Client mystère

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En deux mots
Le narrateur, livreur à vélo, est victime d’un accident. Il se reconvertit alors en Mystery Shopper et va ainsi parcourir la France et découvrir les nombreuses facettes du monde du travail. Mais sa profession n’est pas sans risques, il va en faire l’amère expérience.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

Le monde du travail scruté à la loupe

En suivant le parcours d’un livreur à vélo qui, après un accident, devient client mystère Mathieu Lauverjat nous plonge dans le monde du travail. Un premier roman sans concessions, une analyse aussi lucide que dramatique. Édifiant!

C’est à Lille, sous la pluie, que la carrière de livreur à vélo du narrateur va prendre fin. Il était pourtant en passe de réussir un beau challenge sous des conditions météo exécrables, livrer son quinzième repas de la soirée. Mais un accident de la circulation va ruiner sa prime et sa santé. Fractures et contusions multiples vont le mener à l’hôpital puis en convalescence.
Il va pouvoir tirer un trait sur ses performances et a suffisamment de lucidité pour comprendre qu’il va lui falloir un autre boulot pour payer son loyer.
C’est par hasard qu’il tombe sur une offre de recrutement de Mystery Shopper, ces faux clients chargés de vérifier si le personnel respecte bien les consignes édictées par l’enseigne qui les rénumère. Après des débuts un peu hésitants, il va vite se prêter au jeu et multiplier les missions.
Aidé par la conjoncture, il bénéficie d’une «explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly.»
La DRH va le repérer et lui proposer d’élargir sa palette et de monter en grade. Il est chargé de parcourir la France en train et de noter le personnel de bord, du contrôleur au barista.
Un travail qui l’enchante — surtout au début — et lui permet de découvrir le pays. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Aussi accepte-t-il de rejoindre le siège où son ambition va encore croître, tout comme sa volonté de surperformer.
Il se fond avec facilité dans le monde de cette entreprise, même s’il doit pour cela se ruiner la santé. «J’essayais de prouver chaque vendredi soir mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce «on» vitaminé à la tech.»
Mathieu Lauverjat réussit parfaitement à décrire ce milieu et sa novlangue, cette entreprise où une « talent acquisition manager » « onboarde » ses agents opérationnels, dont le narrateur devenu le « customer insight du hub 59 ». Tout semble lui sourire, d’autant qu’il file le parfait amour avec Martha qu’il avait croisé sur son vélo et qui caresse désormais l’ambition d’ouvrir son propre restaurant.
Le primo-romancier montre aussi parfaitement la course à la performance, la pression grandissante sur les salariés. Sans qu’ils s’en rendent compte, ils deviennent des hamsters qui s’épuisent à faire tourner une roue qui ne les fait pas avancer d’un pouce, mais les tue à petit-feu.
Cette réflexion acide sur le monde du travail va se terminer de manière étonnante, mais je n’en dirais pas davantage.
Je préfère souligner l’énergie du style, rapide et vif, qui colle parfaitement aux missions confiées à notre client mystère. En le suivant vous découvrirez routes les failles d’un système qui s’ubérise à outrance et broie ceux qui le font tenir. L’analyse est nette, le constat sans appel. Et dire qu’il y a quelques temps on pouvait affirmer en chantant que le travail, c’est la santé.
NB. Tout d’abord, un grand merci pour m’avoir lu jusqu’ici! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre et en vous y abonnant, vous serez informé de la parution de toutes mes chroniques.

Client mystère
Mathieu Lauverjat
Éditions Gallimard, coll. Scribes
Premier roman
240 p., 19,50 €
EAN 9782072997686
Paru le 12/01/2023

Où?
Le roman est situé à Lille et dans les environs, comme Tourcoing et Roubaix. Dans la seconde partie, on voyage à travers toute la France et dans la troisième partie on prend la direction du Maroc via Madrid et Tanger.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Alors qu’il pédale comme un dératé dans les rues de Lille pour livrer toujours plus de repas chauds, le narrateur de Client mystère est percuté par une voiture. S’il sort de l’accident sain et sauf (avec un bras mal en point), il se retrouve néanmoins « indisponibilisé » par les algorithmes de l’application pour laquelle il travaillait. Et donc, sans ressources.
C’est alors qu’il entend parler des « clients mystères », des particuliers mandatés par les entreprises pour jouer aux clients afin d’évaluer les performances des employés à leur insu. Notre héros devient donc l’un de ces hommes invisibles à la solde du management contemporain.
Client mystère dépeint avec tension et vivacité le monde du travail au temps de l’ubérisation : dictature de l’algorithme, culte de l’efficacité, déshumanisation progressive des interactions sociales, consumérisme débridé… autant de thématiques explorées dans ce roman, récit d’un passage à l’ennemi — avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
En Attendant Nadeau (Feya Dervitsiotis)
Zone critique (Mathieu Champalaune)
Blog La bibliothèque de Delphine Olympe
Blog Les livres de Joëlle
Blog motspourmots.fr (Nicole Grundlinger)
Blog Nyctalopes
Blog Encres vagabondes


Mathieu Lauverjat présente «Client mystère» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« C’était un dimanche de novembre à Lille, il drachait depuis midi, et à dix-neuf heures le ciel se vidait encore sans jamais faiblir. Avec ce temps-là, les gens ne sortent pas et s’affranchissent de l’obligation de cuisiner en tapotant en masse sur leurs écrans tactiles – bien pratique pour les coursiers vélo. Quand j’ai commencé à livrer, nous étions une centaine à patrouiller un cube noir vissé dans le dos. Bien sûr, la concurrence des commandes était déjà féroce sur le créneau du soir, mais si nous ne travaillions pas dans la franche camaraderie, l’entente restait cordiale malgré les différents maillots d’écurie. Nous échangions souvent un salut furtif, une légère inclinaison de casque, parfois un coup de sonnette, un simple check au feu rouge. Réunis sous le dossard, nous étions « la Flotte ». Pour moi, c’était très simple : mon téléphone bipait, je validais la commande et partais chercher la victuaille. Après quoi je chargeais le matos dans le sac, géolocalisais la destination et pédalais comme un dératé. À cette époque, si les cheeseburgers rencontraient le plus de succès, je livrais aussi beaucoup de pizzas, des wraps végé, des menus sushi ou des pad-thaï. Donc, paresse oblige, un dimanche soir à vingt heures, c’était déjà un pic d’activité et là, vu les torrents diluviens, une grosse soirée s’annonçait potentiellement. J’avais d’ailleurs reçu une notification sur mon portable : un bonus pluviométrie avait été enclenché. En prévision, je m’étais connecté dès dix-huit heures trente. L’algorithme l’avait annoncé à nouveau pour motiver la Flotte, une forte demande était attendue. En conséquence, j’avais vérifié mes freins et lubrifié ma chaîne, ajusté ma tenue, vissé la casquette, zippé l’imperméable : tout allait bien s’enchaîner, et en flux tendu, m’étais-je rassuré au moment de partir, décidé à me dégager une bonne marge. À cette époque, le minimum garanti à sept euros cinquante de l’heure n’existait déjà plus. Je tournais sur la nouvelle tarification à la pure distance de trajet, à laquelle, ce soir-là, venait toutefois s’ajouter une variable forfaitaire « spéciale pluie ». Le nez enfoui dans le GPS, j’étais bouillant pour ce premier shift en soirée. Il fallait que ça paie.
Sous l’averse, la Flotte, ainsi bien nommée, était la seule à sillonner les rues et je n’avais pas perdu de temps. J’avais bien cavalé, enchaîné les commandes sans trop forcer. Du côté de la place de la République, une nouvelle adresse tournait à plein régime depuis qu’un blog de bistronomie amoureux de la Botte avait encensé la cheffe toscane. Le dernier miracle italien de Lille s’appelait Trattoria Pepino. La salle, le dimanche, est toujours aux trois quarts vide et ne paie pas de mine, alors qu’en cambuse la brigade est en plein coup de feu. Devant, sur le perron, la valse cycliste à destination des clients calfeutrés chez eux battait son plein. La pluie redoublait d’intensité et, sans précédent, un second bonus pluie venait d’être activé du fait des intempéries : quinze euros pour douze commandes acceptées et livrées. Je me souviens, j’étais avec Abou et Zied, on se collait sous l’auvent pour s’abriter du déluge en priant que notre numéro de tâche sorte comme un loto gagnant. Ça discutait football et mercato d’hiver pour patienter, le LOSC, en grande forme, venait de rafler le titre de champion d’automne. Zied, constamment sur ses applis de rencontres, avait matché avec une fille du côté de Fives, il nous montrait les photos de son profil et semblait tétanisé. On se marrait en l’incitant à la contacter. Sympa, Fabiola, la gérante de Trattoria Pepino, avait branché son système de calorifère pour que la Flotte ait l’illusion de sécher sous la résistance, et ses serveurs gominés abandonnaient quelques instants leur accent rital factice pour fumer leurs clopes à nos côtés.
À vingt-deux heures, je cumulais déjà onze runs et, malgré l’appât constant du gain, mon corps commençait à flétrir. L’eau s’infiltrait dans ma tunique et les prises de commande s’espaçaient doucement. Et pas de prises, pas payé. Vingt-deux heures trente, Fabiola a accepté les dernières livraisons. J’étais courbatu et à trente-cinq suis parti pour ma dernière course avec un brin de lassitude. C’était une quatre-fromages géante – il fallait terminer. J’ai visé le 34 d’une rue dont j’ai oublié le nom. C’était dans le centre en tout cas. J’ai traqué le raccourci, frôlé le trottoir en plissant les yeux pour déjouer les gouttes qui continuaient de s’abattre sur la chaussée. J’accélérais en ligne droite. Je voulais abréger, ne pas avoir à affronter le regard du client, juste lui souhaiter bon appétit pour m’assurer d’obtenir une note de cinq étoiles. En pédalant, je m’imaginais déjà rentré chez moi sous une douche brûlante après m’être étiré et réhydraté. Il n’y avait plus un chat dehors. Au niveau d’un croisement, j’ai grillé la priorité, comme d’habitude. Avec les écouteurs au creux de l’oreille crachant leur musique à plein volume, je n’entendis rien, ne vis rien venir.
La bagnole a surgi de mon angle mort et je me suis encastré dans la portière du conducteur, avant d’être projeté sur le capot telle une balle rebondissante. Le choc a fait un bruit de grosse caisse étouffé, une percussion compacte, épaisse, précédée d’un crissement strident. La Clio a sèchement pilé et j’ai volé en travers de la route. Par chance, aucun véhicule n’était derrière ou tapi de biais en embuscade pour me faucher au sol. Je me suis juste râpé le flanc sur une dizaine de mètres, hagard, spectateur de moi-même. On dit souvent que le temps se fractionne, se suspend et qu’on se voit en ralenti dans ces moments-là. Je pourrais mesurer cet instant passé en lévitation. Une, deux secondes et demie d’apesanteur, puis tout s’est accéléré à l’atterrissage et l’asphalte était froid. Je suis resté étalé sur le dos à m’infuser des gouttes de pluie. Raide, j’observais le réverbère en contre-plongée, sonné sous le casque. Mon téléphone avait été éjecté sur le bitume et j’entendais des bribes sonores se répandre de mes écouteurs. Un court instant, j’ai été cet être lucide, terrassé par la peur, conscientisant la gravité de la situation. Je suis foutu, je me suis dit, dévertébré, légume. J’étais pétrifié. Puis j’ai pris une décharge, un stimulus d’adrénaline, un coup de fouet, une gifle, je ne sais quoi d’électrique, une injonction cérébrale en tout cas qui a piloté mes gestes et m’a ordonné le mouvement. D’instinct, j’ai obéi. Je me suis touché la nuque, j’ai plié la jambe avant de me relever sans grande difficulté à l’aide des mains. J’étais écorché mais valide, un gros larsen bourdonnant au creux de l’oreille.
Mon vélo à pignon fixe, lui, avait eu moins de chance. Il était fracassé, la roue avant voilée, le cadran carbone en mode plié angle droit. J’ai ensuite aperçu mon sac de livraison isotherme éventré en chou-fleur derrière la diode électroluminescente qui clignait, affolée, l’air d’un cyclope épileptique. Quant à elle, la quattro formaggi gisait devant, encore fumante, décomposée en lambeaux. C’est l’image de cette pizza lacérée en vrac qui s’est gravée dans mon souvenir, curieusement. Les traînées filandreuses de mozzarella sur le bitume jonché de tomates concassées, la base de pâte déformée, oblongue, les ricochets de gorgonzola en monticules épars innervés de tranchées bleues, les câpres explosées façon puzzle et les olives éparpillées en étoile. Je revois les serviettes de papier imbibées de pluie fine, les sauces dispersées, le litre de soda agonisant en spasmes et déversant sa mousse sucrée vers le caniveau. Un beau chaos, mets et boissons entremêlés. Si j’avais eu un appareil photo sur moi, j’aurais capturé la composition, fixé la nature morte. Au lieu de ça, je me suis senti coupable. C’est étrange mais j’ai tout de suite pensé à ce couple qui n’aurait pas son dîner prépayé à temps, à cette foutue commande jamais livrée. J’ai imaginé leur soirée streaming, l’attente vautrée dans le canapé, la salivation impatiente de ces cadres supérieurs typiques des livraisons dominicales – trente, trente-cinq, quarante minutes d’attente et toujours rien, bon, prise de décision, coup de fil irrité au restaurant napolitain, incompréhension de Fabiola qui baisse à ce moment le store métallique de la trattoria, veuillez patienter un instant, ne quittez pas je me renseigne, et pour finir la stupéfaction face à mon intraçabilité soudaine. Car à cet instant précis je m’étais volatilisé, dérobé par collision, déconnecté par accident. Je ne produisais plus de données. En informatique, j’avais disparu du logiciel de dispatch. J’avais failli à ma mission à deux cents mètres près. On allait me retenir le prix de la course pour dégradation du plat. C’était la règle. En outre, j’étais en tort. J’avais coupé la route, j’étais responsable de l’accident.

L’automobiliste s’est précipité sur moi. C’était un Asiatique, la soixantaine grisonnante, un type lambda, paniqué. Je n’ai rien, lui ai-je assuré, ça va, je suis vraiment désolé, c’est de ma faute. Je pissais des mains, mon nez mouchait rouge, genou entaillé, coude à vif. La vue de mon imperméable maculé de traînées de sang l’a horrifié, il a vacillé un instant. Il fallait que je l’aide, le pauvre, que je le réconforte. Nous étions trempés. Personne n’arrivait au cédez-le-passage pour aider à débloquer la situation. C’était à moi de le secourir. Si tard, et lui, qui n’avait rien demandé, voilà qu’il se retrouvait seul face à un inconnu ensanglanté. C’est rien, c’est rien, j’ai répété, je vais bien, non mais vraiment. Il parlait fort, confusément, effectuait d’amples gestes en me regardant droit dans les yeux, sa pupille hallucinée, sa bouche en trémolos assaillie de tics nerveux. C’est juste une petite arcade, je lui disais, c’est vrai c’est impressionnant mais c’est trois fois rien. Franchement. Il insistait cependant, tenait à m’emmener à l’hôpital, voir un médecin, il voulait appeler les pompiers, la terre entière. Catégorique, j’ai refusé. Alors, nous avons négocié qu’il me dépose aux urgences les plus proches. Il n’y avait pas d’impact, il n’y aurait pas de constat, c’était bien clair entre nous, on passait l’éponge, mais enfin on était fou de rouler comme ça là, à toute berzingue, la nuit, pour trois francs six sous. Je lui avais foutu une sacrée peur. Ce n’était pas bon pour son cœur, a-t-il ironisé sur la fin de la discussion. En route donc. Ce qui restait du deux-roues attendrait le lendemain, je l’ai attaché au poteau.
Durant le trajet je n’ai pas dit un mot, honteux de laisser perler mon sang sur la banquette grise. Je fixais le pendentif de chat porte-bonheur qui bougeait sa patte, accroché à la base du rétroviseur. La douleur est apparue, un épouvantable mal de chien, et avec elle la migraine du contrecoup. J’ai serré les dents. Ça devait arriver, me suis-je dit. C’était un rite de passage obligé, une tuile de validation tribale. Ne devenait-on pas motard après s’être payé une frayeur sur l’autoroute ? Attestant l’aquaplaning, le flanc brûlé, la Kawasaki bousillée contre la bande d’arrêt d’urgence ? Aux yeux des autres, n’était-on pas perçu comme grand voyageur qu’au prix d’une histoire de grand requin blanc, de cartel mexicain, de revolver flanqué sur la tempe, tard, perdu aux confins d’un bidonville lointain ?
Mon smartphone avait rendu l’âme, la surface de l’écran atomisée en images fractales, perforée de miroirs irréguliers. À cette heure-ci, je pouvais oublier le forfait de l’heure, plus le dernier shift majoré. Exit la prime de quinze euros. Adieu le bonus client, j’allais perdre mes parts de créneaux durement gagnés sur la selle et bien sûr l’évolutivité de mes gains par course serait compromise. Bref, je m’étais assuré de remporter le titre de meilleur coursier du mois.
Mon faucheur m’a laissé devant l’entrée des urgences. Je l’ai remercié, confondu en excuses, puis il a disparu d’un coup de diesel. On m’a pris en charge rapidement au CHRU. Dimanche à vingt-trois heures trente, les formalités d’admission ont été expédiées, à peine ai-je eu le temps de me faire panser et prendre la tension artérielle qu’on est venu s’occuper de moi. J’étais costaud, m’a certifié l’interne, j’avais échappé au pire. Je suis ensuite passé au scanner – il n’y avait aucune hémorragie. Sans transition, on m’a guidé pour la radio. Le diagnostic était sans appel, je m’étais démis l’épaule et fracturé le coude, a confirmé l’urgentiste de garde, luxation du poignet, bascule du radius. L’addition, écharpe amovible et batterie d’antalgiques avec cinq semaines d’immobilisation minimum.
Je me revois sortir sur le parvis, lessivé, ma feuille de soins tremblant dans ma paume valide. Un brancardier en pause fumait sa clope devant l’entrée principale et j’en ai profité pour lui emprunter son portable. J’ai composé de tête le numéro de la société de livraison de repas. J’ai demandé l’administrateur. On m’a passé le responsable secteur. J’ai tout expliqué, me suis excusé à nouveau, je ne sais plus trop pourquoi mais j’étais navré en tout cas. Mon interlocuteur a fini par enregistrer ma déposition. On me tiendrait au courant. Selon le protocole, j’allais être suspendu, convalescent, indisponibilisé.

Après l’averse, Lille s’était replongée dans son sommeil et j’avais claudiqué jusque chez moi pour faire redescendre l’adrénaline dans le silence de la nuit. Pas âme qui vive. Rideaux de magasins baissés, poubelles débordant des livraisons du soir, cartons d’emballage, terrils de cellophane, pailles, sacs en kraft parfois laissés pour morts, éventrés à même le sol. De rares lumières d’insomniaques se reflétaient dans d’immenses flaques d’eau bourbeuses. Pas un bruit. Seulement la musique des gouttières perlant un dimanche d’inondation.
Le trajet a duré une bonne heure, durant laquelle j’ai fait le bilan. J’ai compté, ça faisait trois ans de shift déjà. Alors comme ça, contre toute attente, j’étais devenu coursier au long cours ? L’occasion de me rappeler que j’avais été recruté par hasard, un soir, à Roubaix, alors que j’enquillais les tours au vélodrome André-Pétrieux. À l’époque, un représentant de la société de livraison était venu nous voir et avait distribué quelques flyers. Si on avait quelques minutes, même, il payait sa fricadelle. En vrai, nous avait-il dit, les gars, vous n’en avez pas marre de faire des tours sur cet anneau de ciment ? Ça ne vous dirait pas de vous prendre en main ? Tracer partout dans l’agglo, voir du paysage, rencontrer des gens et vous faire du cash vite et facile ? Il cherchait de la chair fraîche motivée qui savait rouler. Il nous avait vus aborder le grand virage, franchement, avait-il renchéri, vu votre niveau c’est un plan fait pour vous. On est à plus de trente pour cent du Smic horaire, nous avait-il garanti, main sur le cœur, la bouche fumante de frites – ouais plus trente, facile. Vous réfléchissez ? Appelez ce numéro. C’est gratuit et il y a une prise en charge exceptionnelle sur la caution du sac en ce moment. À bientôt j’espère. J’étais avec un pote d’enfance, Zied, et je me souviens très bien qu’on s’était regardés avec enthousiasme en opinant du casque. On était chauds bouillants.
Au début, ça allait comme sur des roulettes. D’un secteur à l’autre, je découvrais de nouveaux recoins de la ville, ça tuait le temps et avec ces rentrées d’argent, trois, quatre cents euros par semaine – record lors de la Coupe du monde de football, triomphe des hot-dogs de buvette de stade à domicile –, j’arrivais à aider ma mère à remplir le frigo et à boucler le mois plus serein, tout en suivant les études. J’avais fini par m’inscrire en première année de licence de géographie – un rêve de gosse. Mais avec les courses sur les mêmes plages horaires que la fac, le standard d’heures-kilomètres au taquet pour truster les tops de l’algorithme, c’est rapidement devenu trop difficile de tout concilier. D’autant que je devais combattre l’ironie de ma propre famille dans cette entame d’études supérieures. Enfin, famille, c’est un bien grand mot : ma mère, son frère Jean-Jacques – Jiji pour le premier guignol croisant son chemin – et ses beaux-frères, les vagues associés de Jiji, enfin quoique eux, je ne les voyais jamais. Car chez nous, autant dire que c’est un système D de type héréditaire, D comme débrouillardise, mais surtout D comme damnation, un logiciel rayé produisant des générations de bidouilleurs de tôle aimantés par le garage familial. Moi, j’étais taxé d’intello parce qu’à dix ans je n’étais pas foutu de faire une vidange. Pas manuel, pas génie mécano, pas fute-fute. À Roubaix, on ne comprenait pas mon désir de cartes, d’évasion, de grands espaces. Aussi loin que je me souvienne, il y avait pourtant ces planisphères multicolores punaisés aux murs de la classe d’école, ces lignes de découpage de frontières qui me fascinaient tant, les drapeaux des pays et les noms des capitales lointaines dans lesquels je me retranchais. Khartoum, Addis-Abeba, Tachkent, Douchanbé, je me les récitais seul, au lit, les invoquais tels des gris-gris tranchant avec l’horizon de tonnelets d’huile et son ciel de pancartes IGOL. Bref de là où je viens, on ne traîne pas trop à la fac. Et en un sens, malgré mes prédispositions aux études, on n’a jamais pu admettre qu’il puisse y avoir un autre avenir que la concession. Alors, Indiana Jones, tu pars étudier le grattage des cailloux ? s’était mis à se moquer Jean-Jacques, mon oncle, gérant, à chaque fois qu’il me croisait aux abords du parc d’occasions. Tu m’en laisseras un ou deux au frigo, hein, si jamais ? – et il piaffait de rire, toussant sa Gitane en montant dans sa nouvelle épave chinée au fin fond du Limbourg. Culture familiale : fumer dur, bosser sans filtre, ne rien déclarer sauf de fausses notes de frais et partir vers le caveau pied au plancher. Tout ce décor pour dire qu’entre l’augmentation des livraisons et les révisions des examens de janvier, les vacances de Noël m’avaient refroidi et j’avoue avoir vite été rebuté par les cours d’aménagement du territoire, l’introduction générale à l’archéologie et ces hallucinants travaux dirigés de géomatique, des plus soporifiques. Il fallait choisir. Mais voilà, si je ne voulais pas finir par moisir dans un garage fantôme, acheter des voitures belges, déjouer les contrôles fiscaux, bricoler des comptes et des cartes grises comme mon oncle Jiji, je n’avais pas vu la couleur des partiels non plus : pragmatique, j’avais opté pour la selle du vélo, sans grande conviction, histoire de m’émanciper au plus vite de l’affaire familiale sans rien demander à personne. Trois mois plus tard, un shift à temps plein et une série de bonus m’ont enfin permis de quitter Roubaix, le marasme de la cité-dortoir, et de sous-louer un studio à Wazemmes. Alors au début, en bon fils, je revenais au cocon voir ma mère le week-end – par le canal ça se fait rapidement –, mais très vite mes visites se sont faites plus rares et à compter du premier printemps je n’ai plus jamais quitté mes zones stratégiques, trop occupé par les livraisons en journée, la traque aux bonus le soir, les dimanches rapaces et le maintien d’une haute statistique de satisfaction.

Voilà, à livrer à temps plein, je n’avais pas vu le temps passer. En un mot, ce que je me suis dit sur le retour des urgences, c’est qu’à l’évidence je m’enfonçais dans ce rythme de tâcheron. Désormais privé de vélo, sans poignets ni coudes, j’étais de toute façon mis en jachère pour des lustres. Alors certes, je n’allais pas être mis à pied. Bien sûr, je ne serais pas poussé vers la porte ni placardisé et l’on ne me notifierait pas non plus une faute grave. Je livrais une prestation d’autoentrepreneur et, en termes de statut, j’étais tout à fait libre de postuler à nouveau. Le hic ? Déjà, quand on travaille pour un algorithme, en cas de besoin, on a plus de chances de tomber sur un bot opaque dirigé par la 5G que sur un humain sensé. Alors après un coup de grisou, autant rêver de tomber sur un délégué du personnel. Ensuite, manquer à l’appel quatre jours, sortir de la mine une semaine, et pourquoi pas partir en vacances, bref, c’est simple : s’absenter induisait que la plateforme vous faisait tomber dans l’abîme du classement d’appels de coursiers. Là, j’ai compris que je ne pourrais même pas livrer à pied et que ça allait durer quelque temps. Inapte, hors selle, je m’exposais en réaction à une chute proportionnelle à la longueur de mon absence. Moins tu travailles, moins tu peux travailler. Car le droit ne régente pas cette étrange contrée de travailleurs intermédiaires. Zéro responsabilité, nulle fiche de paie, nulle présomption de salariat, nulle contrepartie n’est exigée d’eux vis-à-vis des matricules. Et de toute façon pourquoi se triturer quand on sait qu’une quantité de houilleurs sera toujours disponible pour dissoudre sans conciliation un éclopé dans la mathématique de la foule. Je veux dire : à une vieille carcasse blessée succédera un nouveau cabri plein de zèle. Il lui suffira de savoir pédaler le ventre creux.
C’était clair : dans les heures à venir, l’application de livraison de repas chauds ne serait malheureusement plus en mesure de renouveler notre partenariat. Donc rideau. J’allais être rayé de la liste. Résilié. Autrement dit, foutu.
J’ai tourné la clé dans la serrure de mon studio et me suis observé dans le miroir de l’entrée. Mon hématome facial avait doublé de taille et semblait vouloir encore s’étendre. Des ecchymoses annexaient la surface droite de mon visage et les bleus gonflaient sous ma peau. J’ai examiné ces contusions de près, appliqué. La forme de l’œdème dessinait un linéaire côtier et sous l’arcade sourcilière s’était niché une sorte de gros caillot noirâtre. Plus bas, les lésions autour du globe oculaire tiraient une ligne droite. Un front de mer se prolongeait en estuaire tuméfié jusqu’au maxillaire. Il y avait une mélasse mauve et bleu dans ces fjords en sang séché. J’avais déjà pris des tôles mais là, vraiment, j’avais la gueule en tempête atlantique.

Le lendemain matin, la plateforme de livraison m’a fait suivre un mail de réclamation. En résumé, expurgé de ses fautes d’orthographe, JeremXsan62, le client, avait appelé trois fois le restaurant à trente minutes d’intervalle, sa quatre-fromages, je cite, s’était volatilisée, on l’avait renvoyé vers un chatbot, il s’était tapé des téléopérateurs incompétents, livraison jamais effectuée, SAV catastrophique, même pas aimable, il attendait un petit geste, un code promo, un rabais – même pas en rêve –, vingt-trois heures il était mort de faim, dix-neuf euros c’était quand même hors de prix, c’était bien une boîte de voleurs, d’ailleurs, sales enculés – je cite toujours –, ça s’était bien foutu de sa gueule hein, il allait en tout cas porter plainte, parfaitement oui, bâtards, porter plainte, tellement il fallait fuir ce service et passer son chemin, fin de citation.
J’avais déjà encaissé une retenue sur paiement de douze euros pour non-port de tenue réglementaire. En juillet de cette même année, j’avais laissé le lycra manches longues dans le placard pour shifter quelques milk-shakes en tee-shirt. Je livrais dans les squares, au beau milieu des pelouses de parcs, en terrasse, je m’aérais en roulant quoi. Mais c’était interdit, le tee-shirt. Je m’étais fait prendre. Comment, je n’ai jamais trop su, sans doute balancé par un de ces types dépêchés pour surveiller les prises de commande. Une autre fois, alors qu’on jouait au foot aux heures creuses, un autre camarade coursier, Farid, nous avait mis en garde : selon lui, il fallait faire gaffe, il y avait de la délation dans l’air vers la rue de Béthune. On n’était pas censés taper la balle. Pour l’image, le prestige de l’uniforme, le dynamisme. On se méfiait. Je me rappelle autre chose : l’histoire du tiramisu aux spéculoos disparu de la commande plat-dessert, comme par magie, une fable inventée de toutes pièces par ce client qui ne cherchait qu’à se faire rembourser sa formule déjeuner. Je l’aurais, soi-disant, mangé en chemin, adossé à mon vélo. Affamé, le badaud m’aurait guetté depuis sa balustrade en fer forgé et vu bâfrer son dû au mascarpone avant que je ne sonnasse au pied du bâtiment. Un pur mensonge accouchant cependant d’une accusation bien réelle, et qui m’avait coûté cher. Des semaines durant, je m’en souviens très bien, la plateforme m’avait collé un blâme et j’avais dû ingurgiter sans broncher les distances peu rémunératrices du matin, absorber les commandes lointaines pour me refaire une virginité, redorer le blason, jusqu’à retrouver mes précieux quatre-vingt-dix-sept pour cent de bonnes notes et, par là même, les meilleures parts de travail. Jusqu’à ma délivrance, quelques jours plus tôt, où l’algorithme m’avait enfin notifié ma réaffectation sur le créneau du soir.
Ainsi, masqué derrière son petit clavier d’ordinateur, JeremXsan62 avait anéanti en toute impunité mes dernières chances de survie. Chaque avis déposé, chaque note, chaque étoile comptaient tant qu’il n’y aurait aucune indulgence à mon égard. Ce jour-là, j’aurais mis ma main à couper que mon sursis allait tomber. On me rendrait le bad buzz au centuple. Une chose est sûre, le mail était remonté car, en réponse au commentaire, l’administrateur référent avançait platement des excuses et arguait un malencontreux incident technique. Au nom de la société, il allait le contacter en message privé et l’encourageait vivement à sortir du pseudonymat pour trouver un arrangement. Parce qu’ils savaient qu’un repas livré à l’heure était toujours meilleur, ils mettaient un point d’honneur à respecter les délais de livraison. Un crédit exceptionnel était avancé : JeremXsan62 ne resterait pas sur sa faim.

Extraits
« Et ça a fonctionné: si je n’ai guère mieux fermé l’œil, j’ai bénéficié d’une explosion des offres et d’un niveau de rémunération attrayant. Coiffeurs, barbiers, cafétérias, centres de soins, bijouteries, stations-service, boutiques d’aéroport, Lille s’est convertie en un plateau de jeu immense. Au gré des dés et du tranchant du rasoir, j’étais tantôt ce jeune célibataire fortuné en quête de grosse berline, tantôt cet amant aventureux cherchant un porte-jarretelles pour son cinq-à-sept. De l’hygiène à accueil, de la réalisation de prestation jusqu’à l’ambiance, les points de vente, du bas de chez moi jusqu’au fond de Tourcoing, se sont transformés en cases de Monopoly. Et l’Homme invisible s’est vite mué en homme caméléon. Si je m’étais promis d’adapter mes mimiques aux besoins techniques de la mise en scène, d’innover à partir d’un scénario établi par les applications j’avoue que je n’avais pas prévu d’éprouver autant de plaisir à me camoufler dans le magma organique de la ville. » p. 67

« Moi, j’essayais de prouver chaque vendredi soir à cette dernière mon utilité à travers mon « PPP ». Tableau de route hebdomadaire, le pipipi — progress, plans, problems — me permettait de me mettre en avant (en gommant à l’envi mes erreurs) et de prouver à la hiérarchie que je faisais bien partie de ce « on » vitaminé à la tech. Car, sans le vouloir, j’étais entré chez ces cols blancs par effraction après mon Scalp. Et ce que je retenais, c’est que si je n’étais pas une bête en informatique, loin de là, parti de rien, from scratch, j’étais devenu collab PMGT. Anne-Sophie, talent acquisition manager à ses heures perdues, m’avait onboardé ici, et dans ce chaordre défendait bec et ongles la nécessité d’avoir sous le coude un opérationnel terrain couteau suisse. Donc j’étais le customer insight du hub 59. » p. 104

À propos de l’auteur

Mathieu Lauverjat © Photo Francesca Mantovani

Mathieu Lauverjat est un auteur et éditeur né en 1987 à Bordeaux. Après un zigzag en droit puis un crochet par les sciences politiques, il s’engage dans le métier d’éditeur et jongle entre la non-fiction et les livres illustrés pour diverses maisons et revues. Client mystère est son premier roman. (Source: Éditions Gallimard)

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