparition à l’écran de Marilyn.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Pauline, Billie Pearl et Marilyn

En mettant en scène Pauline, femme de ménage française, Tatiana de Rosnay a trouvé le moyen de nous raconter « sa » Marilyn, mais aussi de nous livrer une formidable fresque sur l’Amérique des années 1960 et une belle histoire d’émancipation. Un roman aussi documenté que fort en émotions.

Pauline est vétérinaire en Californie du nord où elle s’occupe en particulier des chevaux. Si elle a une affection particulière pour les mustangs, c’est en raison de son passé. Un passé qui va lui revenir avec force quand son amie Billie Pearl lui téléphone pour l’inviter à Reno où le Mapes, l’un des plus célèbres casinos de la ville va être démoli.
Une nouvelle qui ne peut la laisser indifférente, elle qui a travaillé dans l’établissement et où elle a fait quelques rencontres déterminantes. Quand l’édifice s’effondre, elle voit dans ce nuage de poussière blonde lui revenir en mémoire ses jeunes années.


© Production The Loizeaux Group LLC

Sa mère, qui avait suivi un GI aux États-Unis au sortir de la guerre, tenait alors un salon de coiffure et rêvait de voir sa fille réaliser son rêve américain.
Un rêve qui va tourner au cauchemar quand son patron abusera d’elle et refusera de reconnaître l’enfant pour tenter de préserver son couple.
Fragile, trahie, déprimée. C’est aussi l’état d’esprit de la femme qu’elle découvre dans la suite 614 où un grand ménage s’impose. Au milieu du capharnaüm, elle ne reconnaît pas cette Mrs Miller aux traits défaits. Mais entre les deux femmes, l’une au sommet de sa gloire, l’autre au trente sixième dessous une relation particulière va s’installer.
Marilyn est à Reno avec son mari Henry Miller, John Huston, Clark Gable et Montgomery Clift pour y tourner ce qui sera son dernier film, The Misfits (Les désaxés). Et l’ambiance est tout sauf sereine. Il semble bien que seuls l’alcool et les médicaments soient à même de faire tenir cette équipe en train de construire sa légende noire.
Tatiana de Rosnay, en suivant Pauline qui suit Marilyn, nous livre sa Marilyn. Et si son récit est parfaitement documenté, c’est avant tout le combat de toutes ces femmes qui fait la force de ce roman. On y voit l’Amérique machiste et ses règles patriarcales vaciller. On y lit des chemins – douloureux – vers l’émancipation. Celui victorieux de Pauline, celui tourmenté de Marilyn qui rêve de Montand et celui en filigrane de Billie Pearl. À l’image de ces fiers mustangs, on y lit aussi une soif inextinguible de liberté.
Après Joyce Carol Oates avec Blonde (roman adapté sur Netflix), Éric-Emmanuel Schmitt avec sa pièce de théâtre Bungalow 21 (et cette belle adaptation avec Mathilde Seigner dans le rôle de Simone Signoret et sa sœur Mathilde dans celui de Marilyn), Fabrice Colin et Shooting Star (sur la naissance de l’icône), sans oublier la belle nouvelle de Truman Capote dans son recueil Musique pour caméléons (un portrait saisissant de sa «fragilité lumineuse»), Tatiana de Rosnay construit encore davantage le mythe, sans pour autant en gommer les aspérités. Jusqu’à sa mort, elle ne parviendra jamais à s’échapper de son gouffre de solitude. Mais, comme l’écrit joliment Gaëlle Nohant, «ce roman est le croisement de deux solitudes, qui vont passagèrement s’éclairer l’une l’autre, dans un moment de spontanéité, de solidarité.» Émouvant, éblouissant !
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. Vous découvrirez aussi mon «Grand Guide de la rentrée littéraire 2024». Enfin, en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Marilyn Monroe et Arthur Miller dans leur suite du Mapes Hotel à Reno. © Photo DR

Poussière blonde

Arthur Miller, Simone Signoret, Marilyn Monroe et Yves Montand. © Photo DR

Poussière blonde
Tatiana de Rosnay
Éditions Albin Michel
Roman
312 p., 21,90 €
EAN 9782226489593
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman se déroule aux États-Unis. Il commence au Mont-Shasta, dans le Comté de Siskiyou en Californie du Nord puis à Reno dans le Nevada. On y évoque aussi la France.

Quand?
L’action se déroule de nos jours, avec des retours en arrière jusque dans les années 1950.

Ce qu’en dit l’éditeur
«Pauline avait conscience qu’elle n’était qu’un être ordinaire aspiré dans l’orbite d’une femme qui, elle, n’avait rien d’ordinaire… Être femme de chambre, c’était précisément cela : faire intrusion sans le vouloir dans l’intimité d’autrui, voir le contenu des corbeilles à papier, remarquer les titres des livres, lire les premières phrases des cartes, lettres et petits mots qui traînent. Tout était là, en pâture ; la vie entière de quelqu’un, dissimulée dans une chambre d’hôtel.»
Un matin, Pauline est appelée pour nettoyer la suite 614 du Mapes Hôtel. Alors qu’elle pense trouver une chambre vide, une femme apparaît, hagarde : Mrs. Arthur Miller, alias Marilyn Monroe, dont le séjour à Reno marque la fin de son mariage avec le célèbre dramaturge et le tournage infernal d’un film à la légende noire, Les Désaxés.
Avec pour décor l’immensité aride du désert du Nevada et ses chevaux sauvages, les mustangs, Poussière blonde raconte le choc d’une rencontre inoubliable entre deux femmes que seul le hasard pouvait réunir.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Le Point (Jean-Luc Wachthausen)
TV5 Monde
Europe 1 (Nicolas Carreau)
Blog À la lettre
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)

Tatiana de Rosnay est l‘invitée d’Augustin Trapenard dans La Grande Librairie © Production France Télévisions

Les premières pages du livre
« Janvier 2000
Mont-Shasta
Comté de Siskiyou, Californie du Nord
Assise sur un tabouret, Pauline était au travail dans le box de Starling, ce poulain blessé qui lui donnait tant de fil à retordre, lorsque le pas de sa fille Lily se fit entendre à l’entrée du bâtiment. Ouvrant de grands yeux affolés, Starling tressaillit, et Pauline dut lui murmurer quelques mots à voix basse pour le tranquilliser. Depuis qu’un tracteur avait dérapé sur une plaque de verglas et foncé sur lui, lui fracassant le radius, Starling n’avait pas retrouvé son calme ; un rien l’alarmait. C’était son patient le plus apeuré, celui qui lui demandait le plus d’attention.
– Maman ! Téléphone ! cria Lily.
– Ça peut attendre ? demanda Pauline, la joue posée contre le flanc frémissant du jeune cheval.
Elle sentait son cœur battre sous la robe dorée.
– Non, rétorqua Lily.
Intriguée, Pauline perçut une intonation joyeuse dans sa voix et se leva pour scruter le visage de sa fille : il rayonnait. Puis elle vérifia une dernière fois le cataplasme et l’attelle fixés à la jambe du poulain, passant sur ses naseaux une paume rassurante.
– Allez, mon bonhomme. Tu tiens le bon bout.
Elle se lava les mains au robinet devant les box et rejoignit sa fille. C’était quoi, ces mystères, enfin ? Pourquoi ne pouvait-elle pas lui dire qui était au bout du fil ? C’était Nick ? Lily secoua la tête, fit mine de ne pas pouvoir parler en se pinçant les lèvres et l’accompagna au bureau central, à quelques pas des écuries.
Pauline n’avait pas encore succombé à la mode du téléphone portable comme la plupart de ses confrères vétérinaires. Elle travaillait « à l’ancienne », reconnaissait-elle en riant lorsqu’on lui posait la question : « Pas de Nokia ou de BlackBerry chez moi ! » Elle croyait aux vertus d’une ligne fixe et d’un bon vieux répondeur ; ce qui était normal après tout, à son âge : bientôt soixante et un ans, tout de même ! Face à ceux qui se moquaient de son côté vintage, elle brandissait un argument imparable : dans les hauteurs escarpées où se trouvait sa clinique vétérinaire, la couverture réseau était médiocre.
Après avoir parcouru les quelques mètres qui la séparaient de son bureau, elle s’approcha de Lily, qui lui tendit le combiné avec ce même sourire espiègle.
– Docteur Bazelet, annonça Pauline en repoussant une mèche poivre et sel et en s’attendant à tomber sur la voix de Nick.
– Vous voulez dire la célèbre docteur Bazelet ? L’irremplaçable docteur Bazelet ?
Rien à voir avec les tonalités graves et rauques de Nick.
Pauline esquissa le même sourire que sa fille. Cette voix ! Toute sa jeunesse lui revenait en un instant.
– C’est toi !
– Tu parles que c’est moi, miss !
Il n’y avait que Billie-Pearl pour l’appeler ainsi, alors qu’elles avaient le même âge et plusieurs petits-enfants chacune. Elles se connaissaient depuis l’adolescence.
Lily s’était éclipsée, laissant sa mère seule dans le grand bureau. Dehors, derrière la fenêtre, la nuit tombait comme un rideau, estompant la neige qui blanchissait le sommet du mont Shasta, un décor dont Pauline ne se lassait pas : vert au printemps, doré en été, blanc en hiver, rehaussé d’écarlate à l’automne, en hommage au volcan qu’il était encore.
Billie-Pearl alla droit au but ; c’était dans sa nature, Pauline en avait l’habitude.
– Tu as du boulot en ce moment, miss ? Tout un tas de pauvres chevaux estropiés à soigner ?
– Pas mal de boulot, en effet. Pourquoi ?
– Parce que tu as intérêt à ramener ton joli minois à Reno le 30 janvier. Dans dix jours. C’est un dimanche, le matin. Quand j’ai vu ça aux infos, j’ai tout de suite pensé à toi. Tu ne peux pas rater un événement pareil, pour rien au monde.
– Rater quoi ?
– Tu as bien un collègue véto qui pourrait te dépanner ? Et ta fille donnera un coup de main, comme toujours ?
Billie-Pearl prenait un malin plaisir à la faire lanterner. Ça aussi, Pauline en avait l’habitude. Elle alluma une cigarette, rangea quelques affaires qui traînaient sur son bureau.
– Comment va Dansa ? dit-elle pour la taquiner à son tour.
C’était la jument préférée de Billie-Pearl, la petite-fille de Commander, son mustang chéri, disparu depuis longtemps.
La voix de Billie-Pearl baissa d’un ton :
– Dansa va bien. Écoute-moi, dis ! Le 30 janvier, ils vont faire sauter le Mapes. Ils vont tout dynamiter.
Pauline s’étonna : ils allaient vraiment le raser ? Billie-Pearl le lui confirma : pas le moindre doute. Fermé depuis décembre 1982, le palace, dans un état de délabrement avancé, n’avait plus rien à voir avec la splendeur de ses débuts dans les années quarante, lorsque sa haute silhouette faisait battre le cœur de Reno et en était comme le centre incandescent. Billie-Pearl ajouta qu’il y avait eu une large mobilisation pour tenter de le sauver, plusieurs pétitions, des marches, mais cela n’avait pas suffi : on allait le remplacer par un parking et une patinoire. Pauline n’en croyait pas ses oreilles, ébranlée par une mélancolie aussi soudaine qu’inattendue.
– Ce dimanche-là, le 30 janvier, c’est Super Bowl Sunday, continuait Billie-Pearl, ce qui veut dire qu’il y aura un monde de fou sur la route. Viens la veille, tu arrives dans l’après-midi, tu te poses chez moi et tu t’installes tranquillement. Je te présenterai les derniers poulains. Le lendemain matin, on ira ensemble. Et tu rentreras chez toi le lundi.
Pauline accepta, même si ce serait compliqué de trouver un remplaçant. Elle ne partirait que quelques jours, en fin de semaine, et elle savait qu’elle pouvait faire confiance à Lily pour la gestion de la clinique. Sa fille n’était pas vétérinaire, mais c’était elle qui s’occupait des factures et des clients. Avec son mari, Howard, ils avaient deux enfants, un fils de dix ans et une fille de huit. Ils vivaient tout près, ce qui lui permettait de les voir souvent.
Un peu plus tard, alors que Lily s’apprêtait à rentrer chez elle, Pauline lui apprit qu’elle prévoyait de s’absenter à la fin de la semaine du 30 janvier. Lily fit la grimace et lui rappela qu’il y avait des opérations prévues le lundi matin, donc des arrivées dès le dimanche soir. Pauline lui promit qu’elle serait de retour le plus tôt possible le lundi et qu’elle se ferait remplacer par son ami et voisin le docteur Merrill. Elle allait l’appeler dès ce soir. Lily ronchonna ; elle avait prévu une sortie avec ses enfants et son mari. Devoir tout changer à la dernière minute, ça ne lui plaisait pas beaucoup.
– C’est Billie-Pearl qui te propose la soirée du siècle à regarder vos vieilles diapos de mustangs en écoutant Carole King ?
Puis elle vit l’émotion s’imprimer sur le visage de sa mère et se ravisa, posa une main sur son épaule.
Pauline baissa la tête. Elle se tut un court instant, puis elle dit :
– Ils vont raser le Mapes. Je voudrais juste être là. C’est tout.
Lily n’avait plus besoin de demander à sa mère pourquoi elle voulait se rendre à Reno. Elle la serra dans ses bras, lui murmurant, avec toute la tendresse dont elle était capable, qu’elle comprenait.
Le samedi 29 janvier, Pauline sortit la Dodge Dakota du garage en marche arrière, prenant garde à ne pas effleurer l’ancienne Ford Thunderbird bleue qui dormait là, glissa son CD favori dans le lecteur, un album de Françoise Hardy, et prit la route. Pour atteindre le ranch de Billie-Pearl dans les environs de Cold Springs, il lui faudrait au moins trois heures, peut-être davantage avec la circulation. Son amie l’attendait pour la fin de la journée. Pauline ne s’était pas rendue à Reno depuis un certain temps. Elle ne se souvenait même pas de la dernière fois, c’était sans doute pour voir son frère cadet, qui ne vivait plus dans l’ancienne maison familiale des Hammond sur Washington Street, démolie depuis plusieurs années. Jim, qui avait plutôt bien réussi dans l’immobilier, habitait à présent le quartier cossu de Old Southwest.
À chaque fois qu’elle se rendait à Reno, elle se retrouvait engluée dans une nasse de nostalgie et de regrets, avec en figure de proue le souvenir de sa mère. Ses rapports avec le père de Lily restaient ambigus, même après une quarantaine d’années – l’âge de leur fille. Elle savait que Kendall Spencer n’avait pas quitté Reno. Rien que de prononcer son nom la remplissait encore d’un malaise indéfinissable. Pendant quinze ans, il s’était contenté de poster un chèque à Noël, accompagné d’une carte sur laquelle elle ne déchiffrait rien, si ce n’était le gribouillis d’une signature. Il n’avait pas revu Lily non plus. Cette dernière était passée à autre chose depuis longtemps.
Même si elle connaissait le trajet par cœur, Pauline conduisait avec prudence sur la route sinueuse qui dévalait le mont Shasta : emprunter la California 89, puis la Feather Lake Highway jusqu’à la route 395. Heureusement, les chutes de neige de la semaine précédente n’avaient pas affecté la circulation. En chemin, elle se remémora la mise en garde de Nick le matin au petit déjeuner : elle allait devoir se méfier de la force des émotions qui risquaient de l’envahir lorsque l’hôtel s’effondrerait devant ses yeux. Le passage du temps n’avait pas, selon lui, réussi à oblitérer ce qu’elle avait éprouvé en ces murs ; le bon, le moins bon, toutes ces choses qu’elle lui avait révélées petit à petit, tout ce qu’elle avait retenu en elle depuis tant d’années. Nick était entré dans sa vie depuis peu, mais elle lui faisait autant confiance, sinon plus, qu’à ses amis proches. Elle s’était entièrement ouverte à lui.
Lorsque, deux heures plus tard, Pauline atteignit enfin la Feather Lake Highway, un nombre croissant de voitures firent leur apparition, ce qui l’obligea à ralentir. Cela ne la dérangeait pas, au contraire : elle aimait rouler. Avant d’ouvrir sa clinique équine, elle avait passé d’innombrables heures au volant, pour aller examiner ses patients aux quatre coins de la région. Elle alluma une cigarette, mit la radio et se concentra sur la route.
Elle n’avait pas remis les pieds au Mapes Hotel depuis l’automne 1960 car, à partir de ce moment-là, rien n’avait été pareil : elle était partie, sans regarder en arrière. Elle se souvenait d’avoir tendu la main pour prendre la lettre, d’avoir aperçu, en retenant son souffle, l’écriture penchée et irrégulière sur l’enveloppe, reconnaissable entre toutes. Et ce type à la réception (comment s’appelait-il déjà ? Lincoln ?) qui avait lancé avec une pointe d’admiration : « Elle a laissé ça pour toi. » Son rictus. Oui, toi, Pauline, la femme de ménage. La bonniche. La fille avec la serpillière et le seau, celle qui récure les toilettes du rez-de-chaussée. Cette fille-là.
Chaque kilomètre avalé la menait plus près encore de Reno, à frôler ce passé qu’elle n’avait pu ni oublier ni effacer, un passé qui avait façonné la femme qu’elle était devenue, lui avait fait remarquer Nick. Et il avait raison. Souvent, elle s’imaginait en train de chevaucher des mustangs à vive allure avec Billie-Pearl, comme dans leur jeunesse, du côté de Pyramid Lake, nimbées de sueur et de poussière, la bouche desséchée, la peau brûlée par le soleil, les membres brisés par leur course folle. Et, plus tard, la voix désapprobatrice de sa mère : d’où venait-elle ? Quelle était cette puanteur ? Elle était montée à cheval ? Avec cette fille qui vivait à Wadsworth ? Encore ? Elle avait perdu la tête ou quoi ? Sa mère s’était tant battue pour que la famille s’installe à Reno, pour faire d’elle une jeune fille convenable dotée d’une éducation irréprochable. Pauline avait-elle oublié d’où elle venait ? Son lieu de naissance ? La Ville lumière, Paris, la France ! Ce n’était pas parce qu’elles avaient atterri au diable vauvert qu’il lui fallait abandonner ses bonnes manières et devenir une « plouc » américaine.
Sur la route 395, à une heure du ranch de Billie-Pearl, Pauline s’arrêta sur une aire de repos bondée près de Honey Lake pour prendre un café et un en-cas. Le temps était maussade, battu par un vent glacé. Assise dans la zone fumeur, indifférente au brouhaha, Pauline observait ses mains serrées sur sa tasse, rougies par le froid et le labeur ; tout, sauf des mains de dame. Sa mère lui en avait souvent fait le reproche. Des mains qu’elle n’avait pas protégées, ni de l’impitoyable soleil, ni de son travail permanent auprès des chevaux ; des mains de femme aux veines saillantes, à la peau tachetée, aux ongles courts sans vernis. Elle portait tout de même une bague en argent à l’annulaire gauche – rien à voir avec le mariage, il s’agissait d’un cadeau récent de Nick, et le bijou ne la quittait plus. De jolis doigts fins, cependant.
Assise là, à boire son café, elle se trouvait physiquement encore en Californie, l’État qu’elle habitait depuis une quarantaine d’années, là où elle avait fait ses études, élevé sa fille, ouvert sa clinique, mais lorsqu’elle reprendrait le volant dans quelques instants, elle passerait la frontière et elle serait de retour dans le Nevada.
Revoir le Mapes. Le revoir, pour la dernière fois, et le regarder tomber. Quand elle était arrivée à Reno en 1946 à l’âge de sept ans, il était en construction au coin de Virginia Street et de la Truckee River. Elle l’avait vu monter brique par brique pour atteindre son apothéose au moment de son ouverture en grande pompe en décembre 1947 dominant fièrement la petite ville : le premier gratte-ciel de l’Ouest américain d’après-guerre. Pauline, fillette ébahie, française de surcroît, n’avait rien contemplé d’aussi grandiose. Le tout nouveau palace de Reno faisait la une des gazettes locales qui ne cessaient de vanter sa devanture Art déco d’un beau ton vermeil, ses douze étages, ses trois cents chambres et quarante suites, sa climatisation, ses deux restaurants, ses deux bars à cocktails, son casino, son barbier, son salon de beauté, et surtout, son joyau : sa fameuse Sky Room au sommet, avec ses baies vitrées offrant une vue époustouflante jusqu’aux montagnes de la sierra Nevada. Là, se déroulaient des soirées mémorables, avec concerts, spectacles et dîners dansants.
Pauline se souvenait encore, après toutes ces années, de l’odeur qui flottait dans le vaste lobby du Mapes : ce mélange particulier de tabac, de feutrine et de parfum d’intérieur senteur « Douces roses du désert » que la tyrannique Mildred veillait à faire vaporiser matin, midi et soir. Elle se rappelait aussi l’odeur bien moins agréable qui persistait malgré cela dans les toilettes du rez-de-chaussée, là où elle faisait le ménage : ces effluves de canalisation, de javel, de récurant, sans oublier la puanteur, souvent insoutenable, laissée par ces clients pressés qui n’avaient pas un regard pour elle lorsqu’ils déguerpissaient, mais il y avait aussi ceux qui lui glissaient un gentil sourire, un merci ou une petite pièce.
Mildred Jones avait été sa patronne, en charge de la vingtaine de femmes de ménage employées par le Mapes, celle que toutes craignaient et la cause de sa boule au ventre chaque matin pendant trois ans. Serait-elle là demain matin, se demanda Pauline en allumant sa quatrième cigarette de la journée. Quel âge pouvait-elle avoir aujourd’hui ? Mildred avait la quarantaine en 1960, donc quatre-vingts ans bien sonnés en 2000. Il était possible qu’elle soit là, après tout. Et Kendall ? Il pourrait bien être là, lui aussi, à présent septuagénaire, avec sa tribu dans son sillage : son épouse glaciale qui la regarderait encore de travers, même après toutes ces années, et leurs enfants et petits-enfants, ces Spencer bien mis et propres sur eux.
Le lendemain matin, sur les rives de la Truckee River, aux côtés de Billie-Pearl, elle croiserait certainement des fantômes de son passé parmi la foule venue assister à l’écroulement du Mapes. Elle se demanda pourquoi ils se déplaceraient. Pour se souvenir, pour se réjouir, pour tourner la page ? Ou, comme elle, pour un dernier hommage ?

En approchant de Cold Springs, Pauline vit des panneaux annonçant la direction du Wild Pearl Ranch & Mustang Rescue et elle ressentit, comme chaque fois, une fierté pour tout ce que son amie d’enfance avait accompli. Elle suivit la petite route escarpée qui s’éloignait de la ville en grimpant dans les plaines vallonnées saupoudrées de neige fraîche et franchit un ravin creusé dans une roche abrupte entre des collines plantées de pins, avant de déboucher enfin sur une large clairière verte. Il était presque dix-sept heures et le pâle soleil d’hiver illuminait le paysage d’une ultime touche rosée. Pauline s’immobilisa un instant en face du portail ouvert. Tout ce qu’elle avait devant les yeux appartenait à Billie-Pearl : à droite, les étables et l’enclos se nichant sous le coude formé par un monticule, et plus loin, la masse du ranch dominant la vallée vers le White Lake. L’air qu’elle respirait semblait pur et glacé, plus froid que chez elle.
Au fur et à mesure qu’elle s’approchait, elle distinguait dans la pénombre grandissante les chevaux qui gambadaient dans le corral en s’amusant avec la neige, l’un d’entre eux se roulait dans l’herbe blanchie. Comme elle les aimait, ces fougueux mustangs que Billie-Pearl protégeait avec tant d’ardeur, car certains étaient les descendants des bêtes qu’elles avaient connues adolescentes. Elle repéra le pelage sombre et satiné de Dansa, petite-fille de Commander, l’étalon noir qui avait tant marqué sa jeunesse. Pauline n’avait pas souvent des mustangs à soigner dans sa clinique californienne, car sa « clientèle » se composait plutôt de Quarter Horses rodés aux courses, aux manifestations hippiques ou au travail agricole.
Des volutes de fumée émergeaient de la grosse cheminée du ranch ; Pauline savait que son amie l’attendait dans ce lieu douillet qu’elle appréciait tant. Elle poursuivit son chemin, leva la main pour saluer deux membres de la bande de Billie-Pearl qui rentraient les chevaux pour la nuit. Elle ne les connaissait pas tous personnellement, car elle ne venait pas assez souvent, mais elle avait conscience que la maîtresse des lieux, d’année en année, était capable de fédérer autour d’elle des équipes enthousiastes et soudées, composées de jeunes portés par la même ambition : la préservation des mustangs.
Pauline gara la Dodge à côté des autres véhicules, saisit son sac de voyage et gravit les quelques marches pour entrer dans la bâtisse sans frapper. La porte n’était jamais fermée à clé. Dans le vestibule, trônait le poster de Velma Johnston, surnommée « Wild Horse Annie », une célèbre militante originaire du Nevada, juchée sur Hobo, sa monture. Billie-Pearl avait collaboré avec elle dès les années cinquante pour la défense des chevaux sauvages, jusqu’à son décès en 1977.
Un certain désordre régnait dans la grande pièce principale, ce qui ne surprit pas Pauline et ne la dérangea nullement. Son amie n’avait rien d’une fée du logis, mais savait dompter un mustang comme personne. Sur la table basse face à la cheminée en pierre traînaient un puzzle inachevé et des albums de coloriage, et sur les sofas, gisaient des poupées Barbie échevelées et des voiturettes : traces des nombreux petits-enfants de Billie-Pearl qui venaient souvent rendre visite à leur grand-mère.
– Voilà ma petite miss ! Tu as fait bonne route ? lança Billie-Pearl en sortant de la cuisine.
Une odeur appétissante de potage de légumes et de poulet rôti aux herbes vint chatouiller les narines de Pauline, certainement les recettes d’une des belles-filles de Billie-Pearl.
Pauline mesurait un mètre soixante-seize, quinze bons centimètres de plus que son amie d’enfance, mais cela l’amusait d’être depuis toujours sa « petite ». Avec sa tignasse bouclée et ses joues rondes constellées de taches de rousseur, Billie-Pearl ne faisait pas son âge. Elle était vêtue de son habituel 501, de ses bottes western et d’un pull en laine, son uniforme d’hiver. Celui d’été variait peu : une chemise en jean remplaçait le pull en laine. Pauline ne l’avait plus vue en robe ou en jupe depuis les années soixante.
Le fils aîné de Billie-Pearl fit son apparition avec son nouveau-né blotti dans ses bras. Pauline n’avait pas encore fait connaissance avec l’adorable dernière venue dans la nombreuse tribu de son amie. Le joyeux repas familial qui s’ensuivit fut tonitruant : quatorze de ses membres serrés autour de la longue table, rejoints par quelques employés du ranch. Les murs en rondins faisaient résonner les éclats de rire et les plaisanteries, mais surtout les discussions sur les chevaux qui pouvaient durer des heures, Pauline le savait et s’en délectait : telle pouliche avait souffert de colique, tel nouveau vétérinaire s’en était bien tiré ; un poulain impétueux avait mis à sac l’étable ; Dansa, le véritable sosie de son grand-père : le même cran, le même panache ; et Eagle, le portrait craché de Dustin ; et comment Nancy, la cadette de Billie-Pearl, avait remarquablement maté un étalon rebelle.
Plus tard, alors que la maisonnée dormait, les deux amies se blottirent l’une contre l’autre avec des tisanes devant la cheminée. Billie-Pearl sentait bien que son retour à Reno ranimait chez Pauline des sentiments mitigés.
– Nous ne sommes pas obligées de parler du Mapes, tu sais…
Pauline la rassura : tout allait bien, et elles pouvaient parfaitement en discuter ; d’ailleurs, elle n’arrivait pas encore à croire à sa destruction. Pendant de longues années, le Mapes avait incarné la renommée de Reno, avant le déclin fatal des années quatre-vingt, face à l’ensorcelant appel de Las Vegas.
– Je ne veux me souvenir que du Mapes du temps de sa splendeur, quand la Sky Room au coucher du soleil était l’endroit à la mode. Tu te rappelles ?
– Et comment ! s’écria Billie-Pearl. Et ce jeune barman ? Il était si gentil avec nous.
– Dan, dit Pauline.
Elle évoqua les cocktails qu’il leur glissait en cachette, car elles n’étaient pas majeures. Et sa mère, pourtant difficile, se laissant tenter par la liste des vins de la Sky Room qui se vantait de servir du sauternes français.
– Dan avait le béguin pour toi, Billie.
– Et toi, tu faisais rêver le garçon d’ascenseur, miss.
Elles rirent de concert.
Puis Billie-Pearl dit, calmement :
– Tu te doutes que Kendall pourrait venir demain, n’est-ce pas ?
Bien entendu, Pauline y avait pensé, mais elle se sentait prête à lui faire face. Cela faisait quarante ans, tout de même, pourtant l’envie de le gifler la démangeait encore.
– Bravo, dit Billie-Pearl, mais tu n’en feras rien.
– Tu as raison. Et de toute manière, le Mapes ne se résume pas à la moquette immonde du bureau de Mr. Spencer. Ce sont d’autres choses, bien plus belles, qui me viennent à l’esprit.
– Comme la suite 614 ?
– Oui…
Lorsque l’immeuble s’effondrerait, Pauline savait qu’elle observerait les fenêtres du sixième étage avec une attention particulière, surtout les quatre qui faisaient l’angle, orientées sud-ouest, au-dessus de la Truckee River. Comment un lieu pouvait-il voler en éclats et ne laisser que de la poussière ?
– Hé, murmura Billie-Pearl, interrompant sa rêverie, tu l’as encore, la Ford bleue ?
Pauline sourit.
– La Thunderbird ? J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.

Elle s’était réveillée tôt pour rendre visite aux chevaux avant le départ pour Reno. À sept heures, alors que le soleil se levait à peine, Billie-Pearl était déjà en plein travail dans un des paddocks, perchée sur Dansa, stetson enfoncé jusqu’aux yeux. Le froid matinal ne semblait pas l’atteindre. Elle fit un grand signe de la main à son amie. La prochaine fois, cria-t-elle, elle l’emmènerait faire une balade dans les hauteurs, et Pauline pourrait monter Arrow ou Sweetbriar, mais ce matin, elles n’avaient pas le temps : il ne fallait pas rater le démantèlement du Mapes, prévu à huit heures pile.
Les chevaux semblaient heureux dans ce refuge. Ici, ils étaient recueillis, soignés, dressés, pour être ensuite vendus à des propriétaires triés sur le volet ; Billie-Pearl y veillait. Il y avait encore des gens en 2000, tempêtait-elle, qui continuaient à les chasser en dépit des lois les protégeant, qui les terrorisaient, les capturaient, les parquaient dans des conditions effroyables.
Un peu plus loin, dans un autre enclos, un jeune homme dressait un yearling agité qui ne cessait de ruer ; Billie-Pearl le surveillait du coin de l’œil.
– Vas-y mollo ! lui cria-t-elle. Tu lui en demandes trop, là.
Elle s’approcha de Pauline et mit pied à terre avec souplesse.
– Allez, fais un tour rapide sur Dansa ! On a quelques minutes.
Pauline eut beau lui expliquer que l’équitation, c’était fini, qu’elle avait passé l’âge, que son métier, c’était de soigner les chevaux et pas de les monter, et qu’elle avait même oublié comment faire, Billie-Pearl ne voulut rien savoir. Pauline posa sa main sur l’encolure de Dansa, admira les beaux yeux vifs et doux ; elle hésita encore, puis se lança, encouragée par son amie, glissa son pied gauche dans l’étrier et atterrit sur la selle.
– C’est parti, miss !
La jument se laissait faire, docile : elle devait savoir qu’elle avait affaire à une vieille, blagua Pauline. Son amie leva les yeux au ciel.
Dansa avançait lentement, respectant à la lettre les ordres en demi-teinte de sa cavalière ; elle devait s’ennuyer, pensa Pauline, penaude, en sentant le corps robuste et chaud sous elle. C’était la petite-fille de Commander, tout de même !
Elles déambulèrent ainsi, nimbées d’une élégante sérénité, comme si elles allaient prendre le thé chez d’autres dames guindées, mais Billie-Pearl, de l’autre côté de la clôture, déboulant face à elles comme une furie sur un jeune cheval gris, les prit de court. Avec un hurlement de cow-boy à figer le sang, elle fit signe au jeune homme d’ouvrir la barrière pour faire sortir Dansa et Pauline, et lança sa monture le long du chemin de terre en agitant son stetson comme au bon vieux temps de leur jeunesse. La jument détala comme une flèche, avec Pauline cramponnée à sa crinière.
– Tu es complètement dingue ! glapit Pauline en proie à la panique, tout en s’efforçant de suivre la cadence effrénée des longues jambes noires transformées en pistons, jusqu’à ce qu’elle remarque le retour d’anciens réflexes : son dos qui se replaçait, bien droit, sa tête dégagée des épaules, l’impulsion souple de ses reins qui accompagnait le galop de Dansa. La peur s’estompa, cédant la place à l’allégresse.
Billie-Pearl guidait son cheval à une allure folle, Dansa et Pauline à leurs trousses, et cette chevauchée imprévue mettait en joie l’équipe du ranch qui les acclamait à chaque passage. Grisée par la vitesse, Pauline ne voyait plus ni le paysage, ni le ciel, ni le sol, n’apercevant que les oreilles frémissantes de la jument et la croupe bondissante du yearling, n’entendant que ses propres halètements, le souffle puissant de Dansa et les hennissements des autres mustangs. Les souvenirs de Commander surgissaient, son énergie, sa splendeur, sa perspicacité : tout ce qui avait fait de lui l’étalon qui hantait encore ses rêves.
Elles s’arrêtèrent enfin, essoufflées, hilares, sous les applaudissements de l’équipe. Pauline, hors d’haleine, n’avait plus le cœur à réprimander son amie. Comment lui en vouloir après avoir partagé ce moment de pur plaisir ? Comme avant.
– J’avais raison, tu n’as rien oublié, dit Billie-Pearl.
Elle observa le visage lumineux de Pauline.
– La marche funèbre, ce n’est pas son truc, à Dansa, ajouta-t-elle.
– J’avais pigé.
D’un geste, Billie-Pearl fit virevolter son yearling gris afin que Pauline puisse apercevoir ses étonnants yeux bleus.
Celle-ci s’exclama :
– Bon sang, c’est de lui que tu parlais hier soir, le petit-fils de Dustin ?
C’était bien lui, en effet, il s’appelait Eagle et il était aussi merveilleux que son aïeul. En écoutant Billie-Pearl chanter ses louanges, Pauline ne put s’empêcher de penser à la première fois qu’elle avait posé les yeux sur ce troupeau de mustangs qui allaient prendre tant de place dans sa vie de jeune fille : Commander, Dustin, Hook, Tundra, Rocket…
– Dis donc, tu as vu l’heure ? Faut y aller !
Billie-Pearl siffla entre ses doigts (Pauline rêvait de faire pareil, mais n’y était jamais arrivée) et une jeune femme se précipita pour prendre en charge leurs chevaux. Les deux amies s’engouffrèrent dans la Beetle de Billie-Pearl ; Reno n’était qu’à une vingtaine de minutes, et la diffusion du fameux match du Super Bowl qui opposerait les Saint Louis Rams aux Tennessee Titans, disputé à Atlanta, était prévue à quinze heures trente. La route 395 les emmènerait directement au cœur de la ville, et il suffirait ensuite de bifurquer vers Downtown et Virginia Street.
En route, Billie-Pearl taquina Pauline à propos de son nouvel amoureux, Nick, dont elle ne savait pas grand-chose. Pauline avoua que, oui, c’était tout neuf, qu’elle en parlait peu, mais qu’il avait déjà sa place. C’était un type un peu plus jeune qu’elle, il était paysagiste, divorcé et père d’un fils de vingt ans, qui vivait du côté de Dunsmuir, à quinze minutes de chez elle. Billie-Pearl voulut savoir à quoi il ressemblait. Un grand taiseux aux yeux noisette, aux belles mains, avec beaucoup d’humour. Un piètre cavalier, certes, mais…
– Je vois, s’esclaffa Billie-Pearl.
– Et toi ? demanda Pauline. Tu vois encore ton éleveur ?… Ah, déjà terminé ?
D’éternelles complications entravaient la vie amoureuse de Billie-Pearl. Pauline l’écouta sans l’interrompre.
Elles arrivaient à présent aux portes de Reno.
– Je sais ce que tu vas me dire, que tu ne reconnais plus ton Reno, dit Billie-Pearl en montrant du doigt les gratte-ciels à perte de vue.
Elle disait vrai : la petite ville aux dix mille âmes que Pauline avait découverte enfant, à la fin des années quarante, avait radicalement changé : elle s’était étendue, et elle était à présent surpeuplée et encombrée de voitures. Environ deux cent mille personnes vivaient désormais ici, et la plupart des anciennes maisons en bardeaux, comme celle du beau-père de Pauline sur Washington Street, avaient été rasées, remplacées par des résidences, des bureaux, des centres commerciaux. Selon Pauline, le Reno de 2000 avait perdu son charme d’antan. Seules les montagnes au loin, couronnées de neige, étaient restées les mêmes.
Elles s’aperçurent rapidement que le quartier entier autour du Mapes avait été bouclé par les forces de l’ordre. Tout était fermé entre East Second Street, Center Street et North Sierra Street, mais Billie-Pearl avait réussi à franchir le fleuve par Arlington Avenue et, à la dernière minute, avait pu se garer du côté de West Liberty Street. Elles se hâtèrent de rejoindre la foule amassée le long des berges sud de la Truckee River ; de là, devant le pont de Virginia Street à la hauteur de Mill Street, elles jouiraient d’une vue parfaite vers le nord et l’hôtel condamné.
Il leur avait fallu jouer des coudes pour se retrouver aux premières loges, à cinq cents mètres du Mapes. Pauline n’en revenait pas du nombre de personnes présentes : combien étaient-elles, plusieurs milliers ? Beaucoup plus, répondit Billie-Pearl, aussi impressionnée qu’elle, tout en lui montrant la quantité de caméras et de reporters se pressant sur les lieux. La chute du Mapes était une affaire publique, pensa Pauline. Tous voulaient y assister.
Face à une caméra, un journaliste détaillait avec précision comment le Mapes allait tomber : quatre cents trous bourrés de cinquante kilos d’explosifs avaient été percés dans les colonnes de soutien sur cinq étages. La structure, pourtant haute d’une quarantaine de mètres, allait se dissoudre dans l’air. L’assistance écoutait, abasourdie.
Il y avait çà et là quelques visages que Pauline reconnaissait avec une pointe d’émotion, sans toutefois être capable de mettre un prénom sur ces traits qui remontaient du passé. Elle se contentait d’échanger un signe de tête, un sourire.
À côté de Pauline et de Billie-Pearl, une jeune femme coiffée d’un bonnet bleu paraissait au bord des larmes ; elle leur raconta que son père avait longtemps travaillé au casino du Mapes et qu’elle l’accompagnait souvent les jours de paie. Un pan de l’histoire de Reno allait disparaître, alors que cet hôtel aurait mérité mieux que d’être réduit à un amas de décombres.
– C’est un si bel édifice, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. Regardez-le !
Elle ajouta que les « préservationnistes » s’étaient battus jusqu’au bout, certains un peu plus loin criaient encore « Sauvez le Mapes ! » à quelques instants de l’implosion. Ils avaient même prévu une veillée funèbre avec un joueur de cornemuse.
Derrière elles, une dame haussa les épaules et soupira en l’entendant ; selon elle, il fallait arrêter de s’accrocher au passé. Cela faisait vingt ans que le vieil hôtel périclitait, il était tout sauf joli. Place au progrès et à la modernité pour ce quartier de Reno !
Une bande d’amis à proximité précisèrent qu’ils étaient venus d’Auburn, en Californie, pour faire du ski, regarder le match et assister à l’implosion.
– Ça va être phénoménal ! ricana l’un d’eux. Mieux qu’au cinéma !
Pauline remarqua que beaucoup de personnes brandissaient fièrement de grosses briques rouges et des certificats d’authenticité estampillés du logo du Mapes, qu’elle reconnut aussitôt : deux cow-boys chevauchant des mustangs. Ça partait comme des petits pains pour un dollar au coin de la rue.
– Tu veux une brique en souvenir ? demanda Billie-Pearl.
– Non, murmura Pauline en se demandant si elle n’aurait pas dû dire oui.
Tout autour d’elles montaient des bribes de conversations attrapées au vol : Tu te rappelles ?… C’était à quel étage ?… Au septième… Non, au cinquième !… Aïe aïe aïe, les milkshakes du Coffee Shop, les meilleurs du monde… Moi, je préférais l’ambiance de la Coach Room… On y avait fêté les trente ans de Kathleen, on s’était tellement amusés… Et cette gentille Addie qui travaillait avec les standardistes… Dieu merci, Miranda n’est plus là pour voir ça, elle serait en larmes… La réception de mariage de Barbara et Josh, quel succès, on avait dansé toute la nuit… C’était quand même la classe… Et la chance de Rick un soir au casino… Je n’oublierai jamais…
Impossible de ne pas les écouter, tous, comme cette vieille dame accrochée au bras d’une aide-soignante, qui pointait un doigt tremblotant vers la Sky Room en disant que c’était là, lors d’un bal d’étudiants, qu’elle avait rencontré son mari. Pauline remarqua un monsieur d’un certain âge, seul, digne, serrant une rose rouge sur sa poitrine. Il observait la façade en silence. Quelle était son histoire et pourquoi se trouvait-il là ce matin ?
Un sexagénaire rondelet s’approcha et lui demanda poliment si elle s’appelait bien Pauline. Il était venu avec épouse et enfants. Pauline n’avait aucun souvenir de lui, mais fit semblant, pour ne pas le vexer. Il se prénommait Nate et travaillait à l’époque avec Max, aux réservations. Pauline se rappelait vaguement un Max. Nate fit la grimace : mais bon, il n’avait pas de bidon à l’époque, avoua-t-il, et davantage de cheveux ! Elle ne put s’empêcher de rire avec lui.
– On te surnommait la Frenchie, ça me revient, gloussa Nate avec un clin d’œil grivois que sa femme apprécia moins.
– C’est normal, je suis née à Paris, s’amusa Pauline.
Le ciel gris et menaçant était chargé d’une neige imminente ; les gens se serraient les uns contre les autres pour lutter contre le froid. Pauline jeta un coup d’œil à sa montre. Il serait bientôt huit heures. L’intarissable Nate racontait que les propriétaires du Mapes, éplorés, étaient sur place eux aussi. Ils n’avaient pas pu sauver leur hôtel bien-aimé.
Tandis que Pauline se demandait comment fausser compagnie à ce type, un barbu râblé se posta devant elle, qu’elle reconnut avec joie : son demi-frère, Jim. Il savait bien qu’il allait la trouver là, mais elle aurait pu prévenir quand même, protesta-t-il en plaisantant. Billie-Pearl intervint : c’était sa faute, c’était elle qui avait entraîné Pauline à Reno sans prévoir autre chose.
– Comment te sens-tu ? demanda Jim avec douceur, en prenant sa sœur dans ses bras. Tu es heureuse d’être là ?
C’était le portrait vivant de Doug Hammond, son père disparu : le même sourire espiègle, le même regard bleu clair et la même carrure trapue. Dès que Pauline posait les yeux sur lui, elle songeait à ce beau-père américain qui lui manquait encore. Doug était entré avec fracas dans la vie de sa mère au moment de la Libération, dans un Paris tumultueux et chaotique. Elle n’avait aucun souvenir de son propre père, Jacques Bazelet, décédé d’un cancer l’année de sa naissance en 1939. C’était Doug Hammond, le deuxième mari de sa mère, qui l’avait élevée, ici à Reno. Et contre toute attente, la greffe avait pris.
Jim baissa la voix pour lui parler à l’oreille : il voulait la prévenir, mais surtout qu’elle ne se retourne pas, Kendall Spencer était dans les parages. Pauline ignora sa mise en garde pour jeter un coup œil par-dessus son épaule. Elle n’eut pas longtemps à chercher. Il avait pris un coup de vieux, mais son allure patricienne ne s’était pas altérée ; il se tenait toujours aussi droit avec cet air suffisant qu’elle détestait. Ses cheveux épais étaient argentés, et elle devait admettre qu’il portait beau, comme dans leur jeunesse. Elle avait été si naïve, en ce temps-là.
Kendall Spencer finit par capter le regard dirigé vers lui à travers la foule. Il sembla hésiter. La reconnaissait-il ? Quatre décennies s’étaient écoulées tout de même. Elle aussi avait changé : ses cheveux n’étaient plus longs et bruns, mais courts et parsemés de fils blancs. Cependant, elle avait conservé sa ligne élancée. Lorsque les yeux de Kendall se fixèrent sur elle, elle comprit qu’il l’avait repérée. Il leva la main, presque timidement.
– Laisse tomber, marmonna Jim.
– Sale connard, proféra Billie-Pearl.
Ils furent interrompus par une autre équipe de tournage. À quelques minutes de l’événement, une chaîne d’information en continu cherchait d’autres personnes qui avaient travaillé au Mapes à interviewer.
– Hep ! Ici ! cria Billie-Pearl en désignant Pauline. Par ici !
Avant que Pauline, interloquée, puisse protester, une caméra se braqua sur elle, et on lui brandit un micro sous le nez. Une jeune femme entama une série de questions :
– Bonjour, comment vous appelez-vous ?
– Pauline Bazelet, bredouilla l’intéressée.
– Vous êtes de Reno ? Quelle est votre profession ?
– Je suis vétérinaire, en Californie, mais j’ai grandi à Reno.
– Vous avez travaillé au Mapes à quelle époque ?
– Entre 1957 et 1960.
– Quel était votre poste ?
– Femme de ménage au rez-de-chaussée et dans les chambres. J’étais toute jeune alors.
– Et ça vous fait quoi d’être ici ce matin, pour assister à cette démolition ?
Les yeux de Pauline se posèrent sur le Mapes délabré qui se dressait devant eux fièrement, imperturbable. Sa gorge se noua.
– Je ne peux pas m’empêcher d’être émue. C’était un monde, cet hôtel. Nous étions nombreux à y travailler. Et puis, il y avait tous ces clients. Ça n’arrêtait pas. Il se passait toujours quelque chose.
La journaliste vérifia ses notes.
– Vous étiez donc là pendant l’été 1960 lors de l’arrivée de John Huston et de ses acteurs pour le tournage des Désaxés ?
Les lèvres de Pauline se mirent à trembler. Le trac, sans doute ?
– Oui, j’étais là. Je m’en souviens bien.
– Nous sommes à quelques instants de l’implosion, pourriez-vous nous dire en deux mots ce que vous retenez du Mapes, vous qui l’avez connu à sa période la plus glorieuse ?
Pauline n’avait rien préparé ; elle ne s’attendait pas à être interviewée. Elle se sentait incapable de parler. Mais à sa grande surprise, elle parvint à oublier les épisodes dans le secret du bureau de Kendall ; elle effaça l’autorité de Mildred Jones, ainsi que l’odeur laissée par les clients dans les toilettes du rez-de-chaussée.
Elle ne voyait que la silhouette tout en courbes postée devant les fenêtres de la suite 614, une flûte de champagne à la main.
Reprenant de l’assurance, elle dit d’une voix ferme :
– Pendant l’été 1960, au Mapes Hotel, j’ai fait une rencontre qui a changé ma vie.
– Formidable ! Vous voulez bien nous en parler ?
– Avec joie.
Mais dans l’oreillette de la journaliste, on lui annonça qu’il était l’heure. Il fallait interrompre l’interview, pour la reprendre juste après l’événement.
Le Mapes allait s’effondrer. Maintenant. »

À propos de l’autrice

Tatiana de Rosnay © Photo Celine Nieszawer

Tatiana de Rosnay est née le 28 septembre 1961, à Neuilly-sur-Seine. Son père est français d’origine russe, sa mère, anglaise. Elle se décrit comme étant « franglaise » et a été élevée à Boston et à Paris. Après des études littéraires en Angleterre, à l’Université de East Anglia, Tatiana a travaillé à Paris comme journaliste pour Vanity Fair, Psychologies, ELLE et le JDD.
Tatiana de Rosnay a publié son premier roman, L’Appartement témoin, en 1992. Depuis, elle a publié une douzaine de livres dont Elle s’appelait Sarah, vendu à neuf millions d’exemplaires dans le monde et porté à l’écran par Gilles Paquet-Brenner en 2010. Quatre de ses romans sont en cours d’adaptation, Boomerang, Spirales, Moka et Le Voisin. Sa romancière préférée est Daphné du Maurier, dont elle a publié la biographie en mars 2015, Manderley For Ever, nominé pour le Goncourt de la Biographie 2015 et gagnant du Prix de la Biographie d’Hossegor 2015.
Bilingue, Tatiana de Rosnay écrit certains de ses romans en anglais et d’autres en français. Ses livres sont traduits dans une quarantaine de pays et elle figure sur la liste des romanciers français le plus lus à l’étranger, notamment aux Pays-Bas et aux USA. Ses thèmes de prédilection sont les secrets de famille et la mémoire des murs. Elle vit en France avec sa famille. (Source: FNAC Livres)

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