D’or et de jungle

D’or jungle

En deux mots
Une agence privée se propose de mettre la main sur un État afin d’offrir aux maîtres de la tech la souveraineté qui lui manque pour pouvoir échapper aux cadres législatifs trop contraignants. À la tête d’une équipe de choc, elle choisit le sultanat de Brunei.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le coup d’État clés en main

Dans son nouveau roman, Jean-Christophe Rufin nous offre le mode d’emploi du coup d’État moderne. Ce faisant, il souligne la fragilité de nombreux pays, la volonté des Gafam de s’affranchir de pouvoirs qui restreignent leur champ d’action et nous sert de guide à Brunei. Un formidable roman d’anticipation et d’espionnage.

C’est après Valparaiso, du côté des Galapagos, que débute ce formidable roman. Sur un paquebot de croisière où des personnes âgées entretiennent le mythe des aventuriers, sous la houlette de Flora, une spécialiste de la plongée. Elle part avec son petit groupe à la découverte de la riche flore et faune sous-marine. Mais l’expédition ne va pas tout à fait se dérouler comme prévu. Fascinée par un monstrueux requin rose, elle va laisser ses clients se débrouiller pour batifoler avec la bête. Et se voir débarquer.
À des milliers de kilomètres de là, Ronald a rendez-vous avec Marvin. Des retrouvailles qu’il a soigneusement préparées afin de mettre toutes les chances de convaincre son interlocuteur de le suivre dans son projet. Il faut dire qu’en quelques années son ami est devenu l’un des hommes les plus influents de la planète.
Ce grand sportif est passé à la postérité pour avoir créé le moteur de recherche Golhoo et engrangé des millions de dollars, comme ses collègues des Gafam. En 1995, il a épousé Kathleen, prof à Stanford. Le couple a deux enfants, Sandy et Matthew. Aujourd’hui, Marvin «régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier.»
Autour d’un verre, Ronald tente d’amadouer son ami en lui racontant quelques-uns de ses exploits, lui qui après avoir travaillé pour l’armée s’était retrouvé au sein d’une agence privée de mercenaires. Grand spécialiste du renseignement, il cache soigneusement à son interlocuteur qu’il sort de prison après une opération qui a tourné au fiasco à Madagascar. En revanche, il lui dévoile qu’il a désormais sa propre entreprise et qu’elle pourrait fort bien se mettre au service des géants du numérique. Car si jusqu’à présent les Gafam avaient pu prospérer à l’ombre ou même avec le soutien des États, elles avaient désormais atteint des limites, tant en termes de puissance qu’en termes de limites éthiques. C’est notamment le cas dans le domaine de la biotechnologie, de l’homme augmenté, la nouvelle marotte de Marvin après le décès d’Edward, son cousin schizophrène, suicidé à 22 ans.
Ronald lui explique alors que la meilleure façon de contourner un État, c’est d’en créer un. Ou, ce qui sera moins compliqué, de prendre le contrôle d’un État existant. C’est l’objectif qu’il s’était fixé avec un groupe de libertariens.
Fasciné autant qu’ébahi par le projet, Marvin va donner à son ami les moyens de ses ambitions.
C’est là que nous retrouvons Flora, engagée par Marvin pour mener à bien l’opération autour de spécialistes en géostratégie, d’un groupe de hackers et de mercenaires triés sur le volet.
Après avoir soigneusement étudié les cibles possibles, ils ont fini par désigner le sultanat de Brunei comme la cible idéale.
C’est sur ce petit confetti au nord de Bornéo qu’un petit groupe de touristes débarque pour les premiers repérages. L’occasion aussi pour le lecteur de découvrir ce coin d’Asie du Sud-Est et la famille qui y règne sans partage depuis des années.
Alors que s’enclenchent les phases de ce coup d’État préparé avec de la haute technologie plutôt qu’avec des armes et des troupes, on constate avec un certain effroi combien un pays, même riche, peut être fragile.
Jean-Christophe Rufin est ici au meilleur de sa forme. Il peut s’appuyer sur une solide documentation, mais aussi sur son expérience de diplomate et de médecin humanitaire, sans oublier ses voyages à Brunei. Le tout rend ce roman très vraisemblable. Du coup, derrière cet habile scénario – quasiment le mode d’emploi du coup d’État 2.0 – on peut lire ce roman d’anticipation comme une mise en garde. Attention à l’appétit des grandes entreprises dont le budget dépasse de loin celui de nombreux États, attention aussi aux fake news qui se multiplient avec l’amélioration des technologies et l’utilisation accrue de l’intelligence artificielle. Si l’on n’y prend pas garde, la réalité dépassera bientôt la fiction!

D’or et de jungle
Jean-Christophe Rufin
Éditions Calmann-Lévy
Roman
400 p., 22,50 €
EAN 9782702187548
Paru le 7/02/2024

Où?
Le roman est situé au Chili, à Valparaiso et Santiago, aux îles Galapagos, en Californie, puis à Nice et au sultanat de Brunei. On y évoque aussi Madagascar, la Somalie, l’Afrique du Sud et, beaucoup plus étonnant, ma ville natale de Sarreguemines.

Quand?
L’action se déroule dans un futur plus ou moins proche.

Ce qu’en dit l’éditeur
« Aveuglés par le grand soleil, les rescapés se répandirent dans le parc en s’éloignant le plus possible du palais. Flora dévisageait avec angoisse les personnes qui sortaient. Enfin, elle aperçut Jo, apparemment indemne.»
Sur les rivages de la mer de Chine méridionale, le sultanat de Brunei, petit pays d’or (noir) et de jungle, mène, dans un décor des Mille et Une Nuits, une existence prospère et en apparence paisible. Pourtant, un coup d’État d’un nouveau type va s’y dérouler et le livrer «clefs en main» à une grande entreprise californienne du numérique.
Flora est la petite-fille d’un célèbre mercenaire qui a passé sa vie à renverser des pouvoirs établis. Fascinée par son exemple, elle s’engage dans le milieu dangereux des agences de sécurité privées. Elle se retrouve plongée au cœur de cette opération de subversion sans précédent.
Ce grand roman d’aventures contemporain met en scène à la fois le basculement d’un pays et le parcours d’une femme, habitée par un irrépressible goût de l’action, de l’interdit et du danger.
Jean-Christophe Rufin déploie dans ce nouvel ouvrage toute la puissance narrative qui a fait son succès (Rouge Brésil, Le Parfum d’Adam, Check-Point…). Mais aussi son expérience internationale et sa capacité à saisir les enjeux de demain. Dans un monde où l’inimaginable devient réalité, le destin de Brunei pourrait bien être un jour le nôtre…

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France info culture
RTBF Culture
Blog Vagabondage autour de soi


Jean-Christophe Rufin présente «D’or et de jungle» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
Une dispute ne manque jamais d’éclater, à l’agence Providence, chaque fois que quelqu’un entreprend de raconter cette histoire. Il se trouve toujours un parti pour affirmer qu’elle ne débute pas en mer de Chine méridionale, où elle se déroule pour l’essentiel, mais dans l’océan Pacifique, au large du Pérou.
Il est vrai que cette aventure aurait suivi un autre cours si Flora, ce jour-là, n’avait pas rencontré un requin-baleine.
À bord du navire de croisière Prairial, cette blonde de trente-deux ans avait autant d’importance que le capitaine, même si elle était payée trois fois moins que lui. C’était sur elle que reposait toute l’escroquerie intellectuelle qui avait fait la fortune de la compagnie. Grâce à la présence de cette ancienne championne de plongée, une croisière de retraités arthritiques, intéressés par la bonne chère et gâtés par un personnel aux petits soins, pouvait s’intituler « navigation d’aventure ».
Cette réputation flatteuse était d’abord due aux conférences quotidiennes de Flora, consacrées à la faune marine. Elles étaient illustrées par des diapos colorées mais Flora ne se faisait aucune illusion. Pour l’essentiel, l’assistance était composée d’hommes seuls qui portaient moins leur attention sur les anémones de mer que sur ses formes harmonieuses de sportive. Le responsable du personnel avait été clair avant le départ. N’hésitez pas à vous habiller court. Le client est roi.
Mais la principale contribution de Flora au programme sportif du bateau était les sorties en mer et ce que le catalogue appelait pompeusement les « plongées découvertes ».
Ces épreuves étaient réservées à un groupe d’élite, cinq ou six passagers tout au plus sur deux cents, qui pouvaient se prévaloir de la forme physique et de l’intrépidité nécessaires pour aller barboter une heure dans les eaux chaudes des tropiques.
Les jours où se déroulaient ces sorties, les participants, le torse bombé tels des gladiateurs, traversaient le navire et se rendaient au pont 3 pour enfiler leur combinaison personnelle. Il n’était pas toujours facile de rapprocher les bords en caoutchouc pour parvenir à remonter la fermeture Éclair ventrale. Flora feignait de considérer les bourrelets de graisse comme des signes flatteurs de maturité et même, sans insister, de virilité.
Elle était en mer depuis six mois et enchaînait les croisières. Ce travail l’avait bien dépannée quand elle s’était retrouvée sans ressources l’année précédente. Sur le CV qu’elle avait transmis à la compagnie, elle n’avait mentionné que sa première place aux championnats d’Europe de plongée libre. Bien que son titre remontât à dix ans, la responsable DRH ne lui avait posé aucune question sur ce qu’elle avait fait depuis. C’était tant mieux. Si elle avait dû tout raconter, il est plus que probable qu’ils ne l’auraient pas engagée.
À bord, Flora était logée à l’étage du personnel, au ras de l’eau, juste à côté du secteur des officiers. Mais faute de place, elle devait partager sa cabine avec une autre femme. Pendant quatre mois, elle avait cohabité avec une danseuse australienne. Cette Judy assurait les activités de réveil musculaire des passagers et faisait partie de la troupe qui donnait chaque soir des spectacles dans le grand salon. Flora l’aimait beaucoup. Malheureusement, Judy entretenait un flirt avec un officier mécanicien et ils avaient décidé de quitter le navire à l’escale de Valparaiso.
Elle avait été remplacée par Marika, une Polonaise mal soignée qui fumait en cachette près du hublot. Cette promiscuité mettait constamment Flora sur la défensive, d’autant plus qu’elle soupçonnait Marika de fouiller ses affaires quand elle ne les surveillait pas. Elle dormait mal et se montrait de plus en plus sujette à des réactions agressives. Un soir qu’elle arpentait les coursives, elle avait sèchement rembarré un passager du pont 6, celui des cabines de luxe qui donnaient droit à tous les égards. L’homme chauve et ventripotent lui avait fait une remarque à peine plus appuyée que celles auxquelles les femmes du bord étaient habituées.
Flora était trop irritable pour se contenir. Les mots « gros porc » avaient été rapportés au directeur de croisière et lui avaient valu un premier avertissement.
Elle abordait la session de plongée aux Galápagos avec une sourde inquiétude.
La sortie se présentait pourtant sous les meilleurs auspices. Le temps était magnifique, la mer translucide et chaude, étale et sans houle.
Les cinq intrépides du jour embarquèrent dans le Zodiac sous les encouragements bruyants des autres passagers, alignés le long du bastingage.
La plongée commença à moins d’un mille nautique, sur le rebord d’un plateau sous-marin. Retrouver l’eau produisait toujours un effet intense sur Flora. Elle se sentait envahie par un calme voluptueux et regagnait d’un coup l’aisance, la grâce dans les gestes, la puissance de concentration et de mouvement qui lui faisaient défaut dans l’atmosphère sèche et violente du monde aérien.
Malgré l’envie qu’elle en avait, elle ne pouvait s’abandonner complètement à cette jouissance. Il lui fallait surveiller sa petite troupe de plongeurs, car, en dépit des exploits qu’ils s’attribuaient dans les conversations de table, ils manquaient d’expérience et de technique. Ils palmaient lentement, tripotaient anxieusement le bouton de réglage du débit d’oxygène et prenaient garde à ne pas descendre trop en profondeur.
Sur les pentes sous-marines, le fond rocheux dessinait des reliefs spectaculaires dans lesquels s’abritaient quantité d’espèces de poissons et de mollusques. Ce décor somptueux et débonnaire parut calmer les angoisses du groupe. Les gestes se firent moins précipités, les trajectoires plus harmonieuses.
Apaisés par cette entrée en matière rassurante, les plongeurs n’en ressentirent que plus brutalement le choc.
En tournant l’angle d’une sorte de crête sous-marine, ils virent apparaître tout à coup une énorme masse pâle, rose et blanc. Ils crurent d’abord être tombés sur la coque d’un navire. Mais ils se trouvaient déjà trop loin de la surface pour que ce fût vraisemblable. Rapidement, la forme ne leur laissa plus aucun doute. Par un mouvement brusque de sa nageoire caudale, elle leur présenta son flanc. C’était un gigantesque être vivant. Une bête.
Elle devait peser plusieurs tonnes. Sa masse était encore agrandie par l’effet de loupe du milieu aquatique. Même les moins expérimentés comprirent qu’il ne s’agissait pas d’un mammifère. Quand l’animal tourna la tête, ils reconnurent, béante et sombre, la gueule d’un monstrueux requin.
La panique s’empara du groupe, déclenchant des réactions incohérentes. Un des plongeurs, en faisant brutalement volte-face, perdit son masque. Un autre s’enfuit si vite qu’une de ses palmes se détacha de son pied. Un autre encore nagea en fermant les yeux de terreur et se heurta de plein fouet à l’hélice heureusement arrêtée du Zodiac, qui lui déchira néanmoins la joue.
Flora observa cette débandade sans réagir. Elle avait conscience que son devoir était d’intervenir, de porter secours au groupe qui lui était confié. Elle savait ce qu’il lui en coûterait de ne pas assumer ses responsabilités. En même temps, une force irrésistible l’immobilisait.
Le plus étonnant était que cette force, loin de l’accabler, avait une vertu libératrice. Elle sentait en elle une forme de soulagement et même de revanche à voir disparaître ces gens qui lui gâchaient son plaisir.
Elle resta seule avec le requin-baleine, une espèce inoffensive et rare, impressionnante de puissance et de calme, d’une beauté stupéfiante. Dans ces eaux cristallines, des pinceaux de lumière posaient des touches colorées sur la peau soyeuse du poisson géant. Flora se tenait devant lui et le regardait. Il lui sembla remarquer dans son œil un éclat de connivence et elle s’approcha. Lorsqu’elle arriva à moins d’un mètre du requin, il fit demi-tour et Flora sentit contre son visage les remous qu’avaient provoqués les nageoires.
En quelques battements de palmes, elle alla se placer sur le dos de l’animal et posa la main sur lui.
Doucement, il se mit à nager, entraînant sa cavalière. Il lui fit faire de longues voltes dans l’eau, plongea et remonta, tandis que Flora, comme dans une fête foraine, riait de ces jeux, criait d’émotion quand il accélérait.
Elle aurait voulu rester toujours ainsi, que cet instant n’eût pas de fin. Elle se voyait entreprendre un long voyage sur sa monture ondoyante. Peut-être eût-il mieux valu pour elle qu’elle y parvînt.
Mais son destin était autre. Le requin, comme s’il avait finalement saisi à quel monde elle appartenait, la déposa près du Zodiac où gisaient les rescapés gémissants. Leurs yeux étaient pleins de haine pour celle qui les avait abandonnés. Flora lâcha le requin et nagea vers le bateau.
Elle ignorait encore de quel prix elle allait payer ces inoubliables moments de bonheur.

1
Lorsqu’on s’apprête à rencontrer un des hommes les plus riches du monde, il est vivement conseillé de se composer une attitude digne et même conquérante, surtout si on vient de sortir de prison.
Ronald Daume savait qu’il pouvait compter sur sa cinquantaine élégante, sa haute taille et ses cheveux poivre et sel, coupés court. À tout cela s’ajoutait une carrure d’athlète, car il n’avait rien eu d’autre à faire les mois précédents que de soulever des haltères en ciment entre quatre murs.
Il se tenait immobile au milieu de l’immense salon désert où il avait été introduit par deux gardes du corps, à peine plus baraqués que lui. Un subtil parfum d’intérieur, sur des notes de cuir et de vétiver, emplissait l’espace.
La lumière du couchant déclinait sur le Pacifique. Les collines de Los Angeles s’assombrissaient, mais un dernier rayon soulignait d’ocre jaune la ligne régulière de la baie. Les grues de port vibraient dans les lointains et des voiliers blancs se pressaient de regagner la côte, griffant d’écume le violet presque noir de l’océan.
Ronald regardait l’horizon à travers la baie vitrée. Une main dans la poche de sa veste et l’autre pinçant son col, il avait pris naturellement ce déhanchement imperceptible qui, joint à son sourire énigmatique, lui donnait un air nonchalant, décontracté, à la limite de l’insolence.
— Monsieur ne va pas tarder. Puis-je vous servir quelque chose à boire ?
La femme de chambre s’était approchée sans un bruit sur la moquette épaisse. Elle avait un accent latino, les paupières un peu bridées et la peau cuivrée des métis de la côte caraïbe.
— Venezuela ? demanda Ronald en plongeant son regard dans celui de la fille.
À cause de la modestie de ses origines, il avait échappé à la tyrannie des orthodontistes et sa denture était irrégulière. Une incisive plantée légèrement de travers donnait à son sourire un attrait particulier, dont il faisait consciemment usage. Ses yeux noirs, profondément enfoncés dans leurs orbites, son nez fin et ses traits aigus conféraient à son visage une force virile qu’atténuaient une peau soyeuse et un tapis de barbe taillée ras qui lui couvrait jusqu’au milieu des joues. Il faisait penser à un fauve, mais dans la version apprivoisée, celle qui se caresse et rassure les enfants.
— Oui, Maracaibo, répondit-elle en se troublant comme s’il avait arraché son tablier bleu à liseré blanc.
Ils rirent tous les deux.
— Comment vous appelez-vous ?
— Rigoberta.
— Eh bien, non, Rigoberta, merci. Je n’ai besoin de rien.
Ronald, dans les moments décisifs, avait besoin de ces fulgurances de séduction. C’était une manière de vérifier la puissance de son charme, comme s’il avait passé le doigt sur le fil d’un couteau, pour s’assurer de son tranchant.
La fille salua avec une petite révérence embrouillée et s’enfuit. Il la regarda disparaître dans l’enfilade interminable des salons puis reprit son guet solitaire, en observant le décor. Près de lui, entre deux baies vitrées, un gigantesque tableau de Jackson Pollock donnait le ton à tout l’ameublement. Les canapés, les tables basses, les lampes étaient signés par les plus grands designers des années soixante. L’ensemble était disposé dans une harmonie totalement impersonnelle. Marvin y était-il pour quelque chose ? Il était plus probable que l’aménagement avait été sous-traité à un décorateur à la mode et très cher. Dans toutes les directions s’ouvraient de nouveaux espaces. Çà et là étaient ménagés des puits de verdure, encombrés de plantes tropicales. Quelle taille pouvait avoir la maison ? Ronald ne l’avait pas vue de l’extérieur, car le taxi l’avait déposé devant un mur qui cachait le bâtiment et les jardins. C’était certainement une des plus grandes propriétés de Santa Monica.
L’attente durait et l’obscurité gagnait au-dehors. Dans les salons, les éclairages s’allumèrent doucement, déclenchées sans doute par un savant programme domotique. Il était tenté de s’assoir, mais la mise en scène qu’il avait prévue exigeait qu’il restât debout. Il se tourna vers la baie et regarda scintiller dans le lointain le semis lumineux de la ville. Peut-être parce que le soleil avait disparu, il lui sembla que la température que maintenait l’air conditionné dans la maison avait baissé. Il frissonna et resserra les pans de sa veste.
Soudain, il perçut dans le reflet de la vitre de petits mouvements derrière lui. Des silhouettes furtives se distribuaient discrètement dans les salons. Une garde rapprochée se mettait en place ; le maître des lieux n’allait pas tarder à apparaître. Daume continua à fixer l’obscurité.
— Ronald ! Toi ici… Quel bonheur !
Le visiteur ne réagit pas tout de suite. Il attendit que celui qui l’appelait avance encore et répète son nom. Marvin tendait les deux mains devant lui, paumes ouvertes, comme un pasteur bénit ses ouailles. Il se figea en voyant Daume, qui le dominait d’une tête, se retourner et le dévisager de ses yeux brillants.

Marvin Glowic, le créateur du moteur de recherche Golhoo, l’homme qui régnait sur un empire de la tech, qui employait des centaines de milliers de personnes à travers le monde et avait transformé la vie des milliards d’individus devenus ses clients, était un des personnages les plus puissants et les plus respectés non seulement de Californie, mais du monde entier. Sur son visage se lisait d’habitude l’air de colère indignée qu’affichent les faibles quand ils ont l’habitude d’être obéis. Mais en retrouvant Ronald, il avait d’un seul coup abandonné sa superbe et repris l’attitude soumise et admirative qu’il avait toujours eue devant lui dans l’adolescence. Il était redevenu le gringalet timide, à la tignasse rebelle, mal à l’aise avec ses semblables, qui bricolait jadis dans le garage de ses parents. Ronald avait vécu son enfance parmi les animaux et c’étaient eux qui lui servaient de référence pour juger les humains. Il avait toujours associé Marvin à une espèce d’écureuil, avec son petit visage pincé, son nez perpétuellement frémissant, ses incisives écartées et une grosse touffe de poils d’un brun roux rabattue sur le front. Ses bras courts et ses mains jointes sur la poitrine lui donnaient l’air de tripoter une noisette invisible. Le temps avait un peu dégarni sa mèche, un début de calvitie lui dénudait le haut du crâne et lui qui dans le temps était très maigre avait maintenant un début de ventre. Mais son petit nez, ses grosses joues et sa peau grasse le faisaient encore ressembler à un adolescent.
Le principal changement était dans son regard. Il avait remplacé ses lunettes de myope par des lentilles et ses yeux, naguère tournés vers un ciel d’algorithmes et d’équations, étaient devenus froids et même cruels.
Signe que son pouvoir était absolu et ne lui imposait aucune convention sociale, il portait encore son éternel T-shirt, à la seule différence que celui-ci, griffé d’une grande marque, devait coûter très cher. Il n’avait même pas renoncé à son bermuda de surfeur, décoré d’oiseaux exotiques. Il était chaussé de Nike mais devait en posséder désormais toute une collection, car elles n’étaient pas défoncées et boueuses comme autrefois mais propres et d’un modèle rare.
Un long instant, il contempla Ronald de haut en bas, détailla son costume d’alpaga léger, sa chemise blanche au col ouvert et ses mocassins en daim, et l’émotion fit perler des larmes à ses paupières. Ronald écarta les bras. Alors, obéissant à une pulsion archaïque venue du fond de la préhistoire, Marvin se dépouilla d’un coup de sa fortune, de sa célébrité, de tous ses pouvoirs, pour redevenir le copain fasciné et soumis qu’il avait été à l’époque de leur jeunesse. Ils se donnèrent une accolade bruyante qui ressemblait davantage à la capture d’un insecte par une mygale qu’à une étreinte virile.
Marvin entraîna son visiteur jusqu’à un canapé en cuir blanc et ils s’assirent chacun à un bout, le dos appuyé contre un accoudoir. La femme de chambre réapparut, les yeux baissés, plus pour éviter le regard de Ronald que par déférence à l’égard du maître de maison.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Un double scotch sans glace, s’il vous plaît, Rigoberta, dit Ronald en se tournant vers la fille.
— Et moi un Coca zéro.
La femme de chambre s’éclipsa.
— Elle s’appelle Rigoberta ?
— Oui. Tu ne le savais pas ? Elle vient de la côte est du Venezuela. Je connais bien son pays.
— Tu n’as vraiment pas changé ! fit Marvin en secouant la tête. Cinq ans qu’elle travaille ici et je ne lui ai jamais demandé son nom. Toi, en quelques minutes…
Marvin éclata d’un rire bruyant et carnassier, qu’il avait dû étudier pour l’accorder avec son pouvoir. Ronald l’accompagna mais silencieusement, sans faire bouger ses traits. Leur courte pavane de mâles avait définitivement produit son effet, rétablissant entre eux la hiérarchie secrète de leur adolescence.
— Ton message m’a fait vraiment plaisir. Une riche idée, le mot manuscrit ! Je ne lis jamais les mails. J’en reçois des milliers par jour… Et tous les appels sont filtrés par mes secrétaires. Mais les lettres écrites à la main, c’est devenu si rare que ça les impressionne encore. Elles n’osent pas les ouvrir elles-mêmes.
— Ah, oui ? Quelle chance !
En vérité, ce succès ne devait rien au hasard. Ronald avait enquêté soigneusement auprès de diverses sources, avant de choisir ce moyen pour reprendre contact. Il tenait à ce que son interlocuteur l’ignore et n’y voie qu’une bizarrerie de plus, comme ses costumes de coupe italienne ou ses boutons de manchettes en nacre.
— Voilà, commença-t-il en feignant d’improviser, comme je te l’ai écrit, j’ai eu un accident assez sérieux cette année et j’ai repassé toute ma vie dans ma tête…
— Rien de grave ? Tu es guéri ?
Malgré ses efforts, Marvin appartenait à la catégorie décourageante des hommes sans masque. Tous ses sentiments se lisaient à livre ouvert sur ses traits juvéniles. Il était sincèrement désespéré à l’idée que son ami pût être en danger.
— Non, heureusement. Tout va bien maintenant.
Inutile de lui expliquer que l’accident en question avait la forme d’une cellule sans fenêtre, avec trois autres détenus.
— Tant mieux… tant mieux !
Rigoberta revenait avec les boissons sur un plateau. Pendant qu’elle posait les verres sur la table basse, le regard de Marvin allait du visage de la fille à celui de Ronald, avec l’excitation d’un gamin qui espionne un couple par le trou d’une serrure. Il en fut pour ses frais, car Ronald n’accorda aucune attention à la domestique et elle repartit sans laisser rien paraître.
— Tu ne peux pas savoir comme j’ai plaisir à revoir les copains d’avant. D’avant tout ça.
Il fit un geste circulaire de la main et jeta un regard mauvais vers l’enfilade des salons.
— Surtout toi…, ajouta-t-il en soupirant. Viens, on va se mettre dehors. On gèle ici. Je vais leur dire de couper la clim.
Ils sortirent par une des baies vitrées et se retrouvèrent sur une terrasse immense décorée de pots d’Anduze, où poussaient des hibiscus. L’océan, au loin, était argenté par la lumière d’une lune presque pleine. Marvin marcha jusqu’au parapet de pierre et ils s’assirent dessus. Ronald tenait son verre à la main tandis que Marvin avait emporté la canette.
— Je me souviens comme si c’était hier du jour où tu es arrivé dans notre école à San Francisco.
— La Darwin School !
— Tu débarquais de la brousse, dit Marvin. On aurait cru que tu avais passé ton enfance à chasser l’ours !
— C’était presque vrai. Mon père m’apprenait à tirer sur les coyotes et à piéger les fennecs dans le désert…
— Vous étiez où avant ? En Arizona ?
— Oui, et au Nebraska aussi. En fait, on vivait dans une caravane et on changeait souvent de ville.
— Et moi, j’étais un petit Juif de Californie, avec un grand-père tailleur arrivé de Pologne et qui n’avait pas bougé du quartier. Je n’ai jamais osé te demander pourquoi vous vous étiez fixés à San Francisco. Je dois t’avouer…
Il hésita et rougit imperceptiblement.
— … que tu me faisais un peu peur.
— Mes parents vivaient comme des hippies, dit Ronald en souriant avec bienveillance. D’ailleurs, c’est ce qu’ils étaient, de vrais hippies, et ils avaient fait connaissance comme ça, dans un festival de rock. Mon père venait d’un petit bled du Midwest. Il avait perdu un œil au Vietnam et ne perdait jamais une occasion de manifester contre la guerre.
— Pourtant, j’ai rencontré ta mère. Elle avait l’air assez classique et même un peu austère.
— Elle était fille de bourgeois et, un jour, le naturel est revenu. Elle a fini par en avoir assez de la vie en caravane, surtout avec un homme qui lui tapait dessus quand il était camé. L’année de mes quatorze ans, elle a hérité la maison de son oncle Benjamin, à Frisco. Alors elle a laissé mon père fumer ses pétards dans le désert et m’a emmené en ville.
— Elle était française ou je me trompe ?
— D’origine. Mais lointaine. Je crois que son arrière-grand-père était arrivé de Bretagne au moment de la ruée vers l’or.
— En tout cas, nous, on t’appelait « le Français ».
— À cause de mon nom, sans doute. Mes parents ne s’étaient pas mariés et j’ai toujours porté celui de ma mère.
Tandis qu’ils parlaient, ils gardaient l’un et l’autre les yeux tournés vers la mer. Un paquebot de croisière avec toutes ses cabines allumées remontait lentement vers le port.
— On voulait changer le monde, dit pensivement Marvin, tu t’en souviens ? On discutait le soir pendant des heures, assis sur l’escalier en bois devant chez moi.
— Oui, je vois encore le vieux tram qui montait la côte…
Ronald se forçait un peu à s’attendrir mais il sentait que c’était le passage obligé pour faire tomber complètement les défenses de Marvin. Il y avait toujours eu un fond de méfiance en lui et ça ne s’était certainement pas arrangé avec le temps et le succès.
— Tu n’arrêtais pas de parler d’Alexandre le Grand, de Mao, de Napoléon, de De Gaulle. Ton truc, c’était l’histoire.
— Et toi, tu t’intéressais à la musique, aux maths. Tu bricolais des petits moteurs, tu lisais des revues de science.
La lune avait fini par se hisser au milieu du ciel. Sa lumière blafarde blanchissait les dalles de la terrasse comme si une fine poussière s’y était déposée.
— En fait, c’est toi qui avais raison, dit Ronald en levant son verre. Le vrai changement du monde est hors du monde.
Marvin avait les yeux gonflés de larmes. L’évocation de sa réussite ne suscitait d’habitude en lui qu’une forme de mépris teinté de méchanceté. Mais quand elle était exprimée par celui qu’il avait tellement admiré, il se sentait déborder de reconnaissance. Il sauta à bas du parapet et se donna de grandes claques sur les fesses pour les épousseter.
— Tu restes dîner ? cria-t-il d’une voix trop forte, pour reprendre contenance.
La question n’appelait pas de réponse. Sur le bristol qu’il avait fait parvenir à Ronald figuraient déjà les mots « lui faire l’honneur de dîner ».
— Viens, tu vas m’expliquer ce que tu as fait pendant toutes ces années et pourquoi tu nous as abandonnés comme ça…

2
Ils traversèrent plusieurs salons et une salle à manger d’apparat bizarrement meublée de chaises dorées, à la mode des Émirats, pour arriver finalement dans une pièce minuscule. Elle était garnie d’une bibliothèque neuve en palissandre aux trois quarts vide. Sur une des étagères trônait un chandelier à sept branches en acier noir. Un écran éteint occupait un mur et des revues traînaient en désordre sur une table basse. C’était la première fois, depuis qu’il avait pénétré dans la maison, que Ronald découvrait les traces d’une présence humaine. Les fauteuils avaient été poussés dans un coin pour faire place à une table à jeu. Deux couverts étaient dressés sur le feutre vert.
Ils s’installèrent face à face.
— Vous vivez vraiment dans cette maison ?
— Dans celle-ci et dans quelques autres, dit Marvin d’un air las. J’en ai une à Cape Code et une aux Bahamas. Plus un chalet en Suisse et quelques baraques où je ne mets jamais les pieds.
Il énumérait ces possessions comme un condamné qui vide ses poches avant d’être incarcéré.
Un serveur philippin au visage lisse s’approcha et, sans demander l’avis de personne, remplit les verres avec du vin blanc tiré d’une carafe en cristal.
— C’est un château-machin-chose. En tout cas, j’ai demandé un vin français. Goûte-le et dis-moi s’il est convenable.
Ronald saisit son verre à pied, le huma, le fit tourner et observa le liquide le long des parois. Puis il en dégusta une gorgée et différa son verdict.
Marvin paraissait sincèrement anxieux du résultat. Sur cela comme sur le reste, Ronald le tenait à sa merci et prenait son temps pour le soulager.
— Corton-charlemagne. Grand millésime des années quatre-vingt-dix. J’hésite sur la date précise.
Marvin claqua dans les mains et le serveur apparut.
— Apporte la bouteille.
Elle devait être posée sur une desserte dans le couloir, car le Philippin revint presque immédiatement. L’étiquette était décollée et en lambeaux mais, en la brandissant devant lui, Marvin parvint à lire avec l’accent américain : kortone-tcharlmaigne, 1997.
— Incroyable ! Tu me sidères.
Ronald prit l’air modeste et trinqua.
— Un des meilleurs vins blancs du monde. Félicitations.
Il but une nouvelle gorgée tandis que Marvin enfilait son verre cul sec.
— Franchement, comment fais-tu ? Je n’ai jamais compris.
— Comment je fais quoi ?
— Connaître tous ces trucs. Les vins, les produits de luxe, l’élégance… Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Tu as toujours été comme ça. À part pour faire du sport, je t’ai toujours connu en costume avec des vraies chaussures, alors que tu avais été élevé au fond des bois.
Ronald se tut un long instant. Élevé au fond des bois… Comment expliquer la terreur qu’il avait ressentie en arrivant en ville et comment l’exemple de la vie sauvage avait été son seul secours ? Pour effrayer, se cacher ou combattre, les bêtes font usage de leur parure comme d’une arme. À San Francisco, dès ses premiers jours au milieu des humains, il avait décidé qu’il ne serait jamais pris en défaut sur sa vêture. Pour tenir les autres à distance, pour forcer leur respect, pour obtenir leur confiance et surtout pouvoir la tromper, il fallait porter les habits des maîtres du monde, ceux qu’on voyait à la télévision, à Wall Street et au Capitole. Il avait copié ses premiers modèles dans des revues chipées dans le garage des voisins. Sa grand-mère maternelle, qui vivait deux blocs plus loin, les lui avait cousus sur sa vieille machine.
— Mon côté français, sans doute…
L’explication était celle qui pouvait le mieux satisfaire la curiosité de Marvin.
— Je regrette que Katleen n’ait pas été libre. J’aurais aimé te la présenter. Elle enseigne la physique à Stanford et, malheureusement, c’est la période des conseils de classe.
Dans leur adolescence, Marvin était terrorisé par les filles et il admirait Ronald pour ses succès féminins. Comment s’y était-il pris pour en rencontrer une ? Il était probable qu’elle avait fait tout le travail d’approche et qu’il s’était laissé séduire.
— Dommage, en effet. Je serais heureux de la connaître. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?
Au cours des semaines qui avaient précédé, Ronald avait préparé cette rencontre comme il le faisait pour recruter un agent, même s’il s’agissait cette fois d’autre chose. Il avait lu tout ce qu’on pouvait trouver sur Marvin, sa carrière, sa fortune, sa famille. Il se souvenait, mieux que lui peut-être, de la date de son mariage (13 octobre 95) et de l’âge de ses deux enfants, Sandy (vingt-six ans) et Matthew (vingt-quatre ans). Mais rien ne devait altérer le caractère prétendument spontané de ces retrouvailles. Il laissa Marvin lui expliquer cela et accueillit ces révélations avec un intérêt mêlé de surprise.
— Voilà, tu sais tout ce qui me concerne. Maintenant, j’aimerais bien en apprendre un peu sur toi. Marié ?
— Non.
— Jamais ? insista Marvin avec un sourire un peu grivois.
— Strictement jamais, dit Ronald comme s’il faisait état d’une allergie alimentaire.
— Ce ne sont pourtant pas les occasions qui ont dû te manquer.
— Défaut de persévérance, peut-être…
— Des enfants ?
— Pas à ma connaissance.
Marvin hocha la tête d’un air désapprobateur. Il respectait les choix de chacun mais, au fond de lui, ne comprenait pas comment on pouvait passer toute une vie sans être entouré d’une famille.
— Je sais que ce n’est sûrement pas facile à résumer mais, bon Dieu, qu’est-ce que tu as donc fait pendant ces trente ans ?
Ils en arrivaient au point délicat. Ronald y avait beaucoup réfléchi. Comment présenter sa vie ou, à défaut, une version de sa vie qui non seulement ne provoque pas de la déception chez Marvin, mais préserve et si possible augmente sa fascination ? Ronald avait été formé à se construire des légendes ; cependant, dans ce cas précis, les recettes habituelles du monde secret ne s’appliquaient pas. Personne n’était mieux placé que Marvin, avec ses gigantesques moyens de recherche, pour faire voler en éclat n’importe quelle couverture. Ronald devait s’en tenir à la vérité. Ou du moins à une partie de la vérité, et surtout l’entourer de mystère.
Il commença par une figure rhétorique.
— Ma vie n’a rien d’exceptionnel. Comparée à tout cela…, dit-il en jetant un regard vers les salons illuminés.
— Tout ça quoi ? Le fric ? Tu crois que ça m’importe ? Au stade où j’en suis, ça ne veut plus rien dire. Une maison ou dix… De toute manière, on ne peut pas toutes les habiter en même temps. Regarde : je vis dans un palais mais je me terre dans trois chambres et une salle de sport. Je travaille autant qu’avant et Katleen aussi. J’ai juste assez de temps pour suivre un peu les résultats de basket, faire une heure de vélo d’intérieur et regarder une série le soir. Mes enfants font des études et bossent comme tous les autres. Je me suis occupé de mes parents jusqu’à leur mort. D’accord, j’ai du kortone-trucmuche dans ma cave mais, pour tout t’avouer, je préfère le Coca.
Il fit signe au serveur de lui apporter une canette.
— Si ! reprit-il avec une expression mauvaise. Tu veux que je te dise ce que ça m’apporte d’être riche ? Eh bien, je suis entouré de gens qui en veulent à ma fortune et cherchent à me faire la peau. Je ne peux plus faire un pas sans un garde du corps, je circule en voiture blindée et mon fils Matthew a échappé à une tentative d’enlèvement quand il avait quatre ans. Alors estime-toi heureux de ne pas connaître ce bonheur.
— Tant mieux si tu vois les choses de cette manière, parce que pour moi l’argent n’a jamais été un but non plus. En fait, je suis entré dans l’armée.
— Dans l’armée ! Génial ! Ah, ça ne m’étonne pas. Tu as toujours été fasciné par les conquérants.
— Je crois que c’était surtout en réaction à mon père qui haïssait tout ce qui portait un uniforme.
— Et physiquement, continua Marvin qui égrenait ses souvenirs avec enthousiasme, tu étais bâti à toute épreuve. Tu te rappelles les olympiades interuniversitaires, justement l’année où tu as disparu ? Tu avais tout gagné : le sprint, le marathon, le saut à la perche. Même le lancer du poids. Et qu’est-ce que tu as fait, alors, dans l’armée ? Tu dois être au moins général.
— En vérité, ma spécialité, c’est le renseignement, l’action clandestine. Et je ne suis pas resté dans l’armée.
— Ça alors ! Barbouze… C’est fascinant. Raconte-moi comment ça se passe, quelles missions tu as remplies… Tu as tué des gens ? Tu t’es fait tirer dessus ? On t’a pris en otage ?
Ronald eut un sourire indulgent.
— Je ne peux pas trop entrer dans les détails. Tu dois le comprendre.
— Bien sûr. Je ne te demande pas des secrets d’État, mais tu peux quand même m’en dire un peu plus.
Voyant que le Philippin rôdait toujours dans le couloir, Marvin crut que Ronald craignait d’être écouté.
— On va monter sur le toit. Personne ne pourra nous entendre.
Ils grimpèrent par un escalier métallique en colimaçon et se retrouvèrent dans un espace planté d’arbres qui occupait toute la surface de la maison. De discrets éclairages étaient disséminés dans les bosquets. Une brise de mer salée et chargée d’odeurs de pin soufflait du large et faisait bruire les feuillages de la terrasse.
— Alors ? Vas-y, raconte.
— J’ai d’abord essayé la politique. Quand j’ai quitté la Californie, j’ai suivi des études dans une université de la côte est, assez médiocre, à vrai dire. Je ne tenais pas à m’en vanter. Ensuite, j’ai travaillé avec un congressiste. En fait de conquérant, c’était magouilles et compagnie. J’ai vite compris qu’il me fallait autre chose. Un véritable engagement, de vrais risques. À ce moment-là, je me suis enrôlé dans les rangers. Au 75e.
Le nom de ce régiment de prestige faisait toujours son petit effet. Marvin le regardait avec des yeux brillants.
— Tu t’es battu ?
— Je te l’ai dit, ma spécialité, c’est le renseignement. On m’a formé pour ça à Fort Bragg. Ensuite, j’ai participé à des missions extérieures, au Kosovo notamment. Mais il y a eu le 11 septembre, cette foirade lamentable. On m’a envoyé en Afghanistan. L’opération Gecko, ça te dit peut-être quelque chose ? Tous les tuyaux étaient faux. Les djihadistes avaient déguerpi quand on a débarqué. La honte totale. J’ai décidé de quitter l’armée.
— Pour faire quoi ?
— La même chose, mais dans le privé.
— C’est vraiment sérieux, les agences de renseignement privées en Amérique ? Je croyais que c’était plutôt un truc des Russes pour couvrir les saloperies du Kremlin. Wagner, tout ça…
— À vrai dire, on trouve un peu de tout. Des agences, il s’en est créé beaucoup ici, après la chute du communisme. Tu te souviens, la mode, c’était la réduction des dépenses de sécurité. L’État fédéral s’est mis à sous-traiter à tour de bras à des officines privées. Elles étaient moins chères et pouvaient travailler sans avoir les parlementaires sur le dos. Certaines ont disparu et beaucoup ne sont pas très solides. J’ai rejoint la plus ancienne et qui reste la meilleure, l’agence Providence.
— Joli nom.
— Fondée au Rhode Island, capitale : Providence. Créée et dirigée par un homme exceptionnel prénommé Archibald. Tout le monde l’appelle Archie.
En marchant sur le toit arboré, ils étaient arrivés dans une sorte de clairière, un camp en plein air. Au milieu d’un cercle de ciment qui formait une cuvette brûlait un feu de bois. Un tas de bûches était empilé sur le côté pour l’alimenter. Marvin en jeta une dans le foyer et les deux hommes s’assirent en tailleur en bordure du cercle.
— Allez, on est bien ici et personne ne viendra nous déranger. Raconte-moi tes missions. Il n’y a rien qui m’excite plus. J’ai un cousin qui est commandant dans l’armée israélienne. Je l’écouterais pendant des heures.
— Ton cousin est dans l’active. Les opérations spéciales, c’est autre chose. On peut faire tomber des gouvernements, liquider des mafieux, infiltrer des groupes terroristes. Il n’y a qu’une chose qu’on n’ait pas le droit de faire.
— Laquelle ?
— En parler.
Une grimace de déception déforma le visage de Marvin.
— C’est vraiment dommage. Je trouve ça tellement plus excitant. Je regarde tous les films d’espionnage. Franchement, si c’était à recommencer, je crois que je choisirais ce métier-là.
Cette proclamation sonnait faux. Il était évident que Marvin était trop fier de sa vie pour en préférer une autre. Pourtant, c’était sans doute un rêve secret, comme la nostalgie d’un domaine qu’il ne connaîtrait jamais et qui manquait à sa toute-puissance. Il avait l’air vraiment déçu. Ronald laissa la mélancolie s’installer, puis versa le contrepoison qu’il avait préparé.
— Console-toi. Tu pourrais bien être rattrapé par ce monde-là un jour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Ronald eut un rire gêné, donnant à croire que ses propos avaient dépassé sa pensée. Finalement, il se décida à répondre mais en regardant par terre et en paraissant hésiter.
— Eh bien, j’ai ma petite idée sur la manière dont les choses vont tourner pour ta boîte et pour les GAFAM en général.
— Et alors ?
— Alors je ne serais pas surpris que, d’ici peu, nous ayons l’occasion de travailler ensemble.

3
Le vent était tombé. La fumée montait droit dans le ciel californien et semblait se fondre dans la Voie lactée, au milieu d’une infinité d’étoiles. Ronald leva les yeux et, en cet instant, se recommanda à celle qui, parmi toutes les autres, dirigeait son destin. C’était le moment.
— Tu m’as demandé ce que je pense. Je te l’ai dit en toute amitié, comme au bon vieux temps, mais, en fait, ça n’a aucune importance.
— J’aime ça, mais explique-toi vraiment. Je ne comprends pas bien ce que tu veux me dire.
Ronald affecta encore de se faire prier. Puis il se décida, comme à regret, et développa sa pensée.
— C’est pourtant simple. Je pense que nos deux manières de changer le monde sont en train de converger. Jusqu’à présent, toi et tes collègues, les pionniers de la révolution numérique, vous avez pu vous développer sans vous occuper de politique. Vous êtes américains et l’Amérique vous a laissés tranquilles. Elle avait besoin de vous. Ni l’État de Californie ni le gouvernement fédéral ne vous ont trop embêtés. Ils vous ont permis de patauger librement dans l’eau tels des marcassins dans un marigot et le monde entier a applaudi à chacune de vos trouvailles.
— On peut dire ça, concéda Marvin, sans pouvoir cacher qu’il n’aimait pas trop être comparé à un cochon dans une souille. Et alors ?
— Mon opinion est qu’aujourd’hui, ce n’est plus le cas et cela le sera encore moins demain. Vous étiez hors de l’histoire, à l’abri dans votre monde. Maintenant, vous allez être obligés d’y entrer et de vous battre.
— Tu parles des taxes qu’ils veulent nous faire payer ?
— D’abord, mais ce n’est pas le plus important.
— Pourtant, c’est déjà un vrai sujet. Pas plus tard que lundi dernier, notre D.G. a dû batailler avec une commission sénatoriale. Ces imbéciles de démocrates ne savent faire que ça : dépenser et taxer. Ils emboîtent le pas aux Européens et à tous ceux qui veulent leur part du gâteau. Heureusement, ce n’est pas à moi de me coltiner tout ça. Je paie des gens très cher pour traiter les questions de fonctionnement.
— Tu t’occupes des nouveaux projets, du développement de la boîte, c’est cela ?
— En effet, il n’y a que ça qui m’intéresse. J’ai toujours pensé que maîtriser les technologies de l’information était une aventure qui nous conduirait au-delà de l’imaginable. Nous y sommes. Ça devient vertigineux, affreusement complexe et stressant, avec la concurrence mondiale dans ces domaines. Mais il n’y a rien de plus excitant. Tu n’imagines pas tous les projets qu’on a dans les cartons.
— C’est toi qui les conçois ?
— Impossible. Tout va trop vite. Moi, on me propose des idées. Plus elles sont folles et plus elles m’excitent. Les petits programmes sans envergure, je les laisse aux ingénieurs. Mon boulot, c’est de repérer le truc impossible, énorme et de mettre un paquet d’argent dessus pour le réaliser.
— Tu t’intéresses à un secteur en particulier ?
— Les biotechs. La santé, la biologie, le corps humain, si tu préfères. On a tous nos marottes. Musk veut aller sur Mars, ce nigaud de Zuckerberg claque tout son fric pour créer un métavers. Moi… comment t’expliquer ?
Il hésita puis reprit à voix basse, presque en chuchotant, signe qu’il allait aborder un sujet intime.
— J’avais un petit-cousin schizophrène qui vivait chez nous, tu te souviens de lui ?
— Bien sûr. Attends… Laisse-moi me rappeler. Il s’appelait… Edward.
— Extraordinaire ! Tu ne l’as pas oublié. Ça me touche.
Retrouver ce prénom avait été pour Ronald une des étapes les plus difficiles dans la préparation de cet entretien. Marvin avait parlé de ce cousin dans une interview mais sans le nommer. Ronald s’était douté qu’il y avait là une clef secrète et que Marvin aborderait le sujet.
— C’est à lui que je pense quand je cherche à orienter le développement de ma boîte. Les outils que nous avons créés devraient permettre de comprendre enfin pourquoi il était comme ça, comment on aurait pu l’aider. Le guérir peut-être. En tout cas, éviter qu’il se suicide à vingt-deux ans.
Il avait les yeux brillants de larmes.
— Mon truc à moi, c’est la vie, la maladie, la mort, l’intelligence, la souffrance.
Ronald hocha la tête et prit l’air contrarié. Mais il gardait le silence. Il tenait à montrer qu’il hésitait et même qu’il regrettait d’avoir orienté la discussion sur ces sujets.
— Vas-y ! l’encouragea Marvin. N’aie pas peur de me dire ce que tu penses. On est entre nous. On discute.
Tendant le bras, Ronald attrapa une bûche et la lança dans le feu. Elle fit jaillir une gerbe d’étincelles.
— Ce que je pense, c’est qu’au stade où vous en êtes, vous allez toucher le dur. Tous autant que vous êtes mais surtout toi, avec le domaine que tu as choisi. Tant que vous vous amusiez à cartographier le monde ou à créer des applis pour reconnaître les plantes ou trouver l’origine d’un meuble, vous ne gêniez personne. Je caricature, évidemment. Mais tu comprends ce que je veux dire. Aujourd’hui, vous vous attaquez à l’essentiel : l’humain et ses limites. D’après ce que je sais, vous travaillez sur l’allongement de la vie, sur l’interface entre le biologique et la machine, vous développez des outils d’intelligence artificielle qui pulvérisent le savoir humain.
— Exactement. Et alors ?
— Alors, vous allez avoir tout le monde sur le dos. L’État va se dresser devant vous, avec ses normes, ses limites éthiques et légales, sa volonté de tout contrôler. Je ne suis pas un spécialiste, mais toi, tu dois bien comprendre ce dont je parle.
En réalité, Ronald avait travaillé le sujet à fond et aurait pu donner mille exemples de programmes sensibles, depuis la société Altos Labs créée par Jeff Bezos pour lutter contre le vieillissement, jusqu’aux projets d’implants bioniques dans le cerveau ou de manipulation du génome. Il préférait néanmoins que Marvin remplisse lui-même les blancs.
— Il est vrai que nous voyons tout comme des ingénieurs. On résout les problèmes et après on fait.
— Sauf que vous n’êtes plus seuls. Aujourd’hui, il vous faut prendre en compte les jeux d’intérêt, les lois, la politique. Tous les groupes de pression, économiques, religieux, professionnels, écologiques, vont vous tomber dessus. « Préserver l’humain », « ne pas rompre les grands équilibres », « ne pas jouer les apprentis sorciers », ce genre de choses… L’État était jusqu’ici votre allié ; il va devenir votre pire ennemi. Tu te souviens de l’histoire de la première greffe du cœur ?
— C’était en 68, quelque chose comme ça ? Je n’étais pas né.
— Renseigne-toi, c’est intéressant. Les Américains avaient une énorme avance à l’époque sur les techniques chirurgicales. Il y avait un type à New York, le professeur Shumway, qui avait tout inventé. Il aurait dû faire la première greffe du cœur chez un humain. Malheureusement, les lois aux États-Unis ne le lui permettaient pas. Si le patient mourait, et il était inévitable qu’il meure, on l’aurait mis en taule pour meurtre. Résultat, il avait un stagiaire sud-africain, un certain Christiaan Barnard. Le gars a volé la technique. Il est reparti chez lui, dans un pays où la loi n’était pas aussi protectrice de la vie humaine. Et il a réalisé la première mondiale. Voilà exactement ce qui vous pend au nez.
— Avec les Chinois.
— Entre autres.
— On se bat.
— Vous perdrez, trancha Ronald.
Marvin était superstitieux. Il ne pouvait s’empêcher de toucher le bouclier de David qu’il portait autour du cou avant de signer un contrat, de chercher une étoile filante au moment de prendre une décision importante, de consulter secrètement le verdict du jeu de Yi King caché dans un tiroir de son bureau avant de monter dans un avion pour un voyage à l’étranger. Il avait confié ces manies à plusieurs journalistes qui avaient fait des portraits de lui. Ronald le savait. C’est la raison pour laquelle il prenait ce ton péremptoire. Il voulait que Marvin soit convaincu que le retour de son ami après trente ans d’absence était un signe et qu’en somme, pour le dire d’une façon plus spirituelle, Ronald était un prophète.
Après avoir lâché son oracle, il fit mine de vouloir passer à autre chose.
— Quelles études suivent tes enfants ?
Mais, comme il l’espérait, Marvin était ébranlé par sa prédiction et revint sur le sujet.
— Toi qui connais la politique, qu’est-ce que tu penses qu’il faudrait faire ?
— Je te l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste de votre domaine. J’exprime seulement ce que je sens…
— Quand même, tu dois bien avoir une idée derrière la tête.
— Tu veux vraiment l’entendre ?
— Oui, je te fais confiance.
— D’une façon générale, je pense que la seule façon, demain, de vous protéger contre l’État, ce sera d’en avoir un.
Habitué aux équations qui tombent juste, Marvin était excité par les paradoxes. Quand il en rencontrait un, il prenait l’air terrifié et fasciné d’un gamin qui découvre une méduse échouée sur une plage. Il resta un long moment silencieux.
— Il faut que je te raconte quelque chose, dit enfin Marvin. Mais c’est vraiment confidentiel. Je participe à un petit groupe informel, à Palo Alto. On se réunit de temps en temps, rien de régulier, mais on est en contact les uns avec les autres, une vingtaine de personnes tout au plus. Il y a des dirigeants de boîtes de la Silicon Valley. Musk vient parfois et Bezos aussi. Mais il y a aussi des gens moins connus qui occupent des postes importants dans nos secteurs. Des hommes et des femmes. Leur point commun, c’est que ce sont tous des libertariens convaincus. Ils croient à la liberté absolue et pensent que l’État n’a pas le droit de la limiter. Leur conviction est qu’il faut le contrôler pour l’empêcher de nuire.
Ronald attendait la suite, tel le chasseur qui a tendu un piège et voit sa proie avancer lentement vers le collet.
— La dernière réunion, c’était juste après la défaite de Trump. Tous les participants étaient abattus. Ils affirmaient qu’on avait perdu notre dernière chance de changer le rapport de force avec l’État fédéral. À ce moment-là, deux types ont pris la parole l’un après l’autre pour dire à peu près la même chose.
Marvin parut hésiter. Il but une gorgée de Coca et s’essuya la bouche avec le dos de la main avant de continuer.
— On les connaît bien, ces deux-là. Ils avaient déjà fait parler d’eux il y a quatre ou cinq ans. Là, ils pensaient que leur heure était venue et ils sont repartis à la charge.
— Pour dire quoi ?
— Leur idée, c’est que la seule solution, c’est… l’indépendance de la Californie.
Le petit rire de gorge de Marvin faisait penser à un adolescent qui a lâché une obscénité en public. Ronald savait exactement qui étaient les deux personnes en question. Il avait lu leurs déclarations qui, à l’époque, avaient été considérées comme une provocation. Il en connaissait parfaitement le contenu et c’étaient-elles qui lui avaient donné l’idée de contacter Marvin pour lui proposer son projet.
— Franchement, personne n’a pris l’idée très au sérieux.
— Et vous avez eu bien raison ! confirma Ronald. Ce serait une nouvelle guerre de Sécession et les fédéraux la gagneraient plus facilement encore que la première.
— On est d’accord. Mais ça nous a fait réfléchir. Certains d’entre nous se sont groupés pour acheter des terrains dans le comté de Solano.
— Pour quoi faire ?
— Construire une ville à nous. Ne plus rester englués en Californie, qui est en train de devenir un enfer. L’immigration, la pauvreté, la violence et ce crétin de gouverneur qui aggrave les choses et nous fait cracher pour payer ses erreurs.
Ronald écouta sans rien dire puis secoua la tête.
— Une ville ne vous servira pas à grand-chose. Vous serez toujours soumis aux lois, à la fiscalité, aux lobbies. Votre problème, c’est l’État. Aussi bien la Californie que l’État fédéral. Et pour se soustraire à l’État, il faut en avoir un.
Marvin était assez fier de son argumentation et, en constatant qu’il n’avait pas convaincu son interlocuteur, il ne cacha pas sa déception.
— Alors, se rebiffa-t-il, explique ce que tu entends par « avoir un État » ?
Ronald différa sa réponse. Il avait l’air de rassembler ses idées, comme si la question l’avait pris de court. Marvin tournait pensivement la canette dans sa main. On aurait dit qu’il y cherchait un millésime.
— Il y a cent quatre-vingt-treize États à l’ONU, commença Ronald. Plusieurs d’entre eux ont un budget annuel de moins d’un milliard de dollars. Rappelle-moi quel est le chiffre d’affaires d’une boîte comme la tienne.
— Près de trois cents.
— Voilà.
— Où veux-tu en venir ?
— Je dis simplement que ton entreprise est de l’ordre de grandeur de nombreux États dans le monde. Et même de la plupart, si vous vous y mettez à plusieurs, avec les autres GAFAM. Pourtant ces États, si pauvres qu’ils soient, possèdent quelque chose que vous n’avez pas et qui vous manquera de plus en plus cruellement.
— Quoi ?
— La souveraineté.
Marvin prenait un plaisir visible à cette discussion. Pour l’alimenter, il mettait son point d’honneur à formuler des objections.
— Excuse-moi mais nous ne sommes pas un peuple. Nous sommes des entreprises. Une entreprise ne peut pas posséder un État.
— Tout le monde peut posséder un État. Une mafia peut posséder un État, un groupe terroriste peut posséder un État, même un service de renseignement peut en posséder un, regarde la Russie. Et rappelle-toi ce qu’on disait de la Prusse au temps de Frédéric II : « Ce n’est pas un État qui a une armée. C’est une armée qui a un État. »
Ils n’avaient pas remis de bois depuis un moment, accaparés par la discussion. Un tapis de braises rougeoyait, traçant les lignes mouvantes de continents de feu.
— En somme, tu me conseilles d’acheter un État ?
Le visage rougi par le brasier, Marvin ne pouvait cacher l’excitation que provoquait en lui cette idée.
— Je te parle du principe, coupa Ronald. Les modalités, c’est autre chose. Les relations internationales forment un réseau complexe d’intérêts et d’interdépendances. Il y a des zones d’influence. Il faut aussi tenir compte des peuples, malgré tout. On ne peut pas se pointer avec un paquet de fric et dire « j’achète ».
— Je suis heureux de te l’entendre dire.
— Ce n’est pas impossible pour autant. Prendre le contrôle d’un pays, c’est un métier. Il faut choisir judicieusement sa cible, analyser les forces en présence et mettre en œuvre toutes sortes de techniques de subversion. Dans notre jargon, on appelle ça un coup d’État clefs en main.
Marvin se figea, frappé d’une sorte de stupeur voluptueuse, un peu comme le jour où on lui avait annoncé qu’il avait gagné son premier million avec ses algorithmes.
— Un coup d’État clefs en main ! répéta-t-il, les yeux dans le vague. Génial. J’adore.
Il se leva d’un bond et se dirigea vers un auvent couvert de tavaillons.
— Un coup d’État clefs en main, répétait-il en fouillant dans l’obscurité, jusqu’à trouver un frigo sous le bar.
Il en sortit deux petites bouteilles de soda puis vint se rassoir.
— Un coup d’État clefs en main… C’est ce que vous faites, alors, dans votre officine, à Providence ?
— Entre autres. Mais…
— Mais quoi ?
— En vérité, j’ai quitté Providence. Pour monter ma propre agence.
Ronald saisit un tisonnier qui traînait près du foyer et se mit à fourrager dans les braises, libérant des effluves de résine brûlée.
— Franchement, reprit-il en laissant paraître sa gêne, cette discussion me met un peu mal à l’aise. C’est mon pain quotidien, ces histoires de politique et ces opérations secrètes, et c’est pour cela que j’en ai parlé. Mais je ne voudrais surtout pas que tu croies que je suis venu te vendre mes services…
Marvin but une grande rasade de soda.
— Quelle idée ! Franchement, ça ne m’a pas effleuré l’esprit. J’aime les discussions stimulantes. J’ai si rarement l’occasion de parler avec des gens qui ne travaillent pas dans mon domaine… La plupart des personnes que je vois ont le nez dans le guidon, comme moi. Ça fait du bien de prendre de la hauteur. Il y a longtemps que je n’ai pas eu de conversation comme celle-là, avec de grandes idées et des projets visionnaires. Au fond, il n’y a que cela qui m’intéresse.
Il jeta sa bouteille vide sur les braises et regarda le plastique se tordre sous l’effet de la chaleur. Il reprit sur un ton plus grave.
— On a une nouvelle réunion bientôt, avec les libertariens. Le groupe s’étoffe, à ce qu’il paraît. On est tous concurrents mais on a des problèmes communs, et le principal, c’est celui qu’on vient d’aborder. Je vais leur parler de ton idée. Sûr que ça va les emballer autant que moi.
— Comme tu voudras, mais méfie-toi quand même. On vous accuse déjà de tous les vices. Si quelqu’un venait à apprendre que vous avez de tels projets, ce serait la catastrophe. C’est le genre de sujets qui doivent rester absolument secrets et être sous-traités à des professionnels de confiance.
— Laisse-moi faire.
Ils parlèrent encore longtemps dans la nuit silencieuse. Ils évoquèrent leurs amis d’autrefois. Comme tous les grands affectifs, Marvin gardait en mémoire le nom de leurs professeurs et des anecdotes insignifiantes sur leur vie d’adolescents.
— Tu ne peux pas savoir comme je suis heureux de t’avoir retrouvé, conclut-il en posant la main sur l’épaule de Ronald.
Bien qu’il eût toujours horreur du contact physique, il se garda de tressaillir. Il en remit même une couche à propos du bonheur que ces retrouvailles étaient censées provoquer en lui.
Ils avaient laissé mourir le feu, et les braises ne les réchauffaient plus. La fraîcheur venue de la mer faisait frissonner Marvin sous son T-shirt. Il proposa à Ronald de redescendre.
La centrale domotique avait fait diminuer l’intensité de toutes les lampes pour la nuit. Les salons plongés dans la pénombre paraissaient encore plus inhumains que de jour.
— Tu es venu comment ?
— En taxi.
Marvin appela un de ses chauffeurs. Une limousine noire se gara devant eux en crissant sur le gravier de la cour. Deux vigiles guettaient dans l’ombre, à la lisière des bosquets de buis. Ronald monta à l’arrière et Marvin se pencha à l’intérieur par la vitre ouverte.
— Rappelle-moi comment elle s’appelle, ton agence.
— Ne cherche pas, répondit Ronald, qui avait remis ses lunettes noires malgré l’obscurité. C’est mon agence, point final. Tu ne la trouveras nulle part. Discrétion d’abord. Il suffit de t’adresser à moi.
— Tu n’as laissé qu’une adresse postale sur ta lettre.
Ronald sortit de sa poche de veston une petite carte de visite sur laquelle figuraient son nom, un numéro de portable et une adresse mail.
— J’ai compris, murmura Marvin, trop heureux d’entrer, si peu que ce fût, dans le monde du secret. Je te donne des nouvelles bientôt.
Et il ajouta, avec une mimique de conspirateur :
— Discrètement.
Il était trois heures du matin. Le chauffeur reconduisit Ronald sans desserrer les dents. Il le déposa à cent mètres d’un hôtel trop minable pour qu’il eût osé en donner l’adresse. »

À propos de l’auteur
D’or jungleJean-Christophe Rufin © Photo Steeve Juncker Gomez

Jean-Christophe Rufin est médecin. Il fut l’un des pionniers du mouvement humanitaire et, à ce titre, a parcouru de nombreux pays en crise. Il a exercé des fonctions diplomatiques (attaché de coopération au Brésil, ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie). Romancier, il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui ont tous conquis un large public en France et à l’étranger: Rouge Brésil (prix Goncourt 2001), Immortelle randonnée, Le Tour du monde du roi Zibeline, ainsi que la série des aventures d’Aurel le consul… Il est membre de l’Académie française depuis 2008. (Source: Éditions Calmann-Lévy)

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