La Jurée

En deux mots
Anna vient d’être tirée au sort pour faire partie d’un jury d’assises. Elle doit juger un jeune couple accusé d’avoir tué une vieille dame. Tout au long du procès, elle va suivre la juge, les avocats, les témoins, les prévenus et les jurés pour se faire une intime conviction. Mais elle va aussi réveiller un drame intime.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Chronique d’un procès d’assises

Pour son premier roman, Claire Jéhanno a choisi de se mettre dans la peau d’une femme tirée au sort pour juger un couple accusé de meurtre. En suivant Anna, elle nous fait vivre le procès de l’intérieur et montre combien les histoires personnelles viennent se heurter aux débats existentiels. Fort, émouvant, bouleversant.

Le dimanche 21 août 2016 à 14h 27 est déclaré le décès de Gilberte Gagneron. Mais d’après le médecin, cela fait entre douze et vingt-quatre heures que la septuagénaire est morte. Deux mois après l’enterrement Frédéric Gagnon, son neveu, et Lucile Moulin, la compagne de Frédéric, sont mis en examen pour le meurtre de la vieille dame.
Quand le roman commence, nous sommes deux ans plus tard, au moment où sont sélectionnés les jurés de la cour d’assises. Anna, la narratrice, en fait partie. Cette enseignante va nous raconter le procès de l’intérieur. Avant les débats, elle fait connaissance de la juge Caillebote qui prend bien soin d’expliquer leur rôle aux jurés: «Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.»
Une lourde responsabilité qu’Anna endosse avec gravité, car elle sait combien il est difficile de faire émerger la vérité. Cela fait des années qu’elle cherche ce qui a bien pu arriver le jour où sa cousine Aurore a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport avec elle et sa sœur Maxine. Une affaire qui va pousser la famille à quitter les côtes d’Armor pour Chartres et à changer de nom, de Boulanger à Zeller, le nom de jeune fille de leur mère. L’une des jurées finira du reste par faire le rapprochement avec ce fait divers et raviver ce passé douloureux qu’elle mettait tant de soin à occulter.
Mais pour l’heure il s’agit de juger Frédéric Gagnon et Lucile Moulin et à essayer de comprendre l’enchaînement des faits qui ont conduit le couple à empoisonner Geneviève et à l’étrangler. Le policier chargé de l’enquête est le premier à s’avancer à la barre. Il énonce les faits avec froideur: «À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale.» Une énumération qui laisse les prévenus de marbre, ayant choisi de ne s’exprimer qu’avec parcimonie.
La juge, les différents avocats, le procureur et les jurés ainsi que certains témoins vont bien tenter de les pousser à avouer, mais jusqu’au terme des débats, ils resteront fidèles à leur ligne de conduite, ou presque.
Il faut dire que le cas, d’après les experts, ne fait guère de doute. Pour les jurés en revanche, l’affaire n’est pas si limpide, la personnalité de la victime vient notamment les troubler.
Au fil des jours et des témoignages, on sent la tension croître. Le récit est parfaitement mené, les débats et le ballet judiciaire bien détaillés. Les contradictions apparaissent alors et avec elles, les interrogations.
Un peu comme dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, le dernier film mettant en scène un procès. Car le cinéma s’est emparé de ces histoires au point d’en faire un genre à part entière (par parenthèse, La jurée mériterait également une adaptation). Côté littérature, on pense aussi à Article 353 du code pénal de Tanguy Viel, à Célestine de Sophie Wouters et à Assises de Tiphaine Auzière, pour ne citer que les romans les plus récents.
Le tour de force de Claire Jéhanno – qui n’a jamais été jurée – aura ici été de montrer combien les vies particulières, les expériences vécues par les jurés, viennent interférer avec le procès en cours. Le drame de la disparition d’Aurore pour Anna, mais aussi la difficulté à avoir un enfant ou à l’inverse l’avortement. Des traumatismes qui laissent de profondes traces et qui vont transparaître à l’heure du jugement, après une tension de plus en plus forte.
Vous l’aurez compris, ce roman fort habilement construit ne vous laissera pas indifférent.

La Jurée
Claire Jéhanno
Éditions Harper Collins France
Premier roman
352 p., 19 €
EAN 9791033913689
Paru le 5/04/2023

Jurée

Signalons que la version poche est parue le 20/03/2024

Où?
Le roman est situé en Bretagne, à Trémenc puis à Chartres et à Paris. On y évoque aussi Gellainville.

Quand?
L’action se déroule de 1997 à 2018.

Ce qu’en dit l’éditeur
Anna Zeller a été tirée au sort pour devenir jurée aux assises. Une expérience aussi vertigineuse qu’inédite. Appelée à juger un couple au casier vierge dans un procès pour empoisonnement et meurtre, la jeune femme va voir resurgir son passé. Un passé qui la transporte vingt ans plus tôt, sur une aire de jeux en Bretagne. Le jour où Anna Boulanger est devenue Anna Zeller. Les jurés ont une semaine pour décider du destin des accusés et s’emparer de leur troublante histoire. C’est aussi le temps qu’il faudra pour que bascule la vie d’Anna.

Les critiques
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Claire Jéhanno est l’invitée de Web TV culture


Claire Jéhanno présente «La Jurée» © Production Harper Collins France

Les premières pages du livre
« Il y avait une chance sur mille deux cents pour que mon nom soit tiré au sort sur la liste électorale. Une chance sur vingt lors du deuxième tirage et une chance sur trois lors de l’ouverture du procès.
Il y avait une chance infime pour que ma vie se fende en deux. Elle m’est tombée dessus comme une pierre d’un immeuble délabré.
— Jurée no 23, annonce la présidente.

Je décroise les jambes, sèche mes mains moites sur mes cuisses, attrape mon sac et me lève. Les pieds des autres jurés gênent mon passage. Ils les rangent sous le banc et baissent le menton pour ne pas croiser mon regard. Peut-être me plaignent-ils d’avoir été appelée. Moi, je retiens ma respiration, je me concentre.
Dans le silence épais de la cour d’assises, les talons de mes chaussures claquent sur le parquet. Tant que je n’ai pas atteint ma place, un avocat peut me renvoyer sur le banc. Récusée.
Tout un tas de bruits se mélangent dans ma tête. Les regards qui grésillent comme des mouches au soleil. Le sac qui frotte contre mon jean. La salive que j’avale avec difficulté. Au milieu des robes noires et des visages fermés, ma peur résonne à plein volume.
Je m’assois dans un fauteuil aux accoudoirs élimés, en face des accusés. À droite du policier, Lucile Moulin. À gauche, Frédéric Gagneron. Comme moi, ils ont une allure ordinaire. Environ trente ans. Aucun signe distinctif. Ils sont accusés d’empoisonnement et de meurtre.

Lorsque j’ai reçu la lettre en novembre, je n’avais qu’une vague idée de la loi : tout citoyen âgé de plus de vingt-trois ans peut être appelé à devenir juré d’assises. Il suffit d’être inscrit sur les listes électorales et de posséder un casier judiciaire vierge. Sauf raison impérieuse et attestée, personne ne peut s’y soustraire.
J’ai l’habitude de suivre les règles. Je respecte les limites de vitesse, je vote à toutes les élections, je m’arrête aux stops, je traverse sur les passages piétons, je ne jette pas mes mégots par terre. D’ailleurs, je ne fume pas. J’appartiens à ces gens, ce large troupeau de gens, que l’on croise dans la rue sans les distinguer et qui se déportent sur le côté pour laisser passer les plus pressés. Souvent, je baisse la tête.
Quand j’ai lu le courrier, un pincement d’excitation m’a serré le ventre. Je me suis dit, c’est l’aventure, je vais vivre quelque chose d’exceptionnel, quelque chose qui ne se choisit pas, il y aura des larmes et des frissons, ce sera dur, sûrement, mais tellement, tellement enrichissant. J’en ai parlé à ma sœur, à mes collègues, je leur ai dit peut-être que, il se pourrait bien, on verra si.
Sur ma table de salon, j’ai ouvert mon ordinateur pour voir si le procès tombait pendant les vacances scolaires et comment me débrouiller avec le collège. Mon salaire serait suspendu, mais je bénéficierais d’une compensation financière. C’était déjà ça. Allongée sur mon lit, les yeux braqués sur le plafond de ma chambre, j’ai pensé pendant des heures aux ors de la République et à l’idée de justice. Puis j’ai oublié.
Une seconde lettre, cette fois de la cour d’assises d’Eure-et-Loir, m’est parvenue quelques mois plus tard. Elle était adressée à Anna Zeller, née le 26 septembre 1988, jurée no 23. À nouveau, je me suis sentie importante. On me convoquait un lundi matin d’avril 2019, à 8 h 30, au tribunal de Chartres. Une réunion d’information à l’intention des jurés ouvrirait la session. Deux semaines, trois affaires à juger. Au début de chaque procès, un nouveau tirage au sort serait organisé.

Je ne suis pas récusée. D’après mon nom, mon métier, mes quelques pas jusqu’au fauteuil, les avocats ont considéré que j’étais apte à juger. J’ai l’impression d’avoir gagné au loto.
À l’entrée de la salle d’audience, grise non seulement par sa couleur mais aussi par l’absence de dorures, de lustre, de lumière vive et d’ornements, un policier refoule deux jeunes filles venues assister au procès. Derrière une paroi vitrée, trois autres uniformes, pistolet à la ceinture, entourent les accusés. Leurs yeux sont fixés sur un point invisible, entre une porte dérobée et un drapeau bleu, blanc, rouge.
La juge Caillebotte – la présidente de la cour – glisse la main dans l’urne et pioche une nouvelle bille. Juré no 6. Un homme en costume marine et chaussures qui brillent se lève. En avançant vers l’estrade, il se rengorge, fier d’être l’élu, mais à quelques mètres du fauteuil le verdict tombe : récusé par l’avocat général. Deux autres jurés, plus âgés que moi, sont tirés au sort. Je garde les mains bien à plat sur mes cuisses. La nuque arquée par la tension. Je ne sais pas bien pourquoi on m’a gardée.
L’air renfrogné, l’homme récusé commence à rassembler ses affaires. La présidente lui demande de se rasseoir. On ne peut pas quitter la salle pour le moment. Nous sommes enfermés. Comme les accusés en prison, comme les comédiens d’une pièce de théâtre. Dès lors que le rideau s’est ouvert, il faut aller au bout de la représentation. Plus d’échappatoire. Sur la scène du tribunal, nous sommes désormais au complet.
Je louche sur mes sept compagnons de hasard, ceux avec qui je vais partager mes doutes et mes certitudes. Trois femmes, quatre hommes. Comme moi, ils ont du mal à s’endormir le dimanche soir, cherchent leur portable pendant dix minutes alors qu’il est dans la poche de leur manteau, disent je regarde, merci dans les magasins pour qu’on ne les ennuie pas. Leur nom de famille n’a pas besoin d’être épelé. Ils pourraient s’appeler Leroy, Durand, Mercier. Des citoyens quelconques.

Je n’ai pas toujours porté un nom qui traverse l’alphabet. Enfant, je m’appelais Anna Boulanger. Un patronyme plus simple, plus concret. Il s’agissait du nom de mon père et probablement de celui d’un ancêtre dont c’était le gagne-pain. J’aimais comme il sonnait, avec ses trois syllabes et ses lettres rondes à colorier. Ma gourmandise en filigrane.
Sur les photos de mon enfance – ma mère n’en a conservé qu’une dizaine –, j’ai des cheveux réglisse qui m’arrivent à la taille, des lèvres charnues et des yeux ronds comme des bonbons. Je ressemble à ma grand-mère, orgueilleuse et décidée. De la bande d’enfants du village, je suis la première à escalader le mur pour récupérer le ballon tombé dans le jardin d’à côté. J’invente les jeux les plus dangereux, je connais chaque cachette de Trémenc, chaque recoin secret. Je n’ai pas peur. Je suis une Boulanger.
Nous avons reçu nos nouvelles cartes d’identité juste après l’emménagement à Chartres, quelques semaines avant mes onze ans. Taille : un mètre cinquante et un. Signature : un gribouillis que j’avais tenu à tracer moi-même.
Ma sœur Maxine a saisi les deux rectangles de plastique et s’est moquée de ma tête figée. « On dirait un hibou. » Puis elle s’est mise à sauter sur le canapé. Je me souviens du grand trait de feutre qui lui barrait la joue. « Maxine Zeller, Maxine Zeller ! » elle criait en faisant traîner le Z. À neuf ans, on veut juste s’amuser.
Pour calmer l’inquiétude qui grandissait dans mon regard, notre mère a préparé une casserole de chocolat chaud. Une demi-tablette de chocolat, un fond de crème fraîche, quelques pincées de cannelle. Les mains jointes autour de son bol, elle nous a expliqué que ce nom représentait notre nouveau foyer à trois, sans papa. Hélène, Anna et Maxine Zeller. Nous ne devions plus jamais utiliser notre ancien patronyme. Ni à la maison ni à l’extérieur. « Boulanger » était aussi proscrit que « merde », « putain », « con ». Elle a répété plusieurs fois les gros mots pour nous faire rire. J’avais envie de pleurer.
Ce jour-là, ma mère a creusé un trou au milieu de nos vies, un trou dans lequel elle a tout jeté, les autres membres de la famille, les vieilles pierres du village, l’école du Sacré-Cœur, l’omelette-frites du mercredi midi, les chutes à vélo, les bras poilus de notre père, ses yeux d’un bleu si vif qu’ils paraissaient trempés dans le ciel, nous assises sur la banquette avant du fourgon blanc, à vouloir klaxonner une dernière fois pour dire au revoir, et lui qui agite le bras sur le palier de notre maison d’enfance, de notre enfance tout court. Elle a creusé un trou si grand qu’il m’a fallu rassembler toutes mes forces pour ne pas tomber dedans.

J’ai passé mon second CM2 – j’avais redoublé – à penser à Anna Boulanger comme à une jumelle qui m’aurait abandonnée. Je me demandais ce qu’elle aurait fait à ma place pour être acceptée par les filles du préau, comment elle aurait camouflé ce corps qui commençait à changer, quelle maladie elle aurait pu inventer pour ne pas jouer à la balle au prisonnier.
Sur les grands carreaux, la cartouche d’encre fuyait. Mes doigts tout tachés. J’étais devenue double. Une division au résultat erroné. Dans mes cahiers, j’essayais d’écrire Anna Zeller, mais je m’adressais à Anna Boulanger pour trouver la bonne orthographe aux dictées. Quand j’utilisais mon effaceur, le papier se trouait.
Un jour, la maîtresse a convoqué ma mère : « Madame, je voudrais m’assurer que tout va bien à la maison. Anna est une très bonne élève. Mais, madame Zeller, pourquoi ce nom, pourquoi écrit-elle Boulanger dans ses cahiers ? »
Les yeux braqués sur le carrelage sale, sur la terre qui bouchait les joints, je craignais autant les explications de ma mère que ses reproches. Le suspense n’a pas duré longtemps. Avant même que la maîtresse ait terminé, Hélène a explosé : « De quoi vous vous mêlez ? Vous ne pouvez pas laisser ma fille tranquille ? On ne vous demande pas grand-chose pourtant. Faites votre boulot et foutez-nous la paix ! » Elle s’est levée d’un coup, faisant tomber sa chaise dans un grand fracas.
Ma mère m’a traînée vers la cour, entre les dessins d’enfants et les portemanteaux nus. Les phalanges douloureuses à force d’être broyées, je peinais à la suivre. Elle m’a attachée sur la banquette arrière de la voiture, a claqué la porte, a fait vrombir le moteur. La maîtresse n’a plus osé poser de questions. Moi non plus.

Derrière la salle de délibération, un étroit couloir mène aux toilettes. Accoudée à une fenêtre dont l’opacité floute l’extérieur, j’appelle le directeur du collège.
— Je voulais vous prévenir de mon absence ces prochains jours. J’ai été tirée au sort pour le deuxième procès.
Le directeur me demande quelques précisions puis part dans un de ses longs monologues. Il ne va pas pouvoir me remplacer, il faudra que je me débrouille avec mes classes pour rattraper le temps perdu.
— Et puis votre collègue de français est souffrante, ça ne m’arrange pas ces changements de dernière minute… En tout cas, elle ne va pas être facile, votre affaire. Deux accusés. Une vieille dame. Quelle horreur. Vous êtes sûre que vous ne feriez pas mieux de vous désister ? Vous êtes jeune, ça va vous traumatiser. Enfin, si vous trouvez ça important, très bien, allez-y et bon courage !
En six ans d’enseignement à Jacques-Prévert, j’ai été absente une fois. Une seule fois. Une journée et demie. Le reste du temps, je m’arrange pour tomber malade pendant les vacances scolaires. De la préparation des cours à la correction des copies, je consacre à mes élèves la majeure partie de mon temps libre. J’ai même quelques corpus de textes en réserve pour les occuper pendant le reste de la semaine, alors non, cher directeur, je ne culpabiliserai pas. Malgré les craintes qui me nouent l’estomac, j’ai ma place ici et je compte bien l’occuper.
En raccrochant, je jette un coup d’œil à l’écran de mon téléphone : 10 h 21. Il reste neuf minutes avant que l’audience commence, mais la juge nous a demandé de la rejoindre au plus tôt dans la salle de délibération. Jusqu’à lundi prochain, cette pièce nous servira de lieu de pause. Des murs beiges, sans cadre ni diversion, une grande table, des chaises en plastique, une machine à café, des gobelets, la froideur et l’odeur de désinfectant des lieux publics. On est de passage dans ce tribunal. Même les murs nous le font sentir.
Les autres jurés semblent plus détendus que moi. Certains plaisantent, d’autres touillent leur café en tapotant sur leur téléphone. Sous ma veste, mon eczéma ne demande qu’à se réveiller. Un mélange d’impatience et de nervosité. Dans quoi me suis-je embarquée ?
— Veuillez ranger vos téléphones, s’il vous plaît, demande la présidente. Leur utilisation est interdite dans cette salle.
Je m’appuie contre le mur, à côté de la porte, et je mémorise les prénoms glissés d’une conversation à l’autre. Côme, quarante-cinq ans, les épaules aussi larges que celles d’un rugbyman, et Laurence, une blonde en tailleur-pantalon un peu plus âgée, semblent déjà se connaître. Elle sort un carnet flambant neuf de son sac pour le lui montrer. D’un geste maladroit, il fait tomber quelques gouttes de café sur la couverture. Elle lui sourit comme à un gamin dont on connaît la propension à faire des bêtises. La juge se moque gentiment. Ils discutent tous les trois, sans se préoccuper de nous.
Si j’avais gardé le nom de famille de mon père, est-ce que j’aurais été tirée au sort ? Quelle allure, quels sillages convoque un nom ? Quelle personnalité pour Juste, Aymé, Lefier ? Qu’est-ce qui m’a fait devenir cette jeune femme gênée de finir ses phrases, remplie de questions, obsédée par la normalité ? Et que recèlent les patronymes Moulin et Gagneron pour que le couple soit menotté sur le banc des accusés ?
Il faudrait étudier les branches de l’arbre généalogique, pas seulement les noms. La sève, les racines, les traces de pas laissées au bord d’un patronyme. Ce qui s’écrit entre les lettres d’une famille. Boulanger. J’entends encore ma mère me sermonner. « Il y a deux ailes à Zeller. » J’espère qu’elles vont me porter.
Une fois tous les jurés réunis dans la salle, la présidente frappe deux fois dans ses mains pour demander le silence. Elle a le teint chiffonné des gens qui travaillent trop et l’éclat de ceux qui adorent ça. Ses yeux verts entourés de ridules, son ton formel, presque impérieux, disent autant son autorité que sa bienveillance. Cela fait deux ans qu’elle préside la cour d’assises de Chartres.
— Laurence et Côme se trouvaient déjà à mes côtés lors du premier procès de la session, commence-t-elle en les désignant. Ils vous le confirmeront : être juré est une expérience qui ne s’oublie pas. Heureusement, dans cet exercice difficile de la justice, vous n’êtes pas seuls, je suis là pour vous aider dans l’examen et l’analyse des faits reprochés aux accusés. Avec mes assesseurs, nous vous guiderons tout au long de la semaine.
Nous opinons de la tête, certains que, des questions, nous en aurons plus que de raison. Hervé, juré suppléant assis à l’écart, lève déjà la main. Il porte une chemise à carreaux trop large et tient en équilibre sur les deux pieds arrière de sa chaise. Concentrée sur son discours, la présidente ne le remarque pas.
— Il ne s’agit pas seulement d’étudier des actes. Pour juger, il faut comprendre une personne, deux personnes en l’occurrence, dans cette affaire. Dans les jours à venir, il y aura donc des moments intimes, délicats, éprouvants. Le temps vous paraîtra à la fois immensément long et terriblement court, mais c’est une chance, que dis-je, un privilège, de la cour d’assises de réunir ainsi professionnels et jury populaire pour juger un crime. Considérez votre fonction comme l’un des rouages essentiels de la démocratie.
Cinq jours de procès à raison de dix heures par jour, cela offre cinquante heures pour décider de l’avenir de deux personnes. Personne ne voudrait que sa vie soit suspendue à un lambeau de temps si ramassé. Encore moins quand il repose en grande partie sur la considération de débutants.
J’ai lu que, dans certaines cours d’assises, une visite de prison vient compléter les quelques heures de sensibilisation dont nous avons bénéficié. L’idée est de permettre aux jurés de visualiser le lieu où ils enverront ceux qu’ils jugeront coupables. La cellule de neuf mètres carrés à partager, les douches communes avec leurs rideaux qui viennent se coller à la peau, le tintement des trousseaux de clés, les barbelés au-dessus des miradors, la cour recouverte de goudron, un goudron qui crame le caoutchouc des vieilles semelles l’été et le gèle le reste de l’année.
— Est-ce qu’il y a des pauses pendant l’audience pour aller aux toilettes ? demande Hervé, les quatre pieds de sa chaise enfin posés au sol.
La juge hoche la tête, provoquant un sourire rassuré chez Hervé, puis elle nous présente le plan prévisionnel d’audience indiquant les horaires de passage de chaque personne appelée à la barre. Elle nous prévient que cela peut tout à fait dépasser, qu’il vaut mieux ne pas compter sur l’idée de dîner en famille. Malgré l’habitude, Laurence serre les lèvres mais, moi, de toute façon, je n’ai plus vraiment de famille. Juste ma sœur, les soirs où elle ne rentre pas trop tard.
Une femme d’une soixantaine d’années, aux joues tombantes et aux cheveux parsemés de mèches grises, intervient :
— On peut avoir une copie du planning ?
Depuis des mois, Marjolaine se renseigne sur le fonctionnement d’une cour de justice. Elle a étudié le rôle de chaque membre du tribunal, y compris celui du greffier et celui de l’huissier. Elle a décortiqué les protocoles, les affaires les plus abjectes. À présent, elle veut se dévouer au procès et le montre en notant tout ce que dit la juge Caillebotte. Accoutumé à ce genre de personnalités, l’assesseur promet de faire des photocopies. La présidente reprend la parole :
— Pour terminer, je vais vous demander de garder à l’esprit trois impératifs.
Marjolaine pose sa tasse et attrape son stylo. Le reste du groupe lève les yeux vers la juge. On entend le sifflement de la respiration d’Hervé.
— Vous devez être attentifs. Vous devez être impartiaux. Vous ne devez rien laisser transparaître.
Comme moi, certains grimacent, s’inquiètent déjà : comment être sûr que notre visage ne révélera aucune de nos pensées ? Un froncement de sourcils, un coin de bouche qui se soulève, une lueur dans les yeux, il suffit d’un rien pour se montrer humain.
— Si, à un moment donné, vous sentez vos émotions vous submerger, faites-moi passer un mot, je lèverai l’audience. Vous aurez également la possibilité de poser des questions aux accusés, aux témoins et aux experts. Je vous l’indiquerai le moment venu.

La sonnerie. La voix de la greffière. Le visage bouclé à double tour. Un silence de plomb et de cendres.
— Mesdames et messieurs, la cour.
La porte s’ouvre sur la salle aux fenêtres monumentales qui laissent passer une lumière pâle, comme filtrée par la poussière et les années de malheur.
Nous avançons en file indienne, et les quelques personnes du public, les avocats dans leur robe noire, les accusés aux doigts serrés devant eux, comme en prière, les policiers, la greffière, l’huissier se lèvent.
Épaule contre épaule, nous nous tenons derrière la longue table en bois qui nous sépare du reste de l’assistance, pendant que la juge déclame :
— Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre M. Frédéric Gagneron et Mme Lucile Moulin, de ne trahir ni les intérêts des accusés, ni ceux de la société qui les accuse, ni ceux de la victime ; de ne communiquer avec personne jusqu’après votre déclaration ; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection.
Les bras rigides le long du corps, je sens mes jambes osciller. À nouveau, mon cœur bat si fort que toute l’assemblée pourrait l’entendre. Personne n’ose tousser ni déglutir. Chaque mot résonne. Chaque mot compte.
— Vous jurez de vous rappeler que les accusés sont présumés innocents et que le doute doit leur profiter ; de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre, et de conserver le secret des délibérations, même après la cessation de vos fonctions. Levez la main droite et dites « je le jure ».
Je lève la main droite et je dis :
— Je le jure. »

Extraits
« Ouest-France, 16 juin 1997
Elle a huit ans, des yeux bleus, des cheveux blonds, un T-shirt vert et un jean. Voici le portrait d’Aurore Boulanger lorsqu’elle a été vue pour la dernière fois, hier après-midi à Trémenc, dans les Côtes-d’Armor.
La fillette a disparu alors qu’elle jouait près d’un terrain de sport où se déroulait un match de football intercommunal. Des dizaines de policiers sont à pied d’œuvre pour la retrouver. Avec l’aide de la population, ils ratissent les alentours sur un rayon de plusieurs kilomètres.
La famille de la petite Aurore affirme qu’il ne s’agit pas d’une fugue. Le père déclare : «Aurore est toute petite et c’est une enfant heureuse, bien dans ses baskets. Il faut la retrouver au plus vite. Nous comptons sur toute personne pouvant faire avancer les recherches. Je vous en supplie, contactez la gendarmerie si vous avez la moindre information.»
Les enquêteurs privilégient l’hypothèse d’un enlèvement. Une information judiciaire pourrait être ouverte dans les heures à venir. » p. 56

« À l’examen externe du corps, des hématomes sur le cou pouvant correspondre à une strangulation. Sur la table, devant la défunte, un flacon de Laroxyl, un verre d’eau. Recherche de toxiques : présence d’amitriptyline dans le sang confirmant l’usage de psychotropes. Pas de dose létale. Le corps est envoyé aux légistes.
Lors d’une autopsie, un fragment de chaque organe, y compris du cerveau, est prélevé. On coupe, découpe, dissèque. Le cœur est généralement enlevé dans son entièreté. Le directeur d’enquête ne le dit pas, mais je suis sûre que celui de Gilberte était plus généreux que la normale, qu’il était gonflé de son goût pour la vie.
Une fois l’autopsie effectuée, le médecin légiste procède à la restauration du corps. Les organes sont remis à l’intérieur et la peau est suturée, protégée, maquillée. » p. 84

« Elle est tentante, la proposition de Me Digne. Elle nous prend par la main et nous déroule une histoire très cohérente, qui donne envie d’y croire. Pendant que l’avocate parle, je vois le regard de Lucile s’éclairer (…). L’avocate a suffisamment joué sur notre empathie pour que je rapproche nos deux histoires, que j’offre à l’accusée ma sympathie (…). Je compatis avec le mal-être de Lucile. Et je doute qu’elle ait pu se rendre complice du meurtre en lui-même. L’empoisonnement, oui, elle en est convenue, mais le reste, l’étranglement, le cadavre resté dans le salon toute la nuit, les pompiers qu’on appelle pour s’en débarrasser, les dizaines d’heures d’audition à mentir sur ce qui s’est réellement passé, cela me semble hors de sa portée. Me Digne a raison. La jeune femme qui se ronge les doigts comme sa mère, cette jeune femme anxieuse n’a pas la carrure pour tuer. » p. 294-295

À propos de l’autrice

Claire Jéhanno © Photo Melania Avanzato

Claire Jéhanno est née en Bretagne en 1987. Elle vit à Paris où elle est autrice et productrice de podcasts. La Jurée est son premier roman. (Source: Éditions Harper Collins France)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois