La Roche

Roche

En deux mots
Sur La Roche, les habitants partagent tous le même rêve, pouvoir prendre le train pour la capitale, promesse de jours meilleurs dans ce paradis sur terre. Pour cela, ils travaillent sans relâche sous l’étroite surveillance de La Garde. Mais une poignée de rebelles entend se battre contre ce pouvoir dictatorial.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’art comme moyen d’évasion

Dans ce premier roman d’anticipation à paraître chez Héloïse d’Ormesson, Martin Lichtenberg imagine une île coupée du monde et sur laquelle les habitants travaillent à pomper l’eau, leur ressource vitale en rêvant de figurer parmi les privilégiés autorisés à prendre le train pour la Capitale. Une vie contre laquelle un artiste et un musicien vont tenter se rebeller.

C’est l’histoire d’un rebelle. C’est l’histoire d’un homme qui refuse les discours lénifiants. C’est l’histoire de Dael S’èn, artisan et artiste de la Roche. Il vit sur cette île coupée du monde, régie par un pouvoir dictatorial au service duquel La Garde patrouille pour éviter tout débordement, toute tentative de remise en cause des lois d’airain édictées pour conserver la mainmise sur la population. Afin de l’encourager, il leur fait miroiter la possibilité de prendre le train jusqu’à la Capitale, une sorte de paradis sur terre.
Mais cet espoir ne fait vivre qu’une partie des habitants, les Rocheux. Ce sont les trimeurs, « individus lardés d’espoir, qui frétillent d’arrache-pied pour se caler au chaud dans le train et quitter l’île. Droit vers la Capitale, sans escale, c’est comme ça qu’ils voient l’avenir. Ils incarnent le poumon de la Roche, ceux qui se projettent encore un peu, pas loin de la léthargie, certes, mais pas encore dedans. » L’autre partie de la population, les Rocailleux, a baissé les bras et se terre, vivant de petits trafics afin de trouver l’eau qui leur permettra de survivre. L’eau qui, comme dans Water Knife de Paolo Bacigalupi, est devenu l’enjeu majeur de cette société.
Reste une poignée d’hommes de femmes qui entendent résister, à commencer par Dael S’èn et sa fille Loo, qu’il appelle affectueusement la Loupiotte. Au début du roman, on le voit braver le pouvoir en installant une guirlande lumineuse de sa fabrication pour mettre un peu de gaîté, d’art au cœur d’une ville qui se noie dans la grisaille. Échappant aux patrouilles, il peut trouver refuge chez la Fouisseuse qui vit dans un vieux sous-marin et passe son temps à ramasser un peu tout ce qui traîne. Un bric -à-brac dans lequel Dael peut se servir pour ses projets.
C’est lors d’une cérémonie organisée pour fêter le départ d’un nouveau contingent d’Élus vers la capitale qu’il va faire la connaissance de Sol. Le musicien a nargué les autorités en interprétant un morceau de musique sur le piano de la Gare, provoquant étonnement et stupeur. Les deux hommes vont se retrouver et s’allier.
Commence alors un jeu du chat et de la souris qui va voir, de rebondissement en rebondissement, s’affronter les artistes et le pouvoir. Un combat à armes inégales, mais qui va nous réserver de belles surprises et qui est ponctué par des extraits des Gravures de la Roche, sorte de journal tenu par Loo S’èn et qui éclaire le récit tout en lui apportant une note poétique.
Martin Lichtenberg a parfaitement su rendre l’atmosphère de cette île où tout semble figé, délabré, où l’ambiance est aussi noire que la nuit, où il est davantage question de survivre que de vivre et où l’aliénation est un mode de gouvernement.
Ici tout divertissement est une menace, toute question une menace. Si la science-fiction s’est déjà penchée sur cette thématique – on pense notamment à 1984 de George Orwell, à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury ou plus récemment aux Furtifs d’Alain Damasio – il faut bien reconnaître que le primo-romancier a réussi ici une version très originale du combat du pot de terre contre le pot de fer en y ajoutant une touche artistique. Et en démontrant combien l’art, et en particulier la musique, était subversif. Alors le vieux slogan l’imagination au pouvoir, retrouve une seconde jeunesse.

La Roche
Martin Lichtenberg
Éditions Héloïse d’Ormesson
Premier roman
380 p., 22 €
EAN 9782350879215
Paru le 5/01/2024

Où?
Le roman est situé sur l’île imaginaire de la Roche.

Quand?
L’action se déroule à une époque qui n’est pas définie.

Ce qu’en dit l’éditeur
Tous rêvent de fuir cette île désolée, où la ressource en eau est rare et contrôlée. La plupart des habitants s’épuisent à pomper des nappes inaccessibles. Ceux qui refusent cette cadence infernale n’ont d’autre choix que de se tapir dans l’obscurité. Mais dans cet univers de violence, une poignée d’individus n’a pas renoncé à la poésie. Au péril de leur vie, ils vont conjuguer leurs forces et chercher l’espoir et la beauté jusque dans les recoins les plus sombres de cette terre.
Que reste-t-il de l’humanité quand les corps et les esprits sont aliénés? Quel avenir se dessine quand les ressources sont mises sous scellés? Roman d’anticipation à l’onirisme fabuleux qui déploie un monde hostile et fragmenté, La Roche choisit de livrer combat grâce à une langue dont chaque mot virevolte, percute et vient nourrir la possibilité d’un renouveau.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Page des libraires (Jean-Baptiste Hamelin, librairie Le Carnet à spirales à Charlieu)
Fondu au noir (Caroline de Benedetti)
Blog Christlbouquine
Blog Fantastinet
EmOtionS, blog littéraire


Martin Lichtenberg présente «La Roche» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Nous avons glissé. Nous avons glissé soudainement de l’autre côté de la rive et nous n’avons jamais pu revenir. Je crois que ça n’a pas duré plus de quelques instants car j’ai à peine eu le temps d’ouvrir les yeux que nous y étions déjà.
À ce moment précis, j’ai eu l’impression de voir ce que j’attendais depuis tellement longtemps. Comme un aboutissement, une épiphanie ou un rêve. Je l’ai vu et j’ai d’abord pensé à l’étrangeté des choses que nous quittions et à celle encore plus grande vers laquelle nous nous dirigions. Toutes ces choses que je n’aurais finalement jamais vraiment comprises.
La Roche est apparue tout entière, comme une toile pleine de détails qui se dessinait dans ma tête, avec ses canaux labyrinthiques, ses bâtiments sauvages, ses allées noires, ses eaux, ses habitants et tant d’autres choses encore. Puis j’ai pensé à l’Océan, je l’ai vu, je l’ai senti, j’ai eu le sentiment d’en faire le tour et j’ai levé les yeux au Ciel. Il nous observait avec ce regard impassible dont il ne veut jamais se défaire. J’ai murmuré quelques mots dans sa direction et tout a disparu : la Roche, l’Océan et le Ciel. C’était comme si je disparaissais moi-même.
Comment nous sommes-nous retrouvés là ? À quel moment avons-nous laissé nos corps s’extraire de la piste ? J’ai repensé à tout, j’ai décortiqué, gratté, fouillé comme une souris affamée mais je n’ai rien trouvé. Je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de ce qui a généré tout ça et je ne veux plus y penser car ce qui nous attend est sûrement plus fort que tout.
Nous avons glissé et j’ai vu mon monde se hisser un instant dans les airs. Pendant ce court moment, il n’a plus coulé, il n’a plus flotté non plus, il s’est contenté de s’élever hors de l’Océan et s’est tenu ainsi, en lévitation dans l’atmosphère des lieux, comme s’il était porté par sa légèreté heureuse. J’ai souri et une larme de joie a dévalé ma joue, petite bille de lumière.
J’avais tellement rêvé ce moment. Je l’avais fabriqué, imaginé, dessiné, modelé, sculpté et tout ce que je pouvais faire pour le représenter. Jamais en revanche je n’avais pensé qu’il arriverait de cette façon, alors que je m’en éloignais avec une boule au ventre plus grosse et brillante que les étoiles au Ciel.
Et alors que nous avançons tous les deux, bercés par la mélodie qui me pénètre et m’envahit comme une ensorceleuse, je ferme les yeux et je fais taire mes pensées. Nous avançons, ou nous reculons peut-être, je ne sais pas et je ris, car les bulles bleutées de mes souvenirs les plus heureux m’envahissent, me chatouillent et ne me quitteront plus jamais.
Extrait et fin des Gravures de la Roche par Loo S’èn

1
Pendu au bout d’un fil, un photophore en aluminium diffuse une faible lumière dans l’atelier. La petite flamme vacille légèrement et brille par intermittence sur les amas de breloques qui encombrent l’espace exigu. Des bocaux et divers récipients saturent les planches des étagères improvisées le long des murs tandis que des filets, tendus entre les hauteurs de ces dernières, permettent le stockage d’autres matériaux, de tissus et de bibelots.
Dans le seul coin que les amoncellements ont épargné, un homme est assis sur un tabouret. Son visage concentré reluit à la lumière de la bougie. Face à lui, deux larges planches de bois parfaitement calées entre les parois opposées constituent l’établi sur lequel il s’affaire en silence. Ses longs doigts s’agitent devant lui comme des tentacules, passant d’un court scalpel à une trentaine d’ampoules vides et sans culot qui traînent sur le plan de travail.
Tout se fige et ses mains se taisent : le son de plusieurs pas résonne dans la pièce, au moins quatre personnes. Ils viennent de l’extérieur, juste au-dessus de l’atelier. L’artisan ferme les yeux et ne respire plus, il sait ce que peuvent receler les rues à la nuit tombée. Mais les bruits s’estompent et disparaissent aussi vite qu’ils sont venus. Il demeure quelques secondes immobile, puis saisit avec empressement un large bocal sur l’étagère, le pose devant lui et en ôte le couvercle. Un flot de lumière verdâtre jaillit du récipient et illumine son visage qui n’a rien perdu de son application. Il en sort une luciole qui se dandine faiblement au bout d’une pince en diffusant un halo vert citron. L’homme lève l’insecte au-dessus de son visage et le contemple avec fascination. L’étincelle verte pâlit et clignote lentement. Il l’insinue dans l’ouverture d’une ampoule et l’y dépose avec précaution.
Dans la sphère, la lumière se ranime et transperce abondamment la fine paroi transparente qui se met à briller. L’homme répète le procédé pour chaque ampoule et les scelle une par une en en soufflant le verre. Après une heure de travail soigneux, une petite armée de lampions sphériques scintille sur la table de bois. Dans ces derniers, sous la cadence du mouvement des lucioles, la lumière verte ondule gracieusement.
L’artisan se retourne, contourne de larges feuilles de papier enroulées et s’empare d’un tas de cordelettes grossièrement lovées. Il en déroule une, longue et fine, et la fait glisser dans l’anneau de métal des trente lampions. Une guirlande de mille feux verdoyants. Il la fourre dans un sac en tissu noir, le passe sur son épaule et éteint la bougie du photophore dont la flamme se volatilise aussitôt.
Une obscurité totale a envahi l’atelier. L’homme se dirige vers le fond et gravit un court escalier de bois jusqu’à une minuscule porte qui donne sur un étroit couloir plus sombre encore. Il referme la porte minuscule derrière lui et s’avance vers l’autre extrémité. Là, il déplace une plaque de fonte noircie par des dépôts de suie et quitte la galerie. Quand il remet la plaque en place, la pièce secrète s’efface dans le fond d’une imposante cheminée de pierre.
L’homme a pénétré dans une pièce plus grande, plus haute sous plafond et bien dégagée au-delà de l’étrange structure de bois qui larde une partie de l’espace. D’épaisses poutres, parfois longues de plusieurs mètres, s’étendent d’un mur à l’autre, se rejoignent entre elles, s’enchevêtrent et contraignent l’artisan à se courber, sauter et enjamber pour atteindre la grande porte opposée à la cheminée. Il l’ouvre et sort.
À peine deux pas sur les planches d’un ponton et il s’arrête net. Devant lui s’étend une nappe d’eau à perte de vue. Un océan lugubre dans la nuit tant calme. On pourrait croire qu’il est mort, que son cœur a cessé de battre et que sa surface s’en trouve incapable du moindre mouvement.
L’homme contemple l’horizon puis lève ses yeux vers le Ciel immense. De ces Ciels qui pourraient engloutir des univers entiers et dont la grandeur envoûte l’esprit. Mais il n’a pas le luxe de rester davantage, la fatigue le lance et il a encore à faire ; il décroche son regard et s’avance sur le ponton qui longe la maison puis remonte une rampe en suivant le mur. Il laisse ainsi l’Océan derrière lui et débouche sur une allée bordée de bâtiments en ruines. Il s’enfonce dans la ville dans la discrétion la plus totale.
À courtes enjambées, il foule les pavés et balaye l’espace environnant de regards méfiants. Que peut-il craindre ici où le silence règne en maître incontesté ? Où la vie semble avoir oublié d’exister ? Les rues sont vides et sombres, les bâtiments ont l’air de vieilles friches abandonnées et pas une lumière ne brille aux rares fenêtres qui ne sont pas condamnées. Pourtant l’artisan progresse à tâtons et longe les murs comme s’il voulait s’y laisser absorber. Il repense aux bruits de pas dans l’atelier et craint de les entendre à nouveau approcher.
Un mouvement soudain, un chuintement ou un frottement ; quelque chose d’inhabituel. L’homme sursaute, fait volte-face, scrute les alentours – rien – puis lève la tête. Un oiseau volète là-haut, entre les bâtiments. Son plumage gris est encore plus terne que la nuit. L’homme se précipite dans l’alcôve d’une devanture défoncée et se plaque contre la meulière poussiéreuse d’un mur laissé là comme un vestige. À quelques mètres, de l’autre côté de la chaussée, le volatile s’est approché à tire-d’aile d’une large poutre qui dépasse du mur au niveau de l’entresol. Il s’y est posé et picore des graines habilement disposées. L’artisan sait ce qu’il a à faire : ne surtout pas bouger et respirer sans bruit. La pierre commence à pénétrer la peau de son dos mais il doit attendre que la voie se libère, que le son léger de ses pas soit à nouveau la seule et modeste entorse au mutisme des lieux.
Après une courte minute de festin, un vacarme grandiose retentit au niveau d’une poivrière de pierre, deux étages au-dessus de l’oiseau. Le calme est rompu. Un chariot, sur deux rails arrimés au bâtiment, se décroche du sommet de la façade et fond en piqué sur l’oiseau dans un barouf d’enfer, de cliquetis et d’entrechocs. Le volatile n’a pas le temps de prendre son envol que l’embarcation est sur lui. Un étrange énergumène surgit du chariot et tire une manivelle qui freine brusquement au niveau de la poutre. L’animal piaille bruyamment et donne un battement d’ailes désespéré mais la main boudinée du bonhomme l’attrape avant qu’il ait pu s’enfuir, lui brise la nuque et le fourre dans un panier d’osier. Un coup d’œil furtif autour de lui, un reniflement rauque, et le petit homme pompe une seconde manivelle qui hisse le chariot par saccades vers le sommet du bâtiment. Tandis qu’il quitte son embarcation et disparaît dans la poivrière, la tête du pigeon brinquebale sourdement dans le fond du panier.
L’artisan expire doucement et passe le sac de tissu le long de son torse. La masse noire couvre une large partie de son corps et fait fondre sa silhouette dans l’obscurité de la rue. Il n’est pas temps de bouger, pas encore. Quelques graines tombent de l’auvent et s’écrasent sur les pavés dans un bruit sec.

À l’angle de la rue, un groupe d’individus en uniformes noirs surgit. Ils s’arrêtent un moment et observent la façade. L’homme ne les connaît que trop bien : les avant-gardiens, unité de sécurité et de surveillance de la Garde, chargée de faire régner l’ordre dans les rues de la Roche. Asservis à la Tour-mère et à son bon vouloir. Il retient son souffle et se fige davantage. Comme un mauvais vent, le peloton traverse l’espace et s’engouffre dans la ruelle suivante. L’homme patiente encore un peu et relâche ; la menace est passée, la voie est libre.
Il évolue comme un voleur à travers le dédale d’allées et de passages sinueux qui tortillent et s’entortillent. Il bondit mais ses pas sont muets, à l’image de ce qui l’entoure. Il pénètre dans un boyau étroit, entre des habitations précaires, débouche sur une large place déserte, s’y engage, longe les murs jusqu’à un imposant bâtiment circulaire et emprunte l’un des passages qui le bordent.
Il saisit le sac entre ses dents et entreprend d’escalader l’édifice. Ses doigts puissants s’arquent et se plantent avec précision entre les pierres du mur. En quelques mouvements d’une agilité remarquable, il se hisse sur le toit du bâtiment. Un dôme majestueux se dresse devant lui, entièrement en verre. L’artisan prend soin de s’appuyer sur l’armature de fer qui maintient les vitres. Avec lenteur et précaution, il en atteint le sommet. Là, debout, entre les deux pointes verticales qui coiffent le dôme, il domine l’horizon.
Les toits s’étendent dans un enchevêtrement parfaitement labyrinthique de terrasses, d’escaliers, de plateformes, de cheminées et de tout ce que les cimes d’une ville peuvent supporter. D’abord le Noyau et ses immeubles de plusieurs étages – vestiges d’une époque plus faste qui a lentement sombré – et leurs façades décharnées qui se rassemblent au centre de la ville ; puis les littoraux, la Gangue, constitués d’habitations chancelantes, imbriquées les unes dans les autres pour former un ramassis indéfinissable qui s’étale en périphérie ; et au centre de tout, la Gare, flanquée de la Tour-mère, cet ensemble aux allures exubérantes – le cœur battant de la ville, son nerf et son moteur. Les yeux écarquillés de l’homme embrassent la sphère urbaine dans toute son envergure avant de poursuivre derrière ses frontières. Au-delà, partout, l’enserrant et l’oppressant, une étendue d’eau sans fin. De l’eau par milliards de milliards d’hectolitres. De l’eau et rien d’autre ; et une île, la Roche, sur laquelle il trône sans assurance.
Revenant à ses affaires, il sort la guirlande du sac noir et en noue une extrémité à l’une des pointes du Dôme. Les lucioles s’ébullitionnent dans les ampoules et diffusent timidement leur lumière verte à travers la verrière. Sous ses pieds et sous les vitres, une profondeur immense, comme un gouffre. L’homme grimace et détourne le regard, saisit l’autre extrémité de la guirlande et se jette dans la pente du toit. Il glisse le long des vitres sur les tiges de fer qui les séparent et déroule derrière lui la ribambelle dont les faisceaux verts jaillissent un à un. Au bout du Dôme, il se lance dans le vide jusqu’à l’immeuble et fixe l’autre extrémité de la guirlande à la cheminée avant de désescalader le bâtiment.
D’un bond de chat, il se pose sur le sol quand un faisceau blanc l’éclaire soudain comme un projecteur. Il tressaille et se dresse, prêt à réagir. À quelques centimètres de son visage, fixé au mur du Dôme, le halo l’éblouit. Il peut souffler : ce n’est que l’un des nombreux écrans que la Garde a récemment disposés partout dans le Noyau pour aviver le désir de la Capitale. L’artisan regarde un moment les images chatoyantes qui s’enchaînent : des citoyens aux mines heureuses évoluant dans une ville luxuriante baignée de Soleil. Les couleurs éclatantes lui arrachent un rictus tant elles contrastent avec celles de la Roche. Mais il tourne la tête et repart dans les allées obscures de l’île.

De retour chez lui, il se laisse tomber sur le parquet et soupire longuement. Tout en se servant un verre de suc, cette boisson brune et granuleuse qui n’hydrate qu’à peine, il se demande après combien de temps et d’expéditions semblables la Garde finira par l’attraper. Mais à l’idée qu’il est peut-être le dernier à faire des efforts pour apporter un peu de couleurs à l’île, la perspective du danger s’efface.
Avant de s’allonger sur la mezzanine, juste sous le toit de sa maison, il s’approche d’un futon. Recroquevillé et emmitouflé dans un amas de couettes, le petit corps de sa fille, Loo, dort profondément. Il observe le visage enfantin ; les boucles châtaines reposent insouciamment sur la joue ronde. L’homme achève d’envelopper le petit paquet avec les pans de couette qui traînent çà et là, dépose un baiser sur son front et regagne son lit. Alors qu’il sombre, il pense aux hauteurs de la ville sur lesquelles ses lucioles scintillent et contestent la noirceur de la nuit. Demain, lorsque les Rocheux s’échineront à pomper dans les Sous-fonds de la Roche, ses lumières vertes veilleront sur eux.

2
« Oyez, oyez, messieurs, dames, acoustiquez ! Ça vous emberlificote, ça envahit et ça jaillit dans les limbes de vos cerveaux. Ça vous enivre, ça vous projette et vous propulse là-haut. Fini le tintouin gentillet, on prend le large et on s’arrache vers des horizons meilleurs à grands battements d’ailes. Tous en escadrille, on fonce, on ravage le Ciel et on le fait nôtre. On tâte du rêve réel, du bien tangible, du de demain. Et tout ça, c’est dans Le Capiteux, messieurs, dames, à portée de main. »
Le hurleur s’égosille à s’en faire sauter les cordes vocales sans lassitude apparente. Assis sur un promontoire, un petit autel bétonneux qui pourrait accueillir un gibet, l’artisan l’écoute et s’amuse de le voir s’échiner vainement. Agitant son journal dans un excès de ferveur, l’autre le regarde en retour, s’accrochant à l’attention que lui porte son unique auditeur.
« De la nouvelle bien fraîche et bien stimulante de la Capitale qui vous rappellera pourquoi vous vous battez. La Capitale s’offre à vous, messieurs, dames ! Écoutez, lisez, dégustez Le Capiteux, vous découvrirez le goût des bonnes choses. »
Messieurs, dames ? Qu’espère-t-il obtenir, ce hurleur, dans un quartier où seuls l’écho de sa voix et le frottement de sa paperasse lui répondent ? Il est dans la Gangue, le quartier des Rocailleux ; une zone où tout sommeille le jour, à grands coups de ronflements.
Après un dernier coup d’œil compatissant, l’artisan saute de son perchoir pour s’enfoncer plus profondément dans le bidonville. Au même moment, le hurleur décolle vers des intensités sonores difficilement imaginables, cherchant désespérément à agripper son ultime auditeur. Il débite ses mots sans les articuler, comme ils viennent, aussi vite que possible : « Farandoles et sarabandes en bloc et ça fuse de bonne chère à tous les coins de rue. Avez-vous déjà vu des plantes bourgeonneuses, des vols d’oiseaux bariolés et des enfants bien habillés qui rient à gorge chaude ? C’est à la Capitale, messieurs, dames, et c’est dans Le Capiteux ! Le Capiteux, bordel ! »
Trop tard. L’artisan se faufile entre les habitations. Ses pas soulèvent des nuages de poussière épais et asphyxiants. Des abris, des abris et encore des abris… tous plus étriqués et biscornus les uns que les autres, baignant dans une saleté palpable. On croirait qu’on a balancé des millions de fragments de matériaux de toutes formes et que les Rocailleux en ont investi les moindres recoins.
L’artisan marche tranquillement dans cette zone qui semble morte et s’engage dans un boyau obscur. Pas un mouvement, pas un soupir, et pourtant ils sont là, plus discrets que le vent et bien enfouis dans leur fourmilière, attendant la nuit pour surgir, pulluler et faire vivre les littoraux en s’adonnant à leurs activités clandestines et à leurs trafics frauduleux. Les Rocailleux, il les connaît, lui qui les a si longtemps côtoyés.
La galerie débouche sur une large esplanade jalonnée de bouts de ferraille où les habitations s’interrompent brusquement pour composer une sorte de muraille qui donne le sentiment de se mouvoir tant elle est composite.
L’homme fait volte-face et s’éloigne sur le vaste terre-plein qui ouvre sur l’Océan. Quand il atteint l’étendue sans fin, l’esplanade forme une digue qui se jette dans l’eau, et sur celle-ci, des carcasses de bateaux déchiquetées et d’autres machines industrielles s’élèvent honteusement. Honteuses de n’exister plus que pour rien. L’artisan les contourne et longe la bordure de la Roche, au fil de l’eau, jusqu’au squelette d’un vieux sous-marin dangereusement penché sur l’Océan.
Il s’approche de l’appareil, en fait le tour, se retourne, s’éloigne, revient sur ses pas. Après s’être assuré que personne ne l’a suivi, il s’approche du flanc de l’appareil, y pose sa main et la fait délicatement glisser jusqu’à une porte circulaire grossièrement découpée dans la coque. Comme il la tapote du bout du doigt, un remous, des bruits de chocs, de bulles explosées et de bouillon résonnent à l’intérieur. Il recule et s’insinue dans l’entrebâillement de la porte.
La partie émergée du sous-marin est aménagée en plateformes de bois qui horizontalisent un espace incliné et timidement éclairé par les rayons du jour à travers les rares interstices de la coque. L’artisan s’avance en prenant soin d’éviter le fatras d’objets divers et variés qui jalonnent le sol. Au niveau où l’appareil baigne dans l’océan, une nappe d’eau limite l’espace habitable. À sa surface, quelques larves blanchâtres s’ébattent sans énergie.
« Dael S’èn, artisan et artiste de la Roche. »
Une femme se dresse devant lui. Elle tient sous le bras le casque d’un scaphandre dont la combinaison traîne à ses pieds, encore humide d’une récente expédition. Plusieurs tuyaux s’en échappent et viennent se loger et s’emberlificoter dans les recoins du sous-marin. Elle s’approche de Dael et le serre contre elle.
« La fouisseuse, ferrailleuse et sondeuse obstinée des profondeurs. »
Elle se dégage de l’étreinte de l’artisan, le dévisage et lui sourit.
« T’as pas bonne mine, Dael. Il te faut un remontant. »
Elle s’empare d’un sac, y fourre la main et en ressort des poignées entières de sciure épaisse qu’elle dispose sur une grille de tôle. Une allumette grillée, et le tout part en flammes orange. Silencieux, il observe ses gestes et son visage éclairés par les courtes langues de feu qui dansent. Elle est fatiguée, plus que lui encore.
« T’as trouvé quelque chose d’intéressant ce matin ?
– Mouais. Du bibelot en masse. Deux sacs entiers mais rien de bien rutilant.
– Je peux regarder ?
– Bien sûr. Juste derrière toi. »
Deux sacs trempés et pleins à craquer. Dael jette un coup d’œil à la fouisseuse avant de les ouvrir. Elle est penchée en avant et maintient une casserole en aluminium sur les flammes. Le contenu des sacs dégorge sur la plateforme : des bouts de tout, de plastique, de cuivre ; des coquillages, des cailloux, des boîtes de conserve défoncées… Dael plonge ses mains dans la mélasse de matériaux et les laisse retomber vulgairement.
« Qu’est-ce que tu vas faire de tout ça ?
– Je vais voir ce que je peux garder pour mes travaux mais si quelque chose t’intéresse, fais-toi plaisir.
– Ça avance bien ?
– Lentement mais sûrement. Je ne désespère pas, elle finira bien par naviguer, cette grosse machine, tu verras. »
L’artisan esquisse un sourire en coin. L’état de l’appareil paraît bien trop critique pour en faire autre chose qu’une habitation de fortune.
« Et le reste ?
– Je le refourguerai aux Rocailleux, comme d’habitude.
– Je me demande ce qu’ils foutent de tout ça…
– Oh, ça, tu sais… Ce ne sont pas mes affaires. »
Il fait une moue dubitative avant de changer de sujet :
« Ça y est, la Garde essaie de recruter chez eux d’ailleurs. J’ai croisé un hurleur qui beuglait vers la fosse aux tuyaux. Et ils placent des écrans de plus en plus proches de la Gangue. »
Tout en posant une casserole remplie d’eau sur les flammes, elle émet un petit rire sarcastique.
« Ça t’inquiète ?
– Bof. J’aime pas trop ça. C’est assez convaincant ces conneries.
– Si les Rocailleux devenaient Rocheux, ça se saurait.
– Je ne sais pas… j’étais seul mais je sentais que certains tendaient l’oreille malgré le calme apparent.
– Arrête de t’inquiéter, Dael. Ça les divertit, c’est tout. Un bon coup de magma, et ils auront oublié. »
Elle appuie sa remarque d’un sourire mais il reste impassible.
« N’empêche que son discours était persuasif. Enfin… ça donnait envie, quoi. Il faut qu’on trouve un moyen de les dissuader, une preuve, n’importe quoi.
– Fais confiance aux Rocailleux. C’est pas le blabla d’un hurleur qui les fera sombrer.
– Tu m’aurais dit ça il y a quelques années pourquoi pas, mais aujourd’hui, avec ce qu’ils se mettent dans le crâne…
– Bah. Ça les détend mais ils ne sont pas forcément moins forts. Et puis de toute façon ils sont trop dévastés pour envisager d’aller trimer dans les Sous-fonds.
– N’empêche que je préférais l’époque où ils mettaient leur énergie dans l’engagement plutôt que dans la boisson. »
Elle fait comme si elle n’avait pas entendu la remarque de son ami, cligne longuement des yeux et continue de remuer le contenu de la casserole sur les flammes.
« T’es sortie ces derniers temps ? »
La fouisseuse lui jette un regard froid, se détourne, verse une poudre brune dans l’eau frémissante et touille le contenu avec une cuiller. Dael continue de la fixer d’un œil plus profond que l’Océan et finit par grimacer malgré lui.
« T’as pas une bulle ? J’ai soif et j’en ai ras le bol de ce suc infect. »
Il lui tend une petite bille translucide qu’elle place sur sa langue et fait éclater contre son palais. L’eau, la précieuse eau, se répand dans sa bouche avant de glisser dans sa gorge en même temps qu’une expression de soulagement emplit son visage.
« C’est toi qui as une sale mine en fait.
– Non, ça va. »
Il la regarde plus intensément, à tel point qu’elle ne peut plus cacher son émotion et reprend d’une voix lasse :
« J’en ai juste marre de ne rien trouver. Ça devient assez usant.
– Tu ne crois pas que tu devrais arrêter ?
– Tais-toi, Dael.
– Penser à autre chose ?
– Pourquoi tu me dis ça ?
– Parce que tu me manques.
– Je suis là, en face de toi. Profites-en tant que ça dure, tant que je ne me suis pas enfuie en sous-marin.
– Arrête tes bêtises. J’ai envie de te retrouver. De te voir sourire et de ne plus me balader à droite et à gauche avec mes lampions, tout seul comme un con.
– Tu devrais te soucier de ta fille plutôt que de la Roche.
– Tu sais très bien que ça va de pair. Tu ne m’aurais jamais dit ça avant… quand tu avais encore la niaque et l’envie.
– Tais-toi, Dael.
– On n’y arrive pas chacun de notre côté. Ça fait des années que tu consacres ta vie à fouiller cet Océan maudit.
– Je finirai par trouver. Un signe, pas grand-chose, mais je finirai par trouver. »
Elle verse le contenu de la casserole dans deux gobelets et lui en tend un. Ses gestes sont impatients et saccadés et elle respire lentement comme pour tempérer sa frustration. Dael trempe les lèvres dans la boisson fumante et grumeleuse et affiche une mine résignée.
« Et après ? Que feras-tu quand tu auras le signe que tu cherches ?
– Après je m’en fous. Après c’est autre chose ; une idée à laquelle je ne réfléchis pas et que je ne veux même pas considérer.
– Il me manque à moi aussi. Mais j’aimerais te voir exister au-delà.
– Ça va, Dael, j’ai compris. Si on peut passer à autre chose maintenant.
– Une fois de plus, tu évites de regarder la vérité en face… »
Elle s’est débarrassée de sa tenue, soupire un grand coup et ne répond pas. Dans le fond du sous-marin, un clapotis résonne et une onde se propage à la surface de l’eau. La fouisseuse attrape une petite fourche à deux pointes et se précipite au bord de la flaque. Là, elle la brandit au-dessus de l’eau. Instant de latence. Pendant quelques secondes, seul se fait entendre le son des lèvres de Dael qui absorbent le liquide brunâtre. Puis un remous au niveau des vers, et la fouisseuse abat son arme qui pénètre l’eau dans un fracas grandiose. Quand elle ressort la fourche, un crabe gît, la carapace défoncée par une pique de métal qui le transperce de part en part. L’animal gigote encore mollement. Le bras de la fouisseuse s’abat et s’abat encore contre la coque du sous-marin jusqu’à ce que le corps du crabe pende sur la pique, pulvérisé et les membres disloqués. Elle se retourne vers Dael avec un sourire satisfait.
Dans le capharnaüm de la chasse, il s’est levé et tient dans la main des bouts de métal et des coquillages qu’il a pris dans les sacs trempés. Sa mine grave ôte le sourire des lèvres de la fouisseuse. Il sort une petite boîte de son manteau et la lui tend.
« Des larves. Elles te seront plus utiles qu’à moi. Je te prends ça en échange. »
Et ne lui laissant pas le temps de réagir, il disparaît dans l’encadrement rond de la petite porte.

Parfois j’ai l’impression que mon monde part à la dérive et s’enfonce tout droit, lentement, vers les profondeurs de l’eau.
Une eau qui a un goût désagréable et pique la gorge à tel point qu’on a encore plus soif après l’avoir bue. Mon père dit qu’elle n’est pas potable – c’est-à-dire qu’on ne peut pas la boire. Ou plutôt qu’on ne doit pas la boire. Je ne comprends pas toujours la différence.
Beaucoup de personnes disent que mon monde est en train de se noyer et qu’il faut le fuir avant qu’il soit totalement submergé. Mais mon père n’est pas d’accord. Lui dit que si nous travaillons ensemble, tous ensemble main dans la main, nous pourrons sauver notre monde et le ramener à la surface. Il dit aussi que si nous le fuyons, il se noiera et mourra tout au fond de l’eau. Il dit que nous devons nous battre pour éviter ça.
Quand je vois des gens qui veulent partir, ça me fait mal, là, dans le ventre. Et un peu dans la tête, aussi. Ils devraient rester et nous aider. Comment ? Je ne sais pas trop ; et mon père ne le dit pas. J’ai peur que notre monde disparaisse sous l’eau.
Mon père m’a raconté qu’il y a longtemps, avant même que j’apparaisse, notre monde flottait tellement bien qu’il s’élevait parfois vers le Ciel. Ça devait être magnifique !
À cette époque les gens étaient contents et ils n’avaient aucune envie de fuir. Aujourd’hui c’est différent, mais je rêve de voir notre monde voler à nouveau dans les nuages.
Je m’appelle Loo S’èn et j’habite un monde qui flotte sur l’eau comme une énorme bouée.
Extrait des Gravures de la Roche par Loo S’èn

3
Dael a quitté le port, traversé les baraquements et traîne les pieds entre les pavés des allées du Noyau. Les habitations farfelues des Rocailleux sont loin derrière. Ici s’étalent les vestiges du passé grandiose de la Roche : des bâtiments de pierre, parfois hauts de plusieurs étages. Ils se tiennent là, imposants, fiers d’une constitution solide. Mais les façades n’ont pas l’apparat qu’on voudrait leur prêter, elles s’effondrent, ravagées par la saleté, par la hargne du temps et la négligence de leurs occupants. Au niveau du sol, des canaux serpentent, se croisent et se rejoignent.
À cette heure, les Rocheux quittent les Sous-fonds, envahissent les rues centrales et se regroupent ici et là. À la jonction de plusieurs allées, l’espace s’ouvre sur une petite place ovale dessinée par les devantures incurvées des bâtiments. Dael les a trouvés – les Rocheux. Ils sont une vingtaine, entassés dans le bassin vide d’une vieille fontaine.
L’artisan s’approche, silencieux, et passe derrière le groupe sans se faire remarquer. Il se glisse sous les arcades d’un bâtiment, dans leur dos, s’immobilise et les observe. Des hommes, exclusivement des hommes, affalés les uns sur les autres comme si chacun d’eux pesait plusieurs centaines de kilos. Certains sont assis dans le fond, les fesses trempant dans la crasse et la poussière ; d’autres sont allongés, la tête reposant sur les cuisses d’un camarade, le dos calé contre les tibias d’un autre, supportant le corps d’un dernier sur leurs propres jambes. Et tous, sans exception, ont les yeux rivés sur l’écran qui orne le mur d’en face.

Les Rocheux, les trimeurs, individus lardés d’espoir, qui frétillent d’arrache-pied pour se caler au chaud dans le train et quitter l’île. Droit vers la Capitale, sans escale, c’est comme ça qu’ils voient l’avenir. Ils incarnent le poumon de la Roche, ceux qui se projettent encore un peu, pas loin de la léthargie, certes, mais pas encore dedans. Pas entièrement du moins. Parce que, quand ils sont jeunes, ils ont l’espoir presque sain – ils ont le droit d’espérer : la vie est longue, ils ont leurs chances. Mais ils vieillissent. Et lorsqu’ils sont vieux, c’est fini, ils ne partiront pas, ils resteront quillés sur le caillou, et de la Capitale, ils ne verront même pas les rives. Ceux-là, les émoussés, soit ils se résignent et regagnent les tréfonds et les quartiers portuaires de la Gangue – de Rocheux à Rocailleux –, soit ils continuent de se battre, de trimer comme des forçats. Même pas sûr qu’ils espèrent pouvoir partir. Pas sûr du tout même. Mais ils s’accrochent et restent sur la voie royale de leur existence. Parce qu’ils ont fait ça toute leur vie, voilà pourquoi. Parce qu’ils ont fait ça toute leur vie et qu’ils ne veulent pas abandonner maintenant en se disant que ça n’aura servi à rien. Alors, ils continuent. Ils continuent et préfèrent prétendre qu’ils espèrent encore plutôt que d’avouer qu’ils ont capitulé.
Ils se regroupent toujours aux mêmes endroits pour la pause. Un arrêt long et d’une profondeur insondable puisqu’ils meurent quelque temps pour vivre ailleurs. Après avoir charbonné toute la journée, limé leurs os et épuisé leur énergie dans les Sous-fonds, ils retrouvent un air qui semble libre, envahissent les méandres des allées et se réunissent en plusieurs masses. Chaque groupe au pied d’un mur ; sur chaque mur, un écran en pleine activité. Et là, ils fuient le turbin, les suées et la galère.
Dael se loge entre deux arcs et pose son regard sur l’écran. Comme sur celui du Dôme des Sous-fonds, des images époustouflantes s’enchaînent. Des hommes et des femmes élégamment vêtus y flânent dans les rues, s’assoient autour de tables et consomment des boissons multicolores. Des enfants s’amusent dans des jardins splendides, les rues sont animées, foulées par des foules à l’air heureux et riche. Mais celle qui envoûte et illumine les yeux ternis des Rocheux, c’est la couleur. Elle dégorge de l’écran et ruisselle, à outrance, par cascades. Si un type passe plusieurs heures devant les images de la Capitale, il en ressort la gueule en arc-en-Ciel. Les Rocheux, ça les fascine toutes ces couleurs, et chaque jour, ils reviennent s’en délecter.
Derrière Dael, une femme sort de l’ombre des arcades et s’approche de lui. Son grand habit, dont le blanc poussiéreux vire au gris, virevolte à chaque pas. Dans sa main, elle porte un récipient, comme un obus creusé, dont le couvercle fume légèrement. Elle en ouvre le petit robinet et verse le suc dans un pot en terre cuite qu’elle tend à Dael. Il s’en empare et trempe ses lèvres à la surface du liquide brûlant. Comme il ingurgite la boisson le regard perdu parmi les Rocheux, il ne peut s’empêcher de se triturer l’esprit. Comment ces hommes harassés pourraient-ils résister à la tentation de ces images ? Où pourraient-ils puiser l’énergie de se battre pour raviver la Roche ? Et contre la croyance que l’île est définitivement condamnée ? Parviendrait-il à lutter, lui, s’il était à leur place ?
La femme contemple à son tour les images tandis que l’artisan a cette expression des projectionnistes au fond de la salle qui ont passé le même film tellement de fois qu’ils ne le regardent plus, tellement de fois qu’ils préfèrent examiner le comportement d’un public transcendé.
Il n’ose rien perturber et sirote la boisson chaude, dans le silence le plus respectueux. Car sur la place ovale, les vingt Rocheux foulent des paysages oniriques. Face à cet écran, tout leur est permis, le monde leur est offert. L’espace de cet instant, l’allégresse est plus forte encore que s’ils quittaient cette île maudite et posaient enfin le pied sur le sol florissant de la Capitale. Sur cette place, ils peuvent s’envoler, fantasmer la magnificence d’une vie nouvelle ; se déconnecter entièrement et dire merde aussi bien au réel qu’au réalisme pour laisser libre cours à l’imaginaire. Leurs songes n’ont aucun objet précis ; ils sont simplement heureux et ils n’ont pas besoin de se projeter pour en ressentir la beauté. Ils rêvent sans savoir de quoi ils rêvent ; ils s’échappent, et c’est tout ce qui importe.
Dans le bassin vide, ils n’ont pas bronché depuis presque une heure. Dael ne les a pas lâchés d’un œil et sa main droite gribouille machinalement la pierre granuleuse sur laquelle il est assis. Sous l’arc voisin, la femme en blanc est appuyée sur une colonne : un tableau complètement figé. D’un mouvement unanime, les Rocheux finissent par sortir de leur torpeur, s’éveillent et se relèvent. Les images continuent de défiler à l’écran mais ils en ont suffisamment profité ; il est temps de rejoindre leur famille pour ceux qui en ont et le sommeil pour les autres. En quelques secondes, la place s’est vidée, il ne reste que la femme et l’artisan. Les Rocheux n’ont rien échangé d’autre que de vagues signes de tête et sont partis, dans toutes les directions, l’esprit encore perdu dans l’ailleurs. Et comme ils marchent, les éléments tonnent autour d’eux et percutent leurs rêveries comme pour leur rappeler l’infernale réalité de leur environnement.
« Tu peux m’en servir un autre ? »
Elle s’avance vers lui en tenant son récipient à bout de bras et s’arrête avant de le servir. Dael ne réagit pas immédiatement et finit par lui présenter les bricoles qu’il a prise dans le sous-marin. Elle examine rapidement, fait son choix et sert l’artisan dans le même pot. Le bruit du liquide au contact de la terre cuite se répand entre les quatre côtés de la place. Avant qu’elle s’éloigne, il saisit son bras et désigne l’écran.
« Tu en penses quoi de ces machines, toi ?
– Bah…
– Ils en mettent partout depuis quelque temps. La Roche va être envahie.
– Bientôt il y en aura assez pour tous.
– Il y en a déjà trop. Même la nuit elles fonctionnent…
– C’est plutôt agréable. Ils ont l’air heureux.
– J’ai vu. Ça fait plusieurs mois que je le vois tous les jours.
– Et alors ?
– Alors ça les plonge dans la léthargie. Ça les dévitalise.
– Tu crois ? J’ai l’impression que ça leur fait du bien.
– Je me méfie. Tout ça les concentre en un point. Un point unique contrôlé par la Garde. Ça dompte leur fluide, ça le rend passif et docile.
– Au contraire. Ils rêvent.
– Ils rêvent ? Mais de quoi ? Ils peuvent rêver de rien puisqu’ils connaissent rien d’autre que la crevure dans laquelle ils vivent depuis toujours. Ils s’échappent pour s’échapper, voilà tout. Ils fuient. Et reviennent sans autre idée que celle que la Roche est un enfer qu’ils vont devoir se coltiner encore trop longtemps. Alors, ils triment comme des forçats en espérant atteindre leurs rêves. Ils se laissent pomper toute énergie et deviennent des loques. »
Elle hausse les épaules.
« Pourquoi t’es aussi pessimiste ?
– Tu me fais rire. Non seulement j’ai du mal à voir le bon mais en plus je ne tiens pas à plonger tête baissée sans réfléchir.
– Tu devrais essayer de temps en temps, ça te ferait du bien à toi aussi. »
Ne lui laissant pas l’occasion de répliquer, elle fait volte-face et disparaît dans une allée. L’artisan la regarde partir – les drapés de ses vêtements blancs ondulent dans le vent comme des vagues. Ce n’est qu’une Rocailleuse, elle vit de ses petits trafics à droite, à gauche, sans ambition ni avenir. Un sentiment de solitude s’empare de lui un instant mais il ne se laisse pas submerger et quitte la place désormais vide.
Les rues se sont désemplies et ont retrouvé leur habituelle tranquillité nocturne. Dael profite de ce moment de la journée, celui où la Roche s’apparente à un lieu presque normal ; où les alentours se dénudent et cessent de répandre leurs marasmes ; où l’on regoûte à une vie simple et agréable ; où la nécessité de lutter s’estompe et où les esprits peuvent se reposer dans l’illusion d’une paix.
Mais ce moment est éphémère. À peine les Rocheux sont-ils montés dans les immeubles et logés dans leurs cellules, que l’autre versant de la Roche s’éveille. Dael aperçoit les premiers Rocailleux qui sortent de leurs antres. En quelques instants, la Gangue est couverte de leur présence faussement discrète. Certains s’aventurent même dans le Noyau.
Comme les cafards qui envahissent les toits à la nuit tombée, les Rocailleux fourmillent dans la noirceur du soir. À moitié calfeutrés dans les interstices des bâtisses, ils ruminent des négociations déjà foutues ou injustes, se livrent à des orgies miséreuses et s’adonnent à la débauche la plus désabusée. Il fut un temps où il serait resté avec eux, aurait partagé une activité, une discussion. Mais pas ce soir, il les ignore et trace sa route jusqu’à chez lui.

4
« Une montre ? »
La femme hoche la tête. Le Rocailleux fait tourner l’objet entre ses mains avec un petit sourire mais il retrouve rapidement son sérieux en observant mieux le cadran.
« Elle est cassée. »
Un des hommes qui l’accompagnent prend un sac parmi le large tas derrière eux et le pose sur la table. Mais la Rocailleuse n’a pas l’air satisfaite.
« Ça vaut au moins trois sacs.
– Tu sais la réparer ? »
La femme ne répond pas et toise les deux hommes parfaitement impassibles, puis elle s’empare du sac et s’éloigne derrière l’entrepôt.
C’est un des hangars qui constituent la ribambelle du marché nocturne, probablement la zone la plus tumultueuse de la Gangue, le foyer des fraudes et des escroqueries les plus assumées. De part et d’autre du principal canal de l’île, des baraquements sans étage sur une centaine de mètres se font face, reliés par de courtes passerelles régulièrement espacées. Avant que les Rocailleux ne s’y installent, un vaste commerce battait ici son plein tout le jour durant, depuis le va-et-vient matinal des bateaux qui acheminaient leurs cargaisons de poiscaille par le canal, des porteurs qui déambulaient, leurs paniers chargés à bloc, des charrettes et des chariots débordant de provisions et d’amas composites, les corps se croisant par milliers, dans l’empressement, la cavalcade et la nécessité d’optimiser le moindre mouvement. Puis les chalands affluaient pareils à des vautours dans un cimetière de charognes, se jetant sur les étalages poisseux et saturés en espérant y faire une affaire ou simplement se nourrir.
Les Rocailleux avaient repris le marché pour y troquer entre eux, une fois la nuit tombée, des breloques souvent inutiles et des sacs de suc dont ils tirent leur précieux magma.
Un bruit strident retentit dans le hangar.
« C’est quoi ce truc ?
– Aucune idée.
– Ça fait un son bizarre.
– C’est joli, non ?
– Mouais. C’est surtout bizarre. »
C’est Loo qui commente la scène en chuchotant avec ses amis. Ils sont trois, elle, une autre fillette à peine plus grande et un garçon dont les cheveux en bataille retombent sur son front. Ils se sont cachés derrière les grandes roues d’une charrette à moitié défoncée et observent discrètement.
« C’est peut-être de la musique.
– Comment ça ? »
Ils dévisagent Loo avec curiosité. Dans le hangar, un homme chétif fait face aux Rocailleux. Il est debout devant la table et tient dans sa main un harmonica dans lequel il ne cesse de souffler pour en prouver la valeur. Ses interlocuteurs le regardent interdits et grimacent alors que les bruits redoublent.
« Ça fait du bruit mais d’une jolie façon, en gros.
– Comment tu sais ça ?
– Mon père m’en a un peu parlé. Il connaissait quelqu’un qui faisait ça. Mais j’en ai jamais vu. »
Un troisième Rocailleux a surgi dans le hangar, probablement attiré par le son de l’harmonica. Il s’avance vers l’homme de façon menaçante, referme sa main sur le poignet qui tient l’instrument et met un terme à la cacophonie.
« Eh, les filles, je le reconnais, le gros, là. Il s’appelle l’argousin !
– L’argou… quoi ?
– L’argousin. Un mec pas net. C’est mon père qui m’a dit ça. Il m’a dit que c’était un des anciens chefs de la révolution.
– Quelle révolution ?
– Entre la Garde et des rebelles qui voulaient tout casser. C’était il y a longtemps mais c’était un truc de dingue. Mon père m’a tout raconté. »
Le Rocailleux s’est éloigné sans avoir rien pu tirer de l’harmonica, il se tient à quelques mètres de la zone d’échange et observe en fulminant les revendeurs suivants repartir chargés de sacs de poudre.
« Et d’où il sait ça, ton père ?
– Je peux pas vous dire.
– Oh, allez, sois sympa.
– Bon. Il a été recruté par la Garde récemment. Mais faut le garder pour vous, c’est top secret !
– Ouah, la classe ! Il fait quoi ? Il est déjà allé à la Capitale ?!
– C’est top secret, je vous ai dit. Je peux rien révéler, c’est trop dangereux. »
La deuxième fillette n’en revient pas et insiste en tirant le bras du garçon. Loo ne dit plus rien et bougonne, la tête affalée entre ses bras croisés. Elle finit par se retourner vers ses amis et apostrophe le garçon d’un ton sec :
« Ton père, c’est un lâche.
– Eh, tu causes pas comme ça de mon père.
– Qu’est-ce qui te prend ? »
Son amie lui adresse un regard ahuri mais Loo ne bronche pas.
« Vas-y, madame Meilleure-que-tout-le-monde, on t’écoute.
– J’aime pas la Garde.
– Fais gaffe, je le répéterai à mon père !
– Répète ce que tu veux, je m’en fiche. »
Loo ne bouge pas et continue de regarder dans la direction des trafiquants. Le Rocailleux à l’harmonica s’est mis à souffler de toutes ses forces dans la ruelle – un dernier recours ? Les autres l’empoignent, balancent l’instrument dans le canal et le misérable derrière un baraquement. Elle observe la scène et un éclair glacial parcourt son corps.
« Pourquoi tu dis ça ?
– Mon père, il dit que c’est nul la Garde.
– Il est fou, ton père ? Il sait que c’est grâce à elle qu’on peut partir. »
Elle se tourne soudain vers ses deux amis, faisant tressauter les boucles sur son front :
« Il est pas fou, il dit que ça sert à rien de partir.
– Bah, c’est ton père le nul !
– Au moins c’est pas un traître, lui ! »
Loo saute au visage du garçon qui bascule sous son poids. Il la repousse sans violence et réprime un rire.
« Il dit n’importe quoi, ton père. C’est ici que c’est nul. Il peut rester s’il veut mais moi je te dis qu’il a un grain.
– C’est vrai, Loo… l’écoute pas trop. »
La fillette approche une main bienveillante mais Loo bouillonne et les fusille du regard.
« De toute façon, vous êtes tous les deux des gros débiles. »
Sur ces mots, elle tourne les talons, se dégage de l’enchevêtrement de planches et s’éloigne en courant. Dans le silence des rues, ses sanglots coulent sur les pavés, se mêlent à la saleté et ruissellent jusqu’aux façades des bâtiments comme s’ils voulaient en gravir la raideur. Elle ralentit un peu et se met à traîner les pieds sur le bitume crasseux. Ses chaussures soulèvent des petits nuages de poussière et viennent clapoter dans les flaques d’eau croupie. Petit à petit, les larmes de la fillette s’apaisent, ses hoquets s’espacent.
Quelques murmures viennent fissurer le calme de la rue. Loo scrute les environs. Personne, et pourtant ils sont là, cachés dans des recoins, vaquant à leurs activités nocturnes. Elle est déjà rentrée aussi tard et les Rocailleux ne l’embêtent jamais. Mais ce soir, elle est triste, se sent seule et avance péniblement à travers les allées sombres et les austères bâtiments qui l’encerclent. C’est alors qu’un mouvement dans l’air la fait sursauter. Elle lève les yeux au Ciel. Le grand Ciel, vaste et noir jusqu’à l’horizon le plus lointain, ce Ciel qui la fascine. Au-dessus d’elle, fendant la largeur de l’allée en zigzags, un oiseau de papier blanc se balance au bout d’un fil. Elle ouvre de grands yeux humides et suit la course du volatile. Arrimée à un système complexe de fils tendus entre les bâtiments que Loo ne peut distinguer dans la nuit, la figure de papier transperce l’air comme un cerf-volant dans la tempête.
Elle court derrière l’oiseau immaculé et son regard émerveillé l’accompagne du mieux qu’il peut. Il fuse dans les airs en saltos et en loopings, pourfend les cieux et brise l’obscurité. Il est comme un astre tant sa blancheur est pure. Loo ne perçoit plus les sombres bâtiments, ni ne sent l’odeur aigre qui se dégage du sol et de ses eaux, ni la saleté qui se dépose sur ses vêtements. Tout a disparu, éclipsé par la figure qui vole, tourbillonne, toupille, torpille et qu’elle poursuit en exultant. S’envolera-t-elle, elle aussi ? Suivra-t-elle l’oiseau jusque dans le Ciel ? S’arrachera-t-elle à ce caillou bourré d’aspérités ? Non ; l’oiseau s’arrête brusquement, comme foudroyé, et pendouille au bout du fil, inerte.
Loo se fige en même temps que la figure de papier renversée et l’observe avec une pointe de déception. Autour d’elle, tout réapparaît : la laideur des lieux, l’obscurité, la saleté et son chagrin. Mais la course de l’oiseau les a rendus plus supportables. Elle avance et ressasse avec colère les railleries de ses amis. Ils sont tous pareils, stupides et obnubilés par la Capitale – que peut-elle avoir de tellement meilleur ? Loo enrage ; c’est son père qui a raison, elle en est persuadée.
« Hello Loupiote ! »
Sans s’en rendre compte, elle a marché jusqu’aux bordures de l’île, le quartier où elle habite – un petit bout de littoral, non loin du port, que les Rocailleux n’ont pas envahi et où persistent les vestiges délabrés de quelques bâtisses de pierre. Entre l’immense étendue d’eau qui s’échappe au loin et la fillette se dresse une maison à peine plus haute que le sol. Et sur le toit de celle-ci, un homme, Dael S’èn, son père, agite une main pleine de cambouis. Elle lui sourit en retour, se hisse jusqu’à lui et saute dans ses bras.
« Eh alors toi ! »
Il l’enlace.
« Où étais-tu ? Je me suis inquiété.
– J’étais avec Piuk et Alei’na. Je n’ai pas vu le noir arriver… »
Dael voudrait la sermonner mais le visage poupin de sa fille l’en dissuade. Il soupire longuement et lui sourit.
« Tu sais bien que je ne veux pas que tu rentres seule aussi tard.
– Mais il ne fait pas encore tout à fait nuit. Je ne pouvais pas me perdre.
– Je sais mais ça ne me plaît pas quand même. Il peut y avoir d’autres menaces que la nuit. »
Son expression d’étonnement révèle sa grande insouciance et achève d’attendrir son père. Elle est trop jeune pour mesurer certains dangers et il ne souhaite d’ailleurs pas qu’elle les mesure dès maintenant, elle aura tout le luxe d’y être confrontée à mesure qu’elle grandira.
« Normalement non, mais on ne sait jamais. Je préfère que tu fasses attention. »
Elle est entièrement pendue à ses lèvres, dans l’attente de ce qui va suivre.
« De toute façon, je serai toujours là pour te protéger, ma Loupiote. Allez, va vite te mettre au chaud. Je finis ça et te rejoins dans deux minutes. »
Elle saute du toit et entre dans la maison par une porte, au niveau des escaliers qui descendent jusqu’au ponton. Elle ôte ses chaussures et s’empare d’un seau de sciure dont elle envoie des poignées aussi larges que ses petites mains le permettent dans l’âtre de la grande cheminée de pierre avant d’y mettre le feu. Rapidement les volutes crémeuses s’élèvent et s’engouffrent par le soupirail qui surplombe la cheminée.
Depuis le toit, le bruit sourd des pas de Dael résonne, puis un engrenage s’enclenche et une dalle se décroche du plafond vers le sol de la pièce. Sur la plateforme qui s’abaisse, au bout des chaînes, un imposant récipient se balance dangereusement. La voix de Dael se fait entendre depuis le toit.
« Fais attention, elle n’est pas potable. Mets-la sur le côté, s’il te plaît, je l’examinerai plus tard. »
Loo vient placer une gouttière en bois sous la plateforme et ouvre une soupape. L’eau de la cuve s’écoule dans la rainure de la poutre vers un gros chaudron. Après quelques minutes, et alors que le débit ne se fait plus qu’au goutte-à-goutte, Loo referme la soupape et actionne une manivelle qui fait coulisser les chaînes dans des poulies, tandis que le monte-charge se hisse jusqu’au plafond.
Quand Dael rejoint sa fille, la douce vapeur de l’eau bouillante et l’agréable fumet du bois brûlé ont empli la pièce. Accroupie dans un coin, Loo observe hypnotisée la procession de fourmis qui s’introduit à la queue leu leu par une fissure du mur.
« Tu crois que leur maison est quelque part derrière le mur, papa ?
– Sûrement, oui. »
Il la regarde avec un air amusé.
« Elles vivent dans la même maison que nous, en fait. »
Elle en attrape une, la place au bout de son index et la caresse délicatement.
« C’est comme si on avait des milliers de voisines. »
Dael ôte la casserole des flammes et y place une poêle dans laquelle des gouttes d’humidité crépitent. D’une poche de la doublure de son manteau, il sort une conserve de carottes qu’il verse dans la poêle. Il tend la casserole fumante à Loo.
« Je te laisse t’occuper du suc ? »
Elle repose la fourmi, s’empare du récipient et saupoudre l’eau de la farine terreuse et épaisse qui imprègne le liquide et le brunit. En même temps, Dael remue les petits bouts orange qui dorent en grillant tout en jetant un regard inquisiteur à sa fille.
« T’as une petite mine, toi, ce soir. »
Elle garde les yeux baissés sur la casserole, comme si elle y lisait quelque symbole.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– Piuk et Alei’na se sont moqués de moi.
– Comment ça ?
– Ils ont dit que t’étais fou.
– Ça, par exemple ! Et pourquoi donc ?
– Parce que tu n’aimes pas la Garde.
– Qui t’a dit que je n’aimais pas la Garde ?
– C’est toi qui as dit ça, papa ! »
Dael gratte le fond de la poêle avec une spatule et ajoute des sortes de vermicelles durs qu’il mélange aux carottes. Il saisit le manche du récipient et s’approche de sa fille. Celle-ci est assise en tailleur près d’un cube de briques rousses sur lequel attendent deux gobelets remplis de suc. Il lui fait un grand sourire en lui montrant le contenu de la poêle.
« Regarde ce que j’ai préparé !
– Oh super ! »
Il dépose la poêle sur les briques, prend une gorgée de suc et grimace. Alors que Loo hume l’odeur des carottes grillées, son visage s’illumine.
« Tout droit venues des jardins cachés de la Roche.
– Que tu dois toujours me montrer un jour !
– C’est promis. »
Il a encore quelques conserves qui datent des âges passés de la Roche. Les produits ne sont pas très frais mais en les cuisant longtemps, ils sont mangeables et plutôt goûteux. Mais bientôt il n’en aura plus et devra faire comme tout le monde, réclamer des rations d’eau protéinée auprès de la Garde ou trafiquer avec les Rocailleux.
« C’est promis, Loupiote. »
Dans la pièce encore enfumée, Loo et Dael, assis en tailleur face à face, entament le plat à grandes cuillérées sous la lueur des flammes qui dansent à présent faiblement.
« Pourquoi ils ont dit que t’étais fou, papa ?
– Peut-être parce que je le suis. »
Il lui fait une grande grimace mais ça n’amuse pas Loo qui se renfrogne.
« Non, c’était plus sérieux que ça. »
Dael hausse les épaules.
« Parce que je suis différent d’eux, Loo. Parce que je suis content d’être ici et que je ne veux pas absolument quitter la Roche.
– Tu es sûr ? »
Il regarde sa fille gravement puis lâche un rire exagéré.
« Bien sûr ! J’aime ma vie ici avec toi.
– Mais s’ils partent tous, papa, on sera plus que tous les deux ? »
Cette fois il n’a pas besoin de se forcer pour rire franchement. Il enfourne une large cuiller dans sa bouche.
« Oh non, ils ne partiront pas tous, tu peux en être sûre.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils ne le peuvent pas. Les départs sont limités, tu sais.
– Pourquoi ?
– Parce que la Capitale ne peut pas accueillir tout le monde. Elle ne prend que quelques élus qui ont été choisis par la Garde.
– Et si on est choisis, toi et moi, on ira ? »
La question déstabilise l’artisan mais il s’efforce de répondre vite et bien :
« Tu aimerais ?
– Non. Enfin, je ne crois pas. »
Elle marque une pause et porte la main à son front. Son regard trahit une profonde réflexion.
« Tu m’emmènes à la Cérémonie demain ? »
Le visage de Loo se fait presque suppliant et rayonne d’espoir.
« Tu sais bien que tu es encore trop jeune. »
La fillette affiche une mine déçue, mais elle rebondit aussitôt :
« Et pourquoi ils veulent partir ?
– Qui ça ?
– Les gens. À la Capitale.
– Ils croient que la vie y est plus belle.
– Et ce n’est pas vrai ? Piuk et Alei’na disent ça aussi. »
Dael se lève, prend la poêle, la dépose dans une cuve d’eau sale et avale le suc d’une traite.
« Viens, Loupiote, je vais te montrer quelque chose. »
Il prend la main de Loo et ouvre la porte qui donne sur le ponton. La fillette trépigne et recule.
« Je croyais que c’était dangereux de sortir aussi tard, papa !
– On va juste sur le ponton, face à l’Océan, il n’y a rien à craindre. Et puis je suis avec toi. »
Elle se laisse guider et tous deux s’installent sur les planches de bois qui dominent modestement l’Océan. Loo laisse pendre ses jambes dans le vide – ses pieds n’atteignent pas la surface – et observe les pilotis qui se jettent à corps perdu dans les profondeurs de l’eau. Dael s’accroupit derrière elle et l’enlace de ses grands bras.
« Que fait-on ici, papa ?
– Regarde le Ciel. Regarde bien là-haut vers les étoiles… »
Ses mots ont été murmurés comme pour respecter le calme des lieux. Loo lève la tête et un frémissement la parcourt. L’immensité infinie et obscure s’étend, insaisissable dans ses petits yeux qui n’en captent qu’une bribe. Et les astres brillent majestueusement à des distances qu’elle ne saurait imaginer. Alors qu’elle observe les étoiles, quelques-unes semblent se détacher du Ciel et sautiller timidement. Au même moment, l’étreinte de son père se resserre.
La fillette admire les comètes bondissantes, ballerines célestes. Elles sont au moins une vingtaine qui se sont regroupées et virevoltent, comme si le Ciel avait décidé de danser pour eux. Mais plus elle les observe, mieux elle s’aperçoit qu’elles brillent bien moins que les autres étoiles et surtout qu’elles sont beaucoup plus proches. À quelques dizaines de mètres peut-être. Tout à coup, une étoile se détache du groupe et chute lentement en zigzags, puis une autre, une troisième et une autre encore. Sous les yeux enivrés de Loo, toutes les étoiles bondissantes se décrochent du Ciel et tombent comme des gouttes de pluie enflammées. Quand les bras de Dael relâchent leur emprise, une cinquantaine de petits éclats ternis flottent à la surface de l’eau et plus rien ne brille dans le Ciel que les astres fixes et millénaires.
« C’était quoi ?
– Des papillons. Des papillons blancs venus s’éteindre ici, à la lueur de la Lune dans le plus bel endroit du monde. »
Il laisse s’installer un silence avant de reprendre: « Allons nous coucher maintenant. »
Accompagnée de son père, elle monte sur la mezzanine où elle s’emmitoufle dans ses couettes et, alors que Dael s’apprête à redescendre, ses lèvres murmurent : « Tu sais, papa, j’ai volé avec un oiseau blanc tout à l’heure. C’était comme dans un rêve. »
Son visage bascule sur le côté, comme débranché, et ses yeux se ferment aussitôt. Un sentiment de bonheur envahit Dael. C’est comme si le toit de la maison se crevait au-dessus de lui pour lui offrir le Ciel entier. Il gagne le rez-de-chaussée, considère la plaque de fonte qui mène à son atelier et finalement renonce. Non, ce soir il a besoin d’autre chose que de se battre pour la Roche. Il a besoin de se détendre, il ne l’a pas fait depuis trop longtemps. Après avoir étouffé les braises sous les cendres, il repart sur le ponton. »

Extrait
« Regardez les choses en face, la Roche est une épave à la dérive qui n’a d’autre destination que son propre naufrage. Je ne pense pas avoir besoin de vous en persuader. Si nous procédions aux changements que vous évoquez, elle replongerait dans le chaos. Le système a le mérite de la maintenir à flot tout en permettant à une partie de sa population d’entretenir de l’espoir. » p. 375

À propos de l’auteur

Martin Lichtenberg © Photo DR – Librairie Mollat

Né à Paris en 1996, Martin Lichtenberg a suivi des études de cinéma. Il partage aujourd’hui sa vie entre la littérature, son travail de rédacteur de guides de voyage et de régisseur sur des tournages. La Roche est son premier roman. (Source: Éditions Héloïse d’Ormesson)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois