Un beau jour

beau jour

En deux mots
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent d’une journée de liberté, leurs parents sont partis pour une course en montagne. Mais un orage éclate en cette mi-août 1970 et les parents ne reviennent pas. Désormais, il va leur falloir vivre avec cette absence.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Disparus en montagne

Agnès Laurent raconte comment en famille vole en éclats. Après la disparition de leurs parents qui ne sont jamais revenus d’une course en montagne, Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean vont devoir vivre avec cette absence. Ils ne s’en remettront jamais.

Quand commence cette histoire, à la mi-août 1970, toute la famille Cotraz était réunie. Autour de Claude et Marie, leur quatre enfants Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean profitent de leurs derniers jours de vacances dans leur chalet. Les plus âgés sortent de l’enfance et font des rêves d’avenir. Peut-être que Luc marchera dans les pas de son père, guide de montagne. À moins que Jean ne décide d’endosser de reprendre le flambeau? Quant aux plus jeunes, ils découvrent le monde avec gourmandise.
Et n’ont aucune raison de s’inquiéter quand leurs parents décident de partir en montagne jusque vers le glacier qui domine le village. C’est leur oncle qui va montrer les premiers signes d’inquiétude en apprenant qu’un orage se prépare. Un peu plus tard, il proposera aux enfants de les accueillir chez lui en attendant le retour de leurs parents. Qui ne reviennent pas.
Alors que les recherches pour les retrouver sont lancées, l’attente devient de plus en plus éprouvante. Les jours passent sans aucune nouvelle du couple. Les mois passent et de difficiles décisions sont prises. Marie-Pierre et Luc vont en pension à la ville dans deux établissements séparés, Paule et Jean restent chez leur oncle et tante. La belle fratrie vole en éclats, laissant le benjamin inconsolé. «Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. (…) Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années».
Pendant des années Luc courra la montagne à la recherche du moindre indice, sans renoncer mais sans rien trouver. À Christine, sa nouvelle compagne, il promet même de renoncer à ses escapades sans pourtant s’y résigner vraiment.
C’est en 1986, quand le couple donne naissance à leur fils Philippe, que les choses vont commencer à se dégrader. Une spirale infernale s’enclenche alors. Et ce n’est pas la naissance de leur fille Catherine qui parviendra à l’enrayer.
En choisissant de retracer les suites de ce drame sur olusieurs décennies et sur trois générations, Agnès Laurent parvient à parfaitement rendre compte du traumatisme subi. Elle montre combien, même derrière les silences, le poids de cette absence est lourd à porter. Ce deuil impossible allant même jusqu’à provoquer de nouveaux drames.
Comme dans Rendors-toi, tout va bien, son premier roman paru en 2021, c’est en multipliant les points de vue qu’elle enrichit sa trame romanesque. Car s’il reste entendu que chacun ne réagit pas de la même manière face à l’adversité, personne ne peut affirmer qu’il sort indemne d’une telle catastrophe.

Un beau jour
Agnès Laurent
Éditions Récamier
Roman
330 p., 20,90 €
EAN 9782385770952
Paru le 1/02/2024

Où?
Le roman est situé principalement en France, dans un petit village les Alpes.

Quand?
L’action se déroule de 1970 à nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
Elle avait ajouté, ils ne sont pas morts, ils ont « disparu ». Et alors, c’est quoi la différence ? Elle avait expliqué, il avait souri, tu crois vraiment qu’ils pourraient encore revenir ?
Tout commence un beau jour d’été. Claude et Marie Cotraz décident de partir faire une excursion en haute montagne, laissant leurs quatre enfants au chalet, seuls. Le temps change, le chien aboie, un violent orage se profile. L’inquiétude gagne la fratrie. Ils connaissent les dangers de la montagne. Elle a englouti tant d’hommes et de femmes sans un mot, et il arrive qu’elle prenne ceux qu’on aime.
Marie-Pierre, Luc, Paule et Jean se souviendront à jamais de l’attente, de l’angoisse, des éclairs, du sommeil qui vient quand même, et au réveil, de l’espoir d’entendre les parents dans la cuisine. Reviendront-ils? La montagne livrera-t-elle son secret?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Bretagne 5
Blog Aude bouquine


Agnès Laurent présente «Un beau jour» © Production Éditions Récamier

Les premières pages du livre
« 1970
Un matin de la mi-août
Marie-Pierre s’est réveillée tôt. Trop tôt. Un bruit l’a tirée du sommeil. Le ciel est encore sombre. De l’autre côté de la chambre, Paule respire doucement. Un mouvement dans la maison, peut-être. Luc dort, elle entend un léger ronflement à travers la cloison. Il a le sommeil si lourd que le matin, il est impossible de le sortir du lit. Régulièrement, Père est obligé d’intervenir, Luc résiste, Père le bouscule, parfois Luc se fait mal en tombant. Quand il se plaint, maman lui répond en soupirant, tu connais ton père.
Marie-Pierre entend un bruit de casserole en bas. Jean a dû réclamer son biberon. Il a tout le temps faim. Il est capable de pleurer jusqu’à ce qu’on lui donne un peu de lait, un bout de pain. Ça énerve Père, il trouve qu’il est trop gâté, comment voulez-vous en faire un homme si vous cédez dès qu’il pleurniche ? Il dit vous, mais c’est à maman qu’il s’adresse. Il voudrait qu’elle éduque Jean plus durement, à ce rythme, il ne sera jamais un montagnard. Maman ne relève pas, elle laisse pleurer Jean cinq minutes, puis part le consoler. Le plus souvent, Marie-Pierre lui a déjà donné un truc à manger.
Ce petit frère, c’est vraiment le sien, elle aime quand il la cherche dans la maison en criant Marie ! Il ne l’appelle pas Marie-Pierre, il n’arrive pas encore à le prononcer. Elle est ravie, elle déteste son prénom composé. Elle voudrait ne plus aller à l’école, s’occuper de Jean toute la journée, elle n’en a pas parlé, maman ne serait pas d’accord. Alors, quand elle rentre le soir, elle se précipite pour prendre le petit dans ses bras, elle touche sa peau douce et lui fait des bisous. Luc se moque d’elle, il trouve ça bête d’aimer autant un bébé. Au moins, je suis utile à maman ; quand il est avec moi, il s’arrête de pleurer.
Marie-Pierre ne se souvient pas comment c’était, le silence dans la maison, avant la naissance de Jean. Elle ne sait plus si Paule pleurait quand elle était bébé. Aujourd’hui, sa sœur ne fait jamais de bruit. Elle se faufile d’une pièce à l’autre sans qu’on la remarque, elle est la seule à descendre les escaliers sans les faire grincer, pas même la septième marche qui trahit tout le monde. Luc pense que c’est parce qu’elle a peur de Père, qu’elle essaie de se rendre invisible pour éviter les coups. Marie-Pierre rétorque que sa sœur est juste née comme ça, discrète. Même quand elle se fait mal, on ne l’entend pas.
L’année dernière, ils étaient montés dans les pâturages avec les vaches, Paule a voulu courir après Blanchette qui s’éloignait, elle n’a pas vu la pierre en bordure du champ, elle s’est cassé le bras. Tout le chemin du retour, elle a tenu son bras tordu contre elle. Elle souffrait, mais à aucun moment elle n’a laissé échapper un cri ou une larme. Quand ils sont arrivés à la maison, Luc et Marie-Pierre ont appelé à l’aide. Père est venu en courant de l’étable, maman est sortie en portant Jean. Le bras de Paule pendouillait dans une position bizarre, toute la famille criait sauf elle. Il a fallu aller à l’hôpital, le médecin du village ne pouvait rien faire. Ils ont regardé leur sœur partir avec Père, elle n’avait toujours pas prononcé un mot. Père a raconté plus tard qu’en voiture, chaque trou de la route lui faisait un mal de chien, mais qu’elle se contentait d’une grimace. Il en était fier, elle est costaude, cette petite, répétait-il. Luc et Marie-Pierre étaient jaloux.
Paule était rentrée avec un plâtre tout blanc qui lui couvrait l’intégralité du bras. Maman n’a pas voulu qu’ils écrivent dessus. Ça fera tout dégoûtant après, a-t-elle décrété. Paule s’est chargée de le salir en le traînant partout dans la ferme. Ils se sont vite rendu compte que ce n’était pas si marrant que ça d’avoir un plâtre, on ne pouvait rien faire tout seul. Maman était obligée de nouer les lacets de Paule, de l’aider à s’habiller. Même pour manger, il fallait lui couper sa viande et ses légumes en tout petits bouts. Ouh le bébé ! avait ri Luc un jour. Il s’était pris une claque sur la tête de la part de Père, j’aimerais t’y voir, toi. Paule avait mis du temps avant de récupérer l’usage de son bras. Il est resté un peu de travers. Les docteurs auraient pu s’appliquer pour le réparer.
Marie-Pierre attend encore un peu avant de sortir de son lit. Dès qu’elle sera levée, elle aura plein de choses à faire. Se laver, manger, ranger les chambres. Maman n’aime pas qu’on refasse les lits sans les aérer, il faut secouer les couvertures à la fenêtre, ouvrir les draps, puis tout remettre en ordre. Marie-Pierre se contenterait bien de tirer la literie, franchement, qui ça gêne quelques plis ? C’est lourd, toutes ces couvertures, ces édredons, maman ne se rend pas compte. Un jour, Marie-Pierre le lui a dit. Bien sûr que je le sais, a répondu maman, je le fais depuis tellement d’années. Marie-Pierre aurait voulu se défendre, ce n’est pas pareil qu’à ton époque, maintenant, on va à l’école, on a des devoirs en plus du travail à la maison. Elle s’était tue, si elle rouspétait encore, elle récupérerait deux fois plus de corvées.
Elle est contente de cette journée qui s’annonce. Elle a un peu peur évidemment, c’est la première fois qu’avec Luc, ils gardent les petits pendant aussi longtemps. Paule à la limite, ce sera facile, mais Jean, s’il se met à piquer une colère et à réclamer maman, qu’est-ce qu’elle fera ? Il a beau l’adorer, parfois, il ne veut rien savoir, il devient tout rouge, tape du pied, il n’y a qu’un adulte pour le calmer. Mais maman avait l’air si heureuse quand elle leur a parlé de cette randonnée, Marie-Pierre n’a pas osé partager ses craintes. Vous êtes grands maintenant, vous êtes raisonnables. Je compte sur vous. Et puis, ça passe vite une journée. Marie-Pierre s’est mise à rêver, ils pourront aller faire des glissades dans le champ derrière, ils pourront préparer un pique-nique et le manger au bord du torrent. Ou elle cuisinera un plat que maman ne veut jamais préparer, ou alors ils se goinfreront de fromage, de jambon, de pain. Il n’y aura pas leur mère pour leur dire, vous me videz tous les placards, ni Père râlant parce qu’ils coûtent trop cher. Ils pourront sauter sur les lits, courir dans les escaliers… Je compte sur vous, hein. Maman l’avait répété. Marie-Pierre avait compris que s’il y avait le moindre problème, ce serait sur elle et Luc que ça retomberait. Mais elle avait promis pour que maman parte tranquille.
Marie-Pierre pose un pied par terre. Le sol est frais. Hier, le soleil a cogné toute la journée sur le sol de la chambre, elle en sentait encore la chaleur en allant se coucher, elle n’avait tiré que le drap sur elle. La température a dû baisser dans la nuit, elle a repris la couverture sur ses épaules au matin. S’il ne fait pas très beau, les parents vont peut-être renoncer à leur balade. Elle rejoint maman dans la cuisine. Elle est devant la fenêtre, immobile. C’est rare de la voir comme ça. Marie-Pierre tire une chaise sur les carreaux pour signifier qu’elle est là. Chut, tu vas réveiller les autres. Maman s’est enfin retournée. Marie-Pierre voit du ciel bleu derrière elle, elle s’est trompée, la journée s’annonce belle. Vous partez à quelle heure ? Dans une heure. Commence ton petit déjeuner, il y a encore plein de choses à faire. Et toi ? Tu ne manges pas ? Si, si, bien sûr. Maman se force à prendre un bol de café et une tartine.
Marie-Pierre se rend bien compte qu’elle n’en a pas envie, elle n’avale quelque chose que parce que sa fille lui a dit qu’il ne fallait pas partir en montagne le ventre vide, s’il t’arrive un pépin, tu seras sans force pour y faire face. Père le répète sans arrêt. Même pour une petite randonnée, il vérifie que les clients aient de quoi manger. Et il emporte toujours quelques-uns de ces gros biscuits qui servent de ravitaillement d’urgence. Elle demande à maman si elle veut une autre tartine, elle peut lui beurrer même. C’est gentil, prends-en une, toi, la journée va être longue. Au ton de sa mère, Marie-Pierre sent qu’il y a un truc qui cloche. Peut-être que maman n’a plus envie d’aller faire cette balade, qu’elle craint le jugement de Père.
L’autre jour, elle disait à tante Andrée qu’elle ne savait plus depuis combien d’années elle n’était pas allée en montagne. Dix au moins. Plus que ça même. Elle a reparlé de cette fois où Marie-Pierre était toute petite, encore un bébé, elle l’avait laissée à sa sœur. Au début, tout allait bien, elle grimpait tranquillement derrière Père. Il prenait garde de ne pas avancer trop vite, elle n’avait plus l’habitude. Pourtant, à la maison, en plus du bébé, elle s’occupait des bêtes. Ils étaient à mi-chemin quand elle avait commencé à avoir mal aux pieds, elle n’avait rien dit de peur que Père se fâche. Elle avait continué en serrant les dents tant la douleur était forte. Père avait vu qu’elle peinait, il croyait qu’elle manquait de souffle, que ses muscles tiraient un peu trop. Il avait ralenti, il allait de plus en plus lentement, elle souffrait de plus en plus. Au sommet, ils s’étaient arrêtés, elle avait voulu enlever ses chaussures, il le lui avait interdit, tu sais bien qu’il ne faut jamais les retirer, sinon, on ne peut plus les remettre. Elle ne l’avait pas écouté, elle avait quitté ses chaussettes, elle lui avait montré ses talons qui n’étaient plus qu’une ampoule géante. Des brins de laine rouge de sa chaussette étaient restés collés dessus. Mais je te l’ai dit, de porter tes chaussures plusieurs fois avant aujourd’hui, tu ne l’as pas fait ?
Il était furieux. Elle n’était pas idiote, mais son univers quotidien se résumait à quelques pas de la chambre de Marie-Pierre à la cuisine, de l’étable au lavoir, il en fallait plus pour casser des chaussures de marche. Père s’était calmé, il savait qu’ils allaient avoir un sérieux problème pour redescendre, il lui avait mis des bandes pour limiter le frottement entre la peau arrachée et la chaussette, ça ne suffisait pas, elle avançait tout doucement, il la soutenait par le bras quand il le pouvait, ils étaient épuisés en arrivant à la maison après ce qui aurait dû être une course facile. Depuis, les enfants s’étaient enchaînés, Luc puis Paule, puis Jean enfin. Ils n’avaient plus jamais réessayé. Maman ne se plaignait pas, mais la montagne lui manquait. Elle devinait qu’elle ne pourrait plus faire d’alpinisme, mais elle n’arrivait pas à renoncer à une vraie marche sur les glaciers, avec les crampons, dans des endroits où l’on ne croise personne, où l’air est si froid que, même en été, on le sent brûler dans les poumons. Quand Jean avait grandi, elle avait commencé à en parler, peut-être qu’on pourrait, qu’est-ce que j’aimerais remonter, et si on se faisait… Père répondait que c’était trop tôt, que les enfants étaient trop petits, qu’ils ne pouvaient pas tous les laisser chez Andrée et Antoine. Et puis, il avait fini par dire, et si on la faisait cette randonnée. Maintenant, maman doute. Elle ne veut pas le montrer, mais Marie-Pierre sait.
Hier, elle l’a vue essayer ses chaussures de marche, maman arrivait à peine à se plier pour les attacher. Son ventre est énorme depuis la naissance de Jean, il forme comme un ballon devant elle, un peu mou, un peu tombant. Marie-Pierre le trouve dégoûtant, elle espère que le sien ne deviendra jamais comme ça. Un jour, elle a dit à maman de prendre soin d’elle, de faire attention à ce qu’elle mange, maman l’a regardée avec tellement de peine qu’elle a aussitôt regretté. Hier, maman a dû s’y reprendre à trois fois pour attraper ses lacets et elle était essoufflée quand elle a eu fini. Elle aura des difficultés à marcher, c’est évident. Pourvu que Père ait choisi un trajet facile, Marie-Pierre imagine déjà maman coincée dans un passage étroit ou incapable d’escalader un rocher. Elle entend Père s’énerver, lui lancer qu’elle pourrait faire un effort. Mais peut-être qu’avec elle, il ne dira pas ça. Il paraît qu’en montagne, il n’est pas comme à la maison.
Au village, tout le monde le reconnaît comme le meilleur des guides. Il est l’un des seuls à avoir déjà fait toutes les voies difficiles. Lorsqu’on a besoin d’un type solide pour des clients pas trop expérimentés, c’est toujours lui qu’on demande. Il connaît le massif sur le bout des doigts, il devine qu’un nuage qui monte à cette heure de l’après-midi est synonyme d’orage en fin de journée, il ne prend pas de risques inutiles, aussitôt il ordonne de redescendre vers la vallée. Bien sûr, il lui est arrivé de se trouver en difficulté. Les soirs comme ça, Père rentre le visage fermé, les yeux sombres, il faut le laisser tranquille, maman les tient éloignés de lui jusqu’à l’heure du coucher. La plupart du temps, il a juste besoin de digérer une grosse frayeur. Une fois, il a laissé un orteil sur la montagne. Un seul, il a eu de la chance, avait dit l’oncle Antoine. Elle avait trouvé ça bizarre que ça soit une chance de perdre un orteil, mais elle n’a jamais demandé ce qu’avait voulu dire l’oncle Antoine. Une autre fois, il est rentré sans Simon, son meilleur ami, il est resté longtemps en colère, une colère contre lui, mais qui débordait souvent contre eux, contre Luc en particulier.
Bon, finis ton petit déjeuner, je vais aller réveiller tes frères et sœurs. Tu les feras manger pendant que j’irai me préparer. Marie-Pierre avait envie de prolonger le moment avec maman, tant pis. Elle met quatre bols sur la table, commence à couper de grosses tranches de pain, une pour chacun. Jean ne finira peut-être pas la sienne, Père lui en prendra un morceau. Elle entend le pas lourd dans l’escalier, elle met vite le café à réchauffer, il l’aime bien chaud, maman se fait souvent houspiller parce qu’il ne l’est pas assez. Bonjour, ça va, ma fille ? Marie-Pierre hoche la tête, elle s’assied en face de lui, il ne dit pas un mot, il est concentré sur le trajet qu’il va effectuer. C’est toujours comme ça quand il part en course, il se repasse les obstacles qu’il pourrait rencontrer. Elle regarde ses grosses mains attraper les côtés du bol et le remonter vers sa bouche, elle n’aime pas le son qu’il fait en avalant son café mélangé à son pain, ça fait un bruit de mou un peu écœurant. Ça lui coupe l’appétit, mais elle ne peut rien dire, Père n’est pas du genre à supporter la critique.
Luc les rejoint, il est à peine réveillé, Père lui donne déjà des ordres. Tu n’oublieras pas de traire les bêtes si on rentre un peu tard. Tu n’oublieras pas de ramasser les bouses et de les mettre sur le tas de fumier. Tu n’oublieras pas qu’il faut apporter Blanche à Antoine, il doit l’examiner. Tu n’oublieras pas… Luc ne répond pas. Père continue. Tu feras ci, tu feras ça. Luc boit son café lentement. Depuis quelques semaines, il a arrêté de prendre du lait, il veut montrer qu’il est un grand, même s’il n’aime pas vraiment le café. Tu m’écoutes ? Père s’énerve. Luc le regarde. Ouais. Ouais ? Oui, Père, on dit. Marie-Pierre sent la tension monter, elle espère que Luc va rester silencieux. Il en est incapable. De toute façon, c’est moi qui devrais grimper avec toi, pas faire toutes ces corvées. Père était sur le point de quitter la pièce. Des corvées ? Mais pour qui tu te prends ? Ces corvées, c’est notre travail, à ta mère et à moi. Ouais, ben, ce boulot, moi, je le ferai jamais. Je gagnerai ma vie juste en grimpant.
C’est reparti. Père se rapproche de Luc, son frère va se faire corriger. Marie-Pierre est en train de débarrasser, elle se met sur le chemin de Père pour le ralentir, elle sait qu’il n’osera pas la frapper, il la contourne, tu vas voir, sale morveux, je vais t’apprendre, tu n’es même pas capable de finir une course. Luc a le temps d’ouvrir la porte et de sortir, il hurle, de toute façon, c’est toujours pareil avec toi, on ne peut rien dire, tu ne sais que crier et frapper. Marie-Pierre le regarde traverser le pré en courant, il va se cacher derrière la cabane abandonnée en pierres. Elle devine ce que son frère pense. Il le lui dit souvent, il verra, quand je serai plus grand, je serai le meilleur grimpeur de la vallée. Là, c’est moi qui me moquerai de lui. Que fera-t-elle si Père lui demande où est son frère ? Inutile de s’inquiéter. Ce matin, Père est pressé, il renonce à corriger Luc. Elle mesure sa colère au bruit de ses pas dans les escaliers, il cogne chaque marche comme s’il avait son fils devant lui. Elle espère que Paule ne sera pas sur son passage, même elle, la chouchoute, pourrait prendre pour son frère.
Que fabrique-t-elle d’ailleurs ? Marie-Pierre monte chercher sa sœur. Quand elle passe devant la chambre des parents, elle les entend discuter. Tu es sûr, Claude, qu’avec la météo, on peut monter ? Père ne répond pas. Claude, je t’ai posé une question. Père secoue la tête, Marie-Pierre l’aperçoit, il enfile son pull, bien sûr qu’on peut y aller, on ne grimpera pas assez haut pour être touchés. Marie-Pierre n’aime pas la tête de maman, elle n’a pas l’habitude de se faire du souci pour rien. Père se rapproche d’elle, lui pose la main sur l’épaule, Marie, tu en avais tellement envie. Marie-Pierre a peur de se faire surprendre, elle grimpe vers leur chambre.
Paule dort encore, enroulée dans un édredon, comme d’habitude, quelle que soit la température. Marie-Pierre la secoue, Paule râle, elle se retourne, rien à faire, Marie-Pierre attrape l’édredon, sa sœur déteste la sensation de froid qui la saisit quand elle perd ses précieuses plumes. Elle hurle, Marie-Pierre rit, tu n’as qu’à te lever, espèce de paresseuse, allez, les parents vont partir et on a plein de choses à faire. Paule se décide enfin, elle enfile une jupe et un chandail en laine, il fait beau, tu vas avoir trop chaud. Paule s’en fiche. Tu m’as dit de me dépêcher, il faudrait savoir. Marie-Pierre ne relève pas, elle n’a pas besoin d’une nouvelle dispute. Elle a laissé Jean seul en bas devant un bout de pain, pourvu qu’il ne fasse pas de bêtise.
Elle abandonne Paule, redescend dans la cuisine, maman est là, elle surveille le petit tout en terminant le pique-nique. Marie-Pierre note les œufs durs, les sandwichs au jambon, maman a ajouté un bout de tomme, Père aime bien finir le repas avec du fromage. Pour elle, elle a pris des pommes. Elle remplira les gourdes en métal au dernier moment, comme ça, l’eau restera bien fraîche. Paule n’arrête pas de lui parler, tu crois que vous allez voir des bouquetins, la maîtresse nous a dit qu’il y en avait plein dans la montagne, tu vas marcher sur le glacier, tu m’apprendras à utiliser les crampons. Marie-Pierre lui ordonne de se taire, maman sourit gentiment. Et tu me rapporteras un bout de glacier, et… attends, je vais t’aider.
Paule a vu que maman avait du mal à tout faire tenir dans les sacs à dos. Surtout dans le sien, il est plus petit. Elle s’est levée trop vite, son bol de lait a valsé, il y en a partout, sur la table, sur les carreaux, sur maman. Maman est fâchée, il faut qu’elle remonte se changer. Du temps perdu. Ils n’en ont pas tant que ça, Père voulait partir avant sept heures pour que la neige sur le glacier ne soit pas trop molle lorsqu’ils arriveront là-haut, et ils sont déjà en retard. Maman crie sur Paule, c’est malin, maintenant, tu nettoies tout. Paule ne dit rien, elle a les larmes aux yeux. Marie-Pierre a de la peine pour elle, elle souhaitait juste bien faire. Elle l’aide à ramasser, elle lui propose de lui préparer un autre bol, Paule ne veut pas, elle quitte la cuisine en pleurant, dans cette maison, on me crie toujours dessus. Jean, sur sa chaise haute, ne bouge pas, paralysé par les colères de ce début de journée.
Marie-Pierre commence la vaisselle, les parents sont presque prêts, ils sont en train d’enfiler leurs chaussures dans l’entrée. Maman a du mal, Père est patient avec elle, attends, je vais te les lacer, il faut que ce soit bien fait. Marie-Pierre va chercher Paule, elle sait où elle s’est cachée. Dans le poulailler. Elle adore cet endroit, Marie-Pierre ne comprend pas, l’odeur lui donne envie de vomir. Viens, ils vont partir, dis-leur à ce soir. Paule est encore vexée, elle refuse de sortir. Marie-Pierre n’insiste pas. Luc non plus n’est pas revenu. Elle se retrouve seule devant la maison, avec Jean dans les bras, à regarder les parents partir. Maman passe la main dans les cheveux de Jean, Père dit à Marie-Pierre, je compte sur toi, elle hoche la tête. Il lui fait confiance, à elle plus qu’aux autres, elle ne peut pas le décevoir. Maman est inquiète, j’espère que ton frère et ta sœur ne t’embêteront pas, je leur parlerai ce soir. Marie-Pierre la rassure, dans cinq minutes, ils seront là, ne t’inquiète pas. Elle les regarde s’éloigner. La silhouette trapue de Père, son piolet qui dépasse du sac à dos, il l’a pris pour éviter que maman ait du poids à porter. Elle remarque que maman a changé de foulard. Elle a enlevé le jaune et mis un rouge. C’est bien, elle pourra mieux les suivre sur le chemin quand ils vont commencer à s’éloigner. Elle les observe un moment devenir des points minuscules. Jean pèse dans ses bras, elle le pose.
*
Quand Luc revient, Marie-Pierre est en train de finir la vaisselle. À ses pieds, Jean joue avec une cuillère. C’est malin, tu ne leur as même pas dit au revoir. Tu as vu comme Père est avec moi ? Tu exagères aussi… C’est toujours comme ça, Marie-Pierre prend la défense des parents. Elle se comporte comme si elle était sa mère. Juste avant l’été, elle l’avait cafté. Il n’était pas allé à l’école en racontant à la maîtresse que Père avait besoin de lui. C’est dommage, avec le certificat d’études qui approche, on aurait révisé, avait-elle dit. Luc avait profité de ces journées volées pour se promener en montagne, faire la sieste dans l’herbe, se goinfrer de myrtilles. Jusqu’au soir où il était rentré et s’était pris une rouste. Tu crois quoi, qu’on te nourrit à rien faire ? C’est l’école ou un boulot. T’étais où d’abord ? Luc était resté muet.
Père s’était tourné vers Marie-Pierre, tu le sais, toi, où il va ? Au début, elle n’avait rien dit, puis Père avait sorti sa baguette et elle avait craché le morceau. Elle détestait la baguette. Luc l’avait traitée de fayotte, Père l’avait frappé de nouveau, tu ne parles pas à ta sœur comme ça. Le lendemain, Luc avait coincé Marie-Pierre sur le chemin de l’école, il lui avait reproché de ne pas l’avoir soutenu. Elle avait tenu bon, Luc, il faut que tu ailles à l’école, il faut qu’on puisse partir d’ici, on ne va pas passer notre vie dans ce trou, je ne veux pas devenir comme les parents. Il l’avait regardée, surpris qu’elle le comprenne si bien, mais il n’avait pas voulu le reconnaître. De quoi je me mêle, je suis bien ici moi, il avait craché vers elle. Il était furieux de la rouste qu’il avait prise à cause d’elle.
Avant, elle était toujours la première à désobéir aux parents, à échapper à leur surveillance. Elle n’était pas une mijaurée comme aujourd’hui. Quand les parents leur disaient d’aller déposer les fromages à la coopérative, ils prenaient le chemin le plus long possible. Ils s’amusaient bien ensemble, comme ce jour où ils avaient trouvé une prairie pleine d’herbe grasse, pentue juste comme il faut pour faire des glissades, pas trop pour ne pas se blesser, assez pour que ça soit drôle. Ils avaient glissé, ri, glissé encore, ils avaient laissé filer les minutes, les heures, à la fin l’herbe était tout écrasée.
Quand ils avaient voulu repartir, ils avaient eu du mal à retrouver les fromages, ils croyaient les avoir posés à côté de leurs chaussures, ils étaient un peu plus bas, comme s’ils avaient eux aussi fait des roulades. Le paquet avait une drôle de forme, les fromages étaient tout mous dans le papier. Luc les avait tendus, un peu tremblant, à la dame de la coopérative. Tu as la tête de quelqu’un qui a fait une bêtise, toi. Elle l’aimait bien, il n’avait pas répondu, il attendait le verdict, s’imaginant déjà revenir et dire à Père qu’il n’y avait pas de sous, que les fromages n’étaient pas bons. Mais vous leur avez fait quoi à ces fromages ? Ils ont une drôle de tête. Ça y est, elle va les refuser. La catastrophe. Luc voyait déjà la baguette dans les mains de Père, son pantalon baissé. Il n’en pouvait plus, il y avait droit au moins une fois par semaine, il portait en permanence des traces rouges sur le derrière.
C’est vrai qu’ils sont un peu mous, on ne sait pas ce qu’il s’est passé, la chaleur, et puis ils devaient être un peu faits. Vous savez, il y a des gens qui adorent les manger comme ça, ils aiment quand la croûte est toute jaune, que la crème se cavale. Moi, je trouve ça dégoûtant, mais il en faut pour tous les goûts. Marie-Pierre ne s’arrêtait plus. Luc admirait sa sœur, il était incapable de tenir un discours pareil. La patronne de la coopérative avait fini par céder, allez, je les prends vos fromages, un petit coup au frais et ça devrait aller, mais la prochaine fois, faites attention, hein. Sur le chemin du retour, Luc avait imité Marie-Pierre, mais si, le fromage écrabouillé, c’est très très bon, vous avez qu’à leur dire que c’est une spécialité locale, je suis sûre qu’ils les achèteront. Ils riaient, Marie-Pierre était fière de leur avoir sauvé la mise. Elle voulait retourner sur la pente s’offrir quelques roulades, Luc l’avait retenue, non, cette fois, on rentre. Maman n’avait pas posé de question sur leur retard, elle les avait juste regardés de travers, eh ben, vous en avez mis du temps pour trois malheureux fromages, Marie-Pierre rigolait dans son dos. C’est cette sœur-là que Luc aimait, pas celle d’aujourd’hui qui se prend tellement au sérieux.
Tu pourrais m’aider à laver la vaisselle, ça ferait gagner du temps. Luc n’a pas su se retenir, tu as déjà vu Père faire la vaisselle ? Il aperçoit le dos de sa sœur se raidir de colère. Il n’attend pas qu’elle riposte, il s’échappe, je vais voir si tout va bien à l’étable. Un prétexte. Bien sûr que tout va bien à l’étable, Père s’en est chargé avant de partir. Il ne les a pas laissés s’occuper des bêtes toute la journée, les traire, nettoyer les stalles. Il n’a pas confiance. La dernière fois qu’il a demandé à Luc de les sortir, c’était un jour où maman et lui devaient aller à un enterrement, un lointain cousin, mais un cousin quand même, ils tenaient à y assister. Luc avait guidé les bêtes vers le pré, il adorait pousser le cri de Père pour les faire avancer, il hurlait tellement fort que Marie-Pierre était sortie, arrête, tu vas leur faire peur à ces pauvres vaches. Il les surveillait de près, il ne voulait surtout pas que l’une d’elles s’échappe. Pour une fois, elles avaient toutes obéi tranquillement, bien sagement. Il était parti à l’école, fier de lui. Mais lorsque Père et maman étaient rentrés, ils avaient croisé les vaches sur le chemin, Luc avait remis en place le poteau pour fermer le champ, mais pas le fil de fer qui le retenait, il avait suffi d’un petit coup de corne pour que les bêtes retrouvent leur liberté. Père l’avait houspillé, tu te rends compte, on aurait pu perdre le troupeau. Luc s’était défendu, je l’ai fermé, je te jure, quelqu’un a dû venir après, ou alors c’est quand Marie-Pierre m’a appelé pour le déjeuner, j’ai fait vite. Arrête de te chercher des excuses, assume tes bêtises.
Depuis, Père ne voulait plus lui laisser les animaux. Maman lui disait, réessaie, il était petit, il fait plus attention maintenant. Père ne cédait pas, non, il va encore faire une connerie. Luc en était vexé. Un jour, il avait même pensé ouvrir la barrière après que Père s’était occupé des bêtes pour lui montrer que tout le monde peut commettre des erreurs. Il avait parlé de son idée à Marie-Pierre. Non mais ça va pas, t’imagines si y a une des bêtes qui se blesse ou quoi. Je te préviens si tu fais ça, je te dénonce à Père. Ç’avait été le début de la nouvelle Marie-Pierre.
Dans l’étable, il cherche quelque chose à faire pour éviter que sa sœur lui colle une corvée. Il pourrait couper du bois, on ne sait jamais, même en cette saison, il peut faire frais. L’oncle Antoine lui a expliqué comment faire, poser la souche, la caler pour qu’elle ne bouge pas, lever la hache et l’abattre. Clac, clac, clac. Luc cherche la hache, il peste contre Père, où l’a-t-il mise ? Il finit par la dénicher derrière un bidon en plastique, drôle d’endroit pour ranger du matériel. Il se demande ce qu’il y a dans le bidon, de l’essence ou de l’engrais, un truc dangereux sûrement, il passe derrière avec précaution, pas question de le renverser, Père le tuerait. Il commence, une souche, un premier coup, un second, il sent les muscles de ses bras se crisper, la peau de ses mains se tendre jusqu’à craquer, il persiste, il ne va pas arrêter si vite. Encore un coup, deux, il peut à peine lever la hache. Il abandonne, il laisse l’outil contre la souche, il n’a pas la force de le remettre derrière le bidon. Père va rouspéter quand il reviendra, c’est grave, ton frère et ta sœur auraient pu se blesser. Il voit toujours du danger là où il n’y en a pas.
Quand Luc rentre dans la maison, il entend des cris. Marie-Pierre est en train de gronder Jean. Bien sûr que ton tricot te gratte, tu le sais qu’il faut mettre ton maillot d’abord, allez, allez, pantalon, chaussettes. Dépêche-toi, je n’ai pas toute la matinée. Jean chouine encore plus fort. Luc reste en bas, dans l’entrée, il ne veut pas que Marie-Pierre le voie, elle lui dirait de s’occuper de son frère. Hors de question de rester coincé là toute la journée, il a envie de descendre au village, peut-être que ses copains seront là, sur la place, prêts à faire un foot. Il hésite, sa sœur lui en voudrait terriblement. Il voit les chaussures bien alignées le long du mur, ça lui donne une idée. Il entend la voix de Marie-Pierre dans la cuisine. Mais c’est pas vrai, qu’est-ce que vous avez tous aujourd’hui ? Pourquoi tu ne veux pas aller à la boulangerie ? Cette fois, c’est après Paule qu’elle râle. La petite refuse d’aller chercher le pain. Elle ne veut pas dire pourquoi. Luc le sait. Un jour, après l’école, il avait trouvé Paule en train de pleurer, elle s’était essuyé les joues vite fait, mais il avait compris qu’un truc clochait. Le lendemain, il l’avait suivie, il avait vu deux filles en train de lui tirer les cheveux et de lui dire des gros mots dans une ruelle. Il les avait arrêtées, les menaçant de s’en prendre à elles si elles continuaient à embêter sa sœur. Luc pensait le problème réglé, il s’aperçoit que sa sœur a toujours peur de croiser ces filles en allant au village. Marie-Pierre insiste, la petite ne lâche rien. Luc les rejoint dans la cuisine.
Il va proposer d’aller à la boulangerie, ça lui donnera une raison de quitter la maison, mais Marie-Pierre l’alpague, occupe-toi de Jean un peu, il est d’humeur chouineuse ce matin, peut-être que toi, il t’écoutera. Il attrape son frère, le balance sur son dos, tête en bas, viens, on va faire un foot dans le pré derrière, le petit rit. Ils n’ont pas de ballon, ils joueront avec la boule de tissu bien ferme que maman leur a confectionnée. Elle est plus dure qu’une vraie balle, Luc se l’est déjà prise sur le torse, il en a gardé un bleu pendant plus d’une semaine. Au moment où ils sortent, il entend un bruit de chute, Paule pousse un cri et se met à pleurer. Mais c’est pas vrai, quel est l’imbécile qui a attaché les lacets des chaussures ensemble ? Luc, si tu continues, je raconterai tout à Père ce soir ! Luc rit. Marie-Pierre ne dira rien. Il prend Jean par la main.
Paule a fini par dénouer ses lacets, Luc les avait bien serrés. Elle a un peu peur. De croiser les filles qui l’embêtent. De perdre les pièces que Marie-Pierre lui a données. Sa sœur lui a dit de les mettre dans sa poche, mais dès qu’elle s’est penchée pour enfiler ses chaussures, elles sont tombées. Alors, elle les garde à la main, il y en a quatre. Elle les serre si fort qu’elle sent les crénelures lui rentrer dans la chair. Elle n’a pas osé demander à sa sœur de l’accompagner, Marie-Pierre aurait refusé. Dépêche-toi, ça ne te prendra pas longtemps, et après, tu viendras m’aider, j’ai la lessive, le manger, le ménage à faire.
Paule hésite entre courir pour être vite de retour à la maison et traîner pour éviter le travail. Pour l’instant, il n’y a personne sur le chemin, juste de jolies fleurs bleues dans le fossé, elle en ramasse quelques-unes, ça fera plaisir à Marie-Pierre, elle pourra mettre le bouquet sur la table de la cuisine. Maman n’aime pas qu’on y mette des fleurs, elle dit qu’on ne se voit plus pour parler, mais aujourd’hui, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Elle en prépare un pour la chambre de maman, comme ça, elle sera moins fâchée quand elle rentrera. Elle regrette de ne pas leur avoir dit au revoir. Elle se demande si Père la punira ce soir. Maintenant, elle a deux beaux bouquets dans les mains. Elle court pour rattraper son retard, un peu, pas trop, sinon les fleurs s’échappent. Et ses sous aussi, elle n’arrive pas à tout tenir, elle jette un des bouquets. Ça y est, elle est presque au village.
Elle aperçoit la maison de l’oncle Antoine, elle pourrait aller faire un bisou à la tante, ça ne lui prendrait pas trop de temps. Bonjour, ma belle, elles sont jolies, tes fleurs. Paule tend le bouquet à Andrée, tiens, il est pour toi, elle aime bien sa tante, elle est toujours de bonne humeur. L’oncle Antoine, c’est un peu différent, il ne parle pas beaucoup. Viens dans la cuisine, j’ai fait des beignets ce matin, prends-en un. Paule ne sait pas depuis combien de temps maman n’a pas fait de beignets, elle dit que c’est trop long et qu’après, ça sent trop la friture. Dans la cuisine de tante Andrée, la table est couverte de plats de nourriture. Père dit toujours qu’ils mangent comme des ogres et qu’ils veulent montrer qu’ils ont plus de sous que les autres. Vous recevez des gens ? Non, c’est à cause de l’orage, je m’avance. Paule se lèche le bout des doigts plein de sucre. Et toi, comment ça se fait que tu traînes par ici ? Paule explique, les parents, la randonnée, Marie-Pierre, le pain, les sous. Tante Andrée insiste, ils sont partis à quelle heure, ils devaient aller où. Paule ne sait pas répondre, tiens, prends un second beignet. Pendant qu’elle mange, elle voit Andrée discuter avec l’oncle Antoine, ils ont l’air en colère, elle espère que ce n’est pas sa faute s’ils se disputent, et puis, il faut qu’elle y aille, la boulangerie risque de fermer.
Elle repart en faisant un grand geste de la main à son oncle et sa tante, elle se met à courir. Encore une rue, puis la place à traverser. Ouf ! Elle y est, elle n’a pas croisé les filles de l’école. Au retour aussi, elle prendra ce chemin, c’est le seul qui passe loin de chez elles. Elle pousse la porte de la boulangerie avec ses mains, elle laisse une marque grasse sur la vitre, elle espère que la boulangère n’a rien vu, c’est à cause des beignets. Et pour cette demoiselle, ce sera ? Paule ne se souvient plus. Marie-Pierre lui a dit un pain ou deux ? La boulangère doit savoir combien ils en prennent d’habitude. Non, elle ne sait pas, elle en voit défiler des gens, elle ne peut pas se souvenir de tout le monde. Combien tu as d’argent ? Paule se fige. Les pièces. Depuis combien de temps elle ne les serre plus dans la main ? Elle a dû les poser pour faire les bouquets. Ou alors pour manger les beignets. Oui, c’est ça, elle a dû les laisser chez Antoine et Andrée. Marie-Pierre sera moins fâchée si elle les a juste oubliées, pas perdues. Je n’ai pas de sous, ma mère vous les donnera demain. Comment ça, pas de sous ? Je fais pas crédit, moi.
La boulangère a pris sa grosse voix, Paule n’ose plus bouger, elle sent qu’elle va se mettre à pleurer. Elle balbutie, s’il vous plaît. Pas question, si je commence, tout le village va me réclamer. Paule imagine Marie-Pierre, son air furieux, ses cris, Luc va ronchonner, manger sans pain, on n’a jamais vu ça. Et ce soir, Père le leur reprochera, vous n’avez même pas été capables d’aller chercher du pain, qu’est-ce que vous avez fichu toute la journée ? Elle se met à pleurer. Bon, allez, j’ai des clients à servir, moi. Paule n’a pas vu que deux personnes étaient entrées derrière elle. Elle entend une dame dire à la boulangère, vous exagérez, vous pouvez bien les lui donner. Oui, mais si je commence… Allez, va, c’est une petite Cotraz. Ah, je ne l’ai pas reconnue, c’est la plus petite ? La boulangère s’est radoucie. Assez pour lui donner deux gros pains, pas assez pour ne pas ajouter : bon, tu diras bien à ta mère de passer me payer demain, puis se tournant vers ses clientes, même pour eux, il paraît que c’est pas facile. Paule hoche la tête et sort. Derrière elle, la boulangère râle, regardez-moi dans quel état elle m’a mis mes vitres.
Cette fois, Paule part directement vers la maison. Elle croise le patron de la compagnie des guides. C’est un ami de Père, Louis, il s’appelle, il la salue, lui demande si son père est là. Elle lui répond en chantonnant, nan, ils sont partis en montagne avec maman. Il a l’air inquiet, tout à coup. Tu te souviens où ils allaient ? À quelle heure ils ont dit qu’ils rentraient ? Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ce matin à vouloir savoir où les parents sont allés ? Elle secoue la tête, elle ne sait pas. Elle arrive enfin en vue du chalet. Les pains sont lourds, elle a manqué d’en lâcher un sur le chemin, elle l’a rattrapé avec son genou, elle les pose bruyamment sur la table.
Je suis là ! Marie-Pierre est en train de finir la lessive. Ça tombe bien, viens m’aider à étendre le linge. Paule grimace, elle déteste soulever les draps lourds d’eau, elle se retrouve avec les vêtements mouillés, collant à sa peau. Alors, tu viens ? Elle ne peut pas s’échapper. Déjà, elle a eu de la chance de ne pas avoir à faire la lessive, il faut frotter, frotter, appliquer le savon tout du long, ça n’en finit pas. Ça ne fait pas longtemps que maman lui a appris. Tiens, aide-moi à essorer. Marie-Pierre lui demande de rattraper les draps à la sortie des rouleaux, tu ne les laisses pas traîner dans la terre, hein. Paule s’applique. Avec les draps, elle forme un gros serpent dans la bassine en bois, comme maman lui a montré. Allez, prends l’autre anse, on y va.
Elles arrivent à peine à soulever la bassine, Paule manque de lâcher la poignée en descendant les quelques marches qui mènent au pré de derrière. Elles commencent à étendre sur le fil, un drap, puis deux. Paule aime bien ce moment, quand elles prennent chacune un bout du drap, le secouent pour qu’il soit moins froissé. Elle adore secouer trop fort, juste un peu pour que ça n’ait pas l’air fait exprès, mais assez pour que Marie-Pierre lâche quand même le coin du drap. Paule, arrête, on n’a pas toute la journée, et puis tu vas les salir. Elles entendent Luc et Jean, ils ne sont pas loin. Ils se cachent au milieu des draps, Jean pense qu’elles ne le voient pas. Il veut leur faire peur. Bouh ! Marie-Pierre ne rit pas. Jean a le visage tout violet. J’espère que tu n’as pas touché les draps ! Il ne comprend pas pourquoi elle crie tout à coup, il est encore dans son jeu. Tu as eu peur, hein, tu as eu peur ! Luc, pourquoi tu l’as laissé s’approcher de la lessive, je te préviens, s’il y a une tache de myrtille sur les draps, c’est toi qui recommences. Luc rigole. Eh ! Ne t’énerve pas, j’en ai rapporté un seau entier pour toi. Paule rigole aussi quand elle voit la petite tête de Jean couverte de violet. Marie-Pierre est calmée, la lessive est sauvée.
Bon, va l’aider à se laver, je vais finir le repas. On mange quoi ? Les garçons sont insupportables aujourd’hui. Vous verrez. Luc insiste, du fromage, un truc à base de fromage. Va nettoyer Jean, ou tu ne mangeras pas. Marie-Pierre a la voix qui chevrote, même pas quatre heures écoulées, elle est déjà épuisée. Luc s’en rend compte, enfin. Viens, Jean, je vais te tremper dans l’abreuvoir, c’est encore là que ce sera le plus facile de te laver. Le petit se met à hurler, nan, pas l’abreuvoir, pas l’abreuvoir. Paule le comprend, une fois, elle est tombée dedans en essayant de rattraper un caillou, l’eau est glacée, elle vient directement du torrent. Luc ! Marie-Pierre ne rigole plus, il se dépêche de s’éloigner avec Jean. À table dans cinq minutes !
Ils mettent de l’eau partout dans la cuisine, Jean a voulu se laver tout seul et Luc l’a laissé faire. Il essuie un peu pour ne pas énerver davantage sa sœur. Il assied Jean à table. J’ai mangé au moins deux cents myrtilles. Tu les as comptées ? lui demande Paule. Jean est très fier d’énoncer, un, deux, trois. Oui, ben, tu as intérêt à manger à table. Quelle idée de lui donner des myrtilles à cette heure ? Luc, tu ne penses vraiment à rien. Marie-Pierre s’énerve de nouveau. Bah, je croyais qu’aujourd’hui, on avait le droit de faire ce qu’on voulait. Pour une fois que les parents ne sont pas là. Marie-Pierre pose un plat de pommes de terre sur le dessous de plat, elle en épluche une pour Jean, elle lui coupe, elle sent qu’elles ne sont pas assez cuites, elle a fait ça trop vite, elle espère que personne ne dira rien. Elle rajoute un gros morceau de beurre sur celle de Jean, ça passera mieux. Tu veux quoi, un bout de fromage, du jambon ? Du jambon, du jambon, Jean tape sa cuillère sur la table, ça fait rire Luc. Mais, c’est pas vrai, tu as le diable au corps !
Elle peut enfin s’asseoir, elle s’épluche une patate. Elle voit Paule et Luc échanger un regard. Luc prend une grosse tranche de pain, il met du jambon et du fromage dessus. Il a laissé sa patate sur le bord de l’assiette. Tu ne vas pas manger que ça, prends plus de pommes de terre. Marie-Pierre n’a pas pu s’empêcher de lui dire quelque chose. Nan, ça va. Luc ne souhaite pas envenimer les choses. Tu as vu combien j’en ai fait cuire, il faut les manger. Sinon, de toute façon, vous les aurez ce soir. Luc avale sa tranche de pain comme s’il n’avait pas entendu. Jean dit, moi aussi, je veux du pain, je veux pas de pommes de terre. Tu vois, c’est malin, maintenant, ton frère veut faire pareil. C’est Paule qui lâche le morceau, mais Marie-Pierre, tes patates, elles sont pas cuites. Marie-Pierre ne crie plus. Si vous m’aviez aidée aussi… Bon, allez, tant pis, on mange du pain, les patates, je les ferai recuire pour ce soir.
Tout le monde se détend, Marie-Pierre coupe de grosses tranches, ils y entassent du fromage et du jambon, Marie-Pierre met de la moutarde dans le sien, Paule sépare le fromage du jambon, une tartine pour chaque, tu comprends, sinon, on ne sent le goût ni de l’un ni de l’autre. Elle fait des théories sur tout, cette Paule. Luc s’en taille une seconde. J’ai tellement faim, j’ai couru après Jean toute la matinée. Marie-Pierre lui fait remarquer qu’il exagère un peu, mais il n’y a plus la tension de tout à l’heure. Jean grignote à peine sa tartine, j’ai plus faim, il s’endort presque dans son assiette, il marmonne, c’était bien le matin avec Luc, mais c’était fatigant. Tout le monde rigole.
Marie-Pierre et Paule se sont mises à l’ombre du pommier. Elles ont fini la vaisselle, elles jouent à feuille-pierre-ciseaux. Jean est en train de faire la sieste à l’intérieur, Luc veille sur lui. Paule ronchonne, tu gagnes tout le temps, tu triches forcément. Marie-Pierre proteste, nan, c’est pas vrai, je suis juste plus forte, c’est normal, je suis plus grande. Elles arrêtent de jouer, Marie-Pierre n’a pas envie de se disputer avec sa sœur, la matinée a déjà été assez pénible, elle a envie de profiter de ces quelques heures sans les parents. Elle pense à Claudine. Son amie passera peut-être les voir tout à l’heure, si son père la libère.
Ils se plaignent de leurs parents, ceux de Claudine sont bien pires. Ils sont tout le temps sur son dos : où tu vas ? Pourquoi ? Tu ferais mieux de nous aider. Elle ne peut pas faire un pas tranquille. Même à la fête de la Saint-Jean au mois de juin, elle n’a pas pu venir. Pourtant, tout le village était là, les enfants, les adultes, ils ont bu, ils ont mangé des tourtes que les mères avaient préparées, c’est ce qu’il y a de plus facile à manger avec les doigts. Chacun apporte un plat, personne ne paie. Sauf le vin. Pour le vin, il y a une buvette spéciale, c’est deux francs, Luc a essayé d’en acheter, Père l’a vu, il lui a crié dessus, tu crois que t’es un homme pour t’enivrer ? Non mais je rêve. Marie-Pierre aurait pu dire que, l’année dernière déjà, au mariage de Louis, l’ami de Père, Luc avait fini tous les verres qui restaient sur les tables, puis avait vomi dans le fossé. Heureusement, Père n’avait rien remarqué. À la fête, il a prévenu Luc, si je te revois tourner autour de la buvette, tu rentres directement à la maison. Ils ont regardé le feu monter dans la nuit, ils ont dansé sur la place du village.
Marie-Pierre a regretté que Claudine ne soit pas là. Son père exagérait, il l’avait punie parce qu’elle était rentrée un peu tard de l’école. C’était la faute de Marie-Pierre en plus. Elle voulait lui parler de Jules, il habitait dans la vallée, ils étaient allés ensemble ramasser le bois pour la Saint-Jean, sa main dans la sienne, les bras qui se frôlent. Elle le trouvait beau, elle voulait le revoir, mais elle ne pouvait pas aller tourner devant l’école des garçons, son père la tuerait s’il l’apprenait, tu n’as que onze ans, tu te rends compte. Alors elle avait demandé conseil à Claudine. Profite du bal de la Saint-Jean, lui avait dit sa copine. Claudine, faut que tu m’aides, je n’oserai jamais, et puis y aura mon père, et puis je n’ai pas de jolie robe à me mettre. Finalement, à cause de cette discussion qui avait trop duré, Claudine avait été punie et n’avait pas pu y aller.
Marie-Pierre avait une belle jupe qui tournait autour d’elle, maman lui avait prêté un chemisier qu’elle ne pouvait plus mettre. Il était un peu grand pour Marie-Pierre, elle n’avait pas beaucoup de poitrine, elle l’avait fait blouser, c’était joli quand même. Jules l’avait quasiment ignorée, il était avec les autres garçons, il lui a juste fait un petit geste en la croisant. Elle s’était dit qu’ils allaient se retrouver un peu plus tard, elle avait dansé avec l’oncle Antoine et avec Louis, son parrain, mais pas de Jules, il était resté avec ses copains. Il a dû avoir peur de ton père, l’avait consolée Claudine, le lendemain, lorsque Marie-Pierre lui avait raconté. Si tu crois qu’un gars va se montrer avec toi dans le village, tu te trompes, avait ajouté Luc, il aurait honte devant ses copains. Le jour de la fin de l’école, elle avait recroisé Jules dans le village, il lui avait souri, elle l’avait ignoré, il l’avait appelée, elle avait continué son chemin. Elle ne sait pas pourquoi elle a réagi comme ça alors qu’elle rêvait de lui depuis des jours. Sur le moment, elle trouvait que c’était mieux. Maintenant elle regrette, elle entend sans arrêt le Marie-Pierre qu’il lui a lancé et qu’elle a méprisé, elle voudrait pouvoir faire différemment. Elle ne l’a pas revu.
Paule la sort de ses rêves, c’est pas Jean qu’on entend pleurer ? Marie-Pierre court vers la maison, elle trouve le petit plein de vomi, un vomi couleur violet. Elle le prend dans ses bras, encore un coup de Luc. Il est où d’ailleurs celui-là ? Elle nettoie Jean. Ça va ? Tu veux retourner faire la sieste ? Il secoue la tête, nan, je veux rester avec toi. Elle l’allonge sur une couverture dehors, il s’assoupit. Elle pense à tout ce qui lui reste à faire, les lits, il faut qu’elle mette des draps propres dans celui de Jean, les haricots verts à équeuter, elle a promis à maman que ce serait fait quand ils rentreraient. Elle ne peut pas bouger, Jean a posé sa tête sur ses cuisses. Elle observe les nuages se rapprocher dans le ciel, elle se demande s’il ne va pas pleuvoir, elle ne sait plus ce que dit l’oncle Antoine dans ces cas-là, c’est lui qui sait tout sur le temps, il fait tellement beau, ce serait vraiment étonnant. Elle attend Luc de pied ferme pour lui dire ce qu’elle pense de ses manières, elle finit par s’endormir.
*
Lorsqu’elle émerge, elle est complètement engourdie. Son visage a rougi, il la tire, elle a soif comme jamais. Elle pose la main sur Jean, il ronfle doucement, pourvu qu’il n’ait pas pris un coup de chaud, maman lui en voudrait terriblement. Jean est souvent malade, maman dit toujours qu’à cause de lui, elle donne plus de sous au docteur qu’au boulanger, Père lui répond qu’elle n’a pas besoin d’appeler si souvent le médecin, qu’elle s’affole pour un rien. Dès qu’il a de la fièvre, maman l’emmène au village, elle en revient avec des médicaments, et Jean avec un bonbon donné par le docteur. Le petit remue sur la jambe de Marie-Pierre, il laisse échapper un peu de bave, elle en voit la trace sur sa jupe. Paule est là, légèrement plus loin, elle compte ses doigts, un, deux, trois, quatre, elle ne se souvient plus, elle recommence, une fois, deux fois, trois fois. Marie-Pierre se demande si sa sœur n’est pas un peu timbrée. Les enfants du village se moquent d’elle, ils la trouvent bizarre. Une fois, Marie-Pierre en a eu assez qu’on l’appelle la sœur de la folle, elle s’est fâchée, tu le fais exprès, hein, de faire la débile. Elle n’avait pas vu que maman était là, qu’elle écoutait, elle s’était pris une gifle. De la part de maman, c’était vraiment rare, ne parle plus jamais à ta sœur comme ça, elle est dans son monde, ça ne dérange personne. Depuis, Marie-Pierre fait bien attention à ce qu’elle dit, n’empêche, ça l’énerve de voir Paule continuer ses âneries.
Luc vient s’asseoir avec eux, l’air coupable. Marie-Pierre se demande ce qu’il a pu faire pendant qu’ils dormaient. Il se place juste derrière Paule, il se moque d’elle en exagérant les gestes de ses mains ; Paule l’aperçoit, elle essaie de l’en empêcher, il l’esquive, elle se jette sur lui, elle hurle, Luc aussi. Arrêtez, vous allez réveiller Jean, les gronde Marie-Pierre. Trop tard, le petit se frotte les yeux, il se met à pleurer doucement. C’est malin, vous allez vous en occuper maintenant, hein ? C’est surtout à Luc que Marie-Pierre en veut. Tu étais où d’abord ? Je ne t’avais pas dit de le surveiller ? Il a été malade, figure-toi. J’en ai assez que tu me prennes pour ta bonniche.
Luc n’a pas le temps de répondre, Paule crie, regardez le chien, il est trop bizarre. Marie-Pierre se tourne vers l’arrière de la maison, c’est là qu’on attache Belle, la chienne de Père. Elle pointe son museau vers le ciel, elle marche en cercle, tire sur sa chaîne. Marie-Pierre ne l’a jamais vue comme ça. Manquerait plus qu’elle soit malade elle aussi. Père ne serait pas content, cette chienne, il l’adore. Il ne la gronde jamais, même quand ils sont ensemble avec le troupeau et qu’elle n’obéit pas. C’était déjà pareil avec Charlie, celui d’avant. Quand il est tombé malade, chaque fois qu’il passait devant son coussin dans la cuisine, Père se baissait et le caressait pour le soulager.
Paule et Jean rient de voir Belle se comporter comme une folle. Tu crois qu’elle va s’échapper, hein, hein ? Luc, lui, est devenu sérieux, il a compris qu’il y a quelque chose d’anormal, les animaux, ça ne trompe pas. Il s’approche de Marie-Pierre, la dernière fois que je l’ai vue comme ça, on a eu un sacré orage. Sa sœur secoue la tête, impossible, tu as vu le ciel. Regarde mieux, lui crache Luc, et tu comprendras. Il lui montre des petits nuages gris très hauts, qui s’entassent derrière la montagne. Tu vois, ceux-là, dans une heure ou deux, ce sont des éclairs et de la pluie. Marie-Pierre est tentée de rire, son frère n’y connaît rien à la météo, mais il a l’air tellement sérieux, il n’est pas du genre à s’inquiéter pour rien. Elle frissonne, elle pense aux parents, un peu, pas longtemps, de toute façon, elle ne peut rien faire pour eux, elle ne sait même pas où ils sont partis, elle regrette de ne pas avoir été plus attentive quand ils en parlaient ce matin.
J’ai faim. Elle se demande comment Jean peut avoir envie de manger avec ce qu’il a vomi. En même temps, il n’a plus rien dans le ventre. Allez, je vais vous préparer un goûter, rentrez vous laver les mains. Paule et Jean sont comme des fous. D’habitude, maman refuse, c’est quoi cette invention du goûter, c’est un truc des Américains encore, cette idée que les enfants doivent se nourrir quatre fois par jour. Paule pense aux beignets de la tante Andrée, elle en aurait bien mangé quelques-uns maintenant ; elle repense aux sous, elle n’a toujours rien dit à Marie-Pierre, elle devrait aller les chercher, non, le goûter d’abord, elle ira après. Je veux du chocolat, je veux du chocolat, Jean n’arrête pas. C’est ça, pour que tu le vomisses partout, tu crois que je vais te changer et laver tes affaires encore une fois ? »

Extrait
« Il n’y a plus de maman, plus de père, ni même de Luc et de Marie-Pierre. On les a envoyés loin. Quand ils reviennent de leur école, ils ne ressemblent plus à son frère et à sa sœur. Il ne reste que Jean. Et lui ne comprend toujours pas, il sent juste qu’il lui manque la chaleur de sa mère. Il pleure souvent, d’abord doucement, les larmes glissent le long de ses joues, puis les sanglots se font plus profonds, il finit dans de grands hoquets, il s’en étouffe. Lorsqu’elle est là, Paule le prend dans ses bras, le cajole le temps qu’il se calme, il sent bien que les bras ne sont pas aussi grands que ceux dans lesquels il a passé ses premières années, la poitrine n’est pas aussi tendre. La maîtresse ne sait rien de tout ça, personne ne sait rien de tout ça. » p. 76

À propos de l’autrice

Agnès Laurent © Photo DR

Agnès Laurent est grand reporter à L’Express. Passionnée par les histoires familiales et les liens qui se tissent entre les êtres, elle a publié en 2021 son premier roman, Rendors-toi, tout va bien (Pocket), sélectionné pour le prix Maison de la Presse 2021. (Source: Éditions Récamier)

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Tous 2, le roman de Testu est philosophique et spirituel à la fois