J’étais un héros

En deux mots
C’est en sortant de l’hôpital qu’Yvan comprend qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre et que s’il ne veut pas mourir avec l’amertume d’avoir raté sa vie, il doit agir. Mais sa fille, qu’il n’a pas revu depuis des années, acceptera-t-elle de l’écouter. N’est-il déjà pas trop tard pour essayer d’être un type bien?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Père alcoolo, père mourant, père absent

Le personnage principal du nouveau roman de Sophie Bienvenu n’a rien d’un super-héros. Mais Yvan, un gars ben ordinaire, ne veut pas mourir avec des regrets. Il va s’engager dans une quête très touchante.

Quand Yvan reprend connaissance, il est dans un lit d’hôpital. Quelques heures auparavant, il s’apprêtait à regarder la télévision avec Miche, sa colocataire, quand il s’est senti mal. Puis est tombé dans le coma.
Une expérience douloureuse qui le secoue et l’entraîne à dresser son bilan personnel, qui n’est guère reluisant. Lorsqu’il rembobine le film de sa vie, il trouve d’abord quelques aventures, avant de rencontrer Eliane, avec laquelle il a construit sa vie de couple. À 25 ans, il avait «une femme que tous les hommes enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture». Pourtant, il restait insatisfait. «J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je?» Il divorce, perd le contact avec sa fille Gabrielle.
Maintenant que les décennies étaient venues s’ajouter aux décennies, cette interrogation ressurgissait. Il considère sa fille comme sa grande réussite et, maintenant qu’il se sait condamné à court ou moyen terme, entend renouer les liens avec elle.
Oubliée Miche, qui avait pris du poids et s’était mise à boire, certes moins que lui, mais suffisamment pour détériorer son image. Il décide de partir, de jouer sa propre version de Thelma et Louise. Et s’il est Thelma, alors son chat est Louise. Car après un premier départ avorté, il revient chercher son animal domestique: «J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.»
Le taxi le conduit jusqu’au domicile d’Éliane, sans doute l’une des seules adresses à figurer dans son répertoire. Accueilli par Trevor, son nouveau compagnon, ex-hockeyeur, il est le bienvenu, à sa grande surprise. Mais il n’oublie pas son objectif et part retrouver sa fille.
Je me garderai bien de vous dévoiler l’issue de la rencontre, mais j’ai envie de souligner combien Sophie Bienvenu réussit une subtile réflexion sur le rapport père-fille. En construisant son roman sur les émotions ressenties, en mêlant souvenirs d’enfance et expériences actuelles, sans souci de la chronologie, elle met le cœur à nu. Et en jouant sur l’urgence, elle fait tomber les masques. Désormais, il n’est plus possible de se dissimuler: «Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça.»
Comme dans Chercher Sam, son précédent roman dans lequel un homme parcourait les rues de Montréal à la poursuite d’un chien, la romancière nous fait entrer dans la tête de son personnage, dans sa volonté d’y mettre de l’ordre. Mission difficile, voire impossible, mais ô combien touchante.

Bande sonore du roman
Romeo and Juliet Dire Straits, (Mark Knopfler), Making Movies, Vertigo Records, 1980 (6’01)
Yaya Joël Denis, (L. Dorsey-M. Robinson), Dinamic, 1964 (2’30)
Lady Stardust David Bowie, The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, RCA, 1972 (3’21)
Child in Time Deep Purple, (Ritchie Blackmore, lan Gillan, Roger Glover, Jon Lord, lan Paice), Deep Purple in Rock, Warner Bros., 1970 (10’18)
Perfect Day, Lou Reed, Transformer, RCA, 1972 (3’43)
Dehors novembre, Les Colocs
Use Somebody, Kings of Leon
T’aimer trop, Yoan Garneau
Grafignes, Gab Bouchard
Pictura de ipse, Hubert Lenoir
Maudit bordel, Marie-Chantal Toupin
Sultans of Swing, Dire Straits
Hunky Dory et Life on Mars?, David Bowie
Aladdin Sane et The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, David Bowie
Country Life, Roxy Music
London Calling, The Clash
Purple Rain, Prince
AIl Along the Watchtower, Jimi Hendrix

J’étais un héros
Sophie Bienvenu
Éditions Anne Carrière
Roman
176 p., 18,90 €
EAN 9782380822885
Paeu le 26/01/2024

Où?
Le roman est situé au Canada, principalement à Montréal.

Quand?
L’action se déroule de nos jours.

Ce qu’en dit l’éditeur
À soixante-deux ans, Yvan reçoit un diagnostic sans appel. Alcoolique, en colocation avec une femme qu’il dédaigne et coupé de sa fille depuis près de vingt ans, il a raté sa vie. Ne lui reste que ce chat sans nom qu’il a recueilli et dont il redoute le sort après sa mort. Et s’il changeait? Suffirait-il d’une décision pour remettre son existence sur les rails, ne serait-ce que pour les derniers kilomètres ? A` partir des choix d’Yvan se déploieront deux destins parallèles, le plaçant devant les conséquences de ses actes.
Uchronie romanesque, récit d’une relation père-fille tumultueuse, J’étais un héros dresse en alternance deux portraits du même homme, prisonnier des rôles qu’il s’est imposés. Cette fable d’émancipation teintée d’espoir ose demander : peut-on tout pardonner ?

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
La Presse (Chantal Guy)
Le Devoir (Anne-Frédérique Hébert-Dolbec)
Le Journal de Montréal (Josée Boileau)
Radio Canada (Désautels le dimanche)
Artichautmag (Megane Therrien)
Femme actuelle (Cécile Pivot)

Les premières pages du livre
« L’annonce
— Mais y doit bien y avoir quelque chose à faire !
Miche est assise à côté de moi, son blouson sur les genoux. Sa voix s’étrangle, et j’essaie de la mettre sur mute. Tout est devenu sourd, à part les battements de mon cœur qui me martèlent le corps. Les rideaux autour du lit sont censés nous donner une impression d’intimité, mais, pendant qu’on attend et que je fais semblant de dormir, j’entends gémir la vieille d’à côté. Je pourrais la toucher en tendant la main si j’avais pas l’aiguille de la perfusion plantée dans le bras. Bouger est trop douloureux de toute façon.
J’ai pas demandé à être là, je veux qu’on me laisse tranquille. Rentrer chez moi, m’asseoir sur la galerie en caressant le chat, m’installer dans le sofa et m’ouvrir une petite bière ou deux quand la nuit sera tombée et qu’il fera trop frais pour rester dehors. J’aurais pas cru qu’on pouvait se sentir plus mal que je me sentais déjà, mais, maintenant que je me retrouve aux urgences, je sais. On peut. J’avais toujours évité les hôpitaux, je m’en tirais tout seul, comme les cafards qui survivent aux attaques nucléaires. Je suis passé entre les gouttes. J’avais jamais réalisé à quel point j’ai été chanceux.
— Monsieur Langlois, est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ?
Je tousse un ouais enroué avant de retomber dans le flou et dans la ouate. Pas une ouate agréable. Une ouate qui annonce que ça va pas bien aller. Miche pose des questions au médecin. Je voudrais qu’elle s’en aille. Je pose ma main sur la sienne. Le geste millénaire du gars qui cherche à faire taire sa bonne femme. Il paraît que ça marche même quand c’est pas la tienne. Elle se tait, et commence à pleurer. Je serre ses doigts. « Ça va aller, t’inquiète pas. » Un petit signe au médecin pour le rassurer lui aussi. « Ça va, allez donc vous occuper de quelqu’un qui en a plus besoin que moi. »
J’observe les rideaux censés servir de cloison. Est-ce qu’il fait nuit ? Sans fenêtre, impossible de le deviner. Depuis combien de temps je suis là ? La dernière chose dont je me souviens, c’est d’une douleur au ventre alors qu’on regardait Top Chef, Miche et moi. Le premier épisode de la saison, tu manques pas ça, mais j’ai dû aller aux toilettes. Je m’étais mis à avoir mal quand la présentatrice a annoncé : « La compétition commence… maintenant ! » et, à la pause, j’ai senti que quelque chose tournait vraiment pas rond. Miche a gueulé pour me prévenir de me dépêcher, mais j’avais plus trop envie. En sortant de la salle de bains, j’ai été obligé de me tenir au mur. « Son lait bout, va falloir qu’y reprenne du début, il aura pas le temps. » Miche, pendue aux lèvres de la présentatrice, fixait l’écran en secouant la tête. Puis tout est devenu noir et je l’ai entendue crier.
Et on a atterri ici.
Entre deux reniflements, Miche s’efforce de me rassurer, ou de se rassurer – à ce point-ci, quelle importance.
— Les médecins, ils savent pas ce qu’ils disent les trois quarts du temps, Yvan… Je vais demander à mon acupuncteur ce qu’il en pense.
J’ai mal à la poitrine, et je respire difficilement, tout d’un coup. J’imagine que c’est ça qu’on ressent, quand on se pend. La douleur d’abord, l’asphyxie ensuite. Et, tandis que tu manques d’air, que tu comprends que ça sert plus à rien de t’agiter parce que tu l’as voulue, cette mort-là, elle arrive, finalement. T’essaies d’étouffer l’animal qui veut vivre à l’intérieur de toi. T’essaies de le calmer.
Jusqu’au moment où tu te rends compte que tu souhaitais pas mourir tant que ça.
— Hey, Miche… tu irais m’acheter un Subway ?
Elle lève son visage trempé de larmes et son nez morveux vers moi. Elle s’interroge. Comment ça se fait que j’aie faim, alors que je mange quasiment plus rien depuis des mois ? Pourquoi je pleure pas ? À genoux, de préférence, en hurlant au ciel « Pourquoi moi ? ». Elle ouvre la bouche, se préparant à dire quelque chose, mais n’y parvient pas. À la place, elle met son blouson et cherche sa sacoche.
— Tu peux prendre du cash dans mon portefeuille… l’as-tu apporté ?
— Oui… mais c’est bon, j’en ai, des sous.
— OK.
— OK.
Elle va jusqu’au rideau, l’écarte un peu, juste assez pour que j’aperçoive la fille couchée en face de moi. L’âge de Gabrielle, moins cute. Pas laide… Disons quelconque. Gabrielle, quand elle entre quelque part, la pièce s’éclaire. Je suis sûr qu’on l’aurait brûlée pour sorcellerie, si elle était née deux ou trois siècles plus tôt. Les hommes ont jamais réussi à discerner ce qui est bon pour eux. Que Gabrielle existe, ça rend le monde plus léger. Ce que je raconte là va au-delà de ma fierté de père : ma fille est spéciale. Tout ce que j’aurais pu avoir, dans la vie, c’est elle qui l’a eu. C’est ce que je me répète quand j’ai envie de me sentir moins loser. Je l’aurai au moins réussie, elle.
— Ça va aller, Yvan ?
Je réussis à sourire à Miche, mais quelque chose s’est brisé en moi. Comme quand tu t’étires pour attraper ta bière, que tu te penches, que ça t’explose dans les reins et que tu restes coincé comme ça. J’ai réussi à sourire à Miche, mais j’ai trop tiré. Je pleure en silence jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est trop loin pour m’entendre.

— Monsieur ? Monsieur, ça va ?
Normalement, j’aurais arrêté de pleurer aussi sec, je me serais donné une contenance et je serais rentré en vitesse chez nous pour me servir une bière dans l’anonymat, la solitude et l’indulgence de mon foyer. C’est pas que je veux pas, j’en suis même pas capable. J’ai plus de forces, plus de volonté, rien. M’en fous bien de pleurer devant quelqu’un, j’ai les membres, la tête et le cœur disloqués.
La fille du lit d’en face a traîné son pied à perfusion et, malgré le risque de se retrouver le cul à l’air dans sa blouse d’hôpital, elle est venue jusqu’à moi. Elle m’a pris la main.
— J’ai… j’ai pas eu le choix d’entendre le médecin quand il vous a parlé. Vous devriez pas être tout seul, monsieur.
Je continue de pleurer ; les larmes coulent autant que mon sang si je me vidais par l’aorte. Quelque chose de spectaculaire.
Je suis sorti de mon corps.
« Vous devriez pas être tout seul, monsieur », elle a dit, la petite, mais on m’a abandonné, et c’est vrai. Je prétends pas que je l’ai pas mérité, sauf que merde. Je suis tout seul, tout seul, tout seul. Ma vie aura été ça : un amas d’affaires ratées et d’occasions perdues. J’aurais pu répondre aux courriels de Gabrielle, lui donner mon nouveau numéro de téléphone, mais pour parler de quoi ? Pour étaler à quel point ma vie était minable ? Pour deviner son air déçu quand elle aurait su que ma énième résolution d’arrêter de boire avait pas plus duré que la précédente ? Pour que ce soit elle, et pas l’inconnue en blouse, qui me tienne la main ? Est-ce qu’elle me supporterait jusque-là, ou je l’épuiserais avant ? C’est sûr qu’elle finirait par partir. Me planter ici. Et mettons qu’elle aurait pas le cœur de démissionner, parce que je suis son père, elle resterait probablement par obligation, et pas parce qu’elle m’aimerait encore. Même pas par respect. Juste pour un devoir infâme et abject qui finirait de scléroser notre relation, comme l’alcool mon foie, selon ce que vient de m’annoncer le médecin. Et mettons qu’elle s’en irait pas, il faudrait que je la regarde me voir avec ces yeux-là. Les yeux de la fille en blouse moins belle qu’elle. Des yeux noyés de pitié avec, dans le fond, un lit de colère, parce que je me suis fait mourir moi-même.
Dans le temps, j’étais un héros.
« Roule plus vite, papa ! Encore ! Plus vite ! »
Un héros pilote de course sur une route de campagne.
« On peut le ramener à la maison et le soigner, papa ? »
Un héros maman oiseau, vétérinaire de fortune.
« Papa ! Je veux pas que maman désinfecte mon bobo, ça va chauffer ! »
Un héros sauveur de genou.
Ma fille m’a rendu meilleur, pendant un temps du moins. Ses grands airs émerveillés, son rire franc, sa confiance inébranlable et terrifiante, tout ça a fait de moi un surhomme. Avec une date de péremption, mais un surhomme quand même.
Sauf que le gars qui sanglote dans son lit d’hôpital, la main tenue par une inconnue, attendant que sa coloc lui apporte un sandwich qu’il mangera pas, lui, ce gars-là, je l’ai fabriqué moi-même.

Partir (ou pas)
— Tu sais ce qui me rend triste, moi, Yvan ? C’est un enfant qui arrive de sa chambre avec un jeu de société en espérant que quelqu’un jouera avec lui, mais y a personne qui veut, jamais. « Qu’est-ce qui va pas chez moi ? Ben oui ! Ça doit être moi, c’est sûr ! » Et il se met à se haïr, ce petit-là, alors que c’est pas de sa faute, que rien est de sa faute, et ça… ça, Yvan, ça me… Tu dis rien ?
Va savoir pourquoi Miche trouve pertinent de me parler de son enfance de merde, vingt-quatre heures après ma sortie de l’hôpital. Je réponds pas, parce que je réfléchis. J’ai toujours trop réfléchi, c’est ce qui a commencé à me ronger à l’intérieur et à me tuer très jeune. Si on ajoute à ça ma lâcheté, peut-être un peu de paresse et une estime de moi relativement avariée, voici ce que ça donne : un tableau pas très reluisant.
— Tu sais… son petit cœur qui tombe, paf, à terre, et qui se fait trop mal parce qu’il était monté trop haut. « Pourquoi t’as espéré, encore ? Pourquoi t’apprends jamais ? Est-ce que ça va finir par rentrer dans ta tête que t’es tout seul et que tu le seras toujours ? » Mais il pense pas à ça, lui. Là c’est moi qui te le dis, avec l’expérience. Mais lui, sur le coup, il se demande juste pourquoi. Et moi, Yvan, c’est ça qui me rend triste. Y en a pas, de réponse, pour ce p’tit-là. C’est comme ça.
— Ta gueule, Miche.
Je lui tourne le dos, et je sors sur le balcon. Ça peut pas continuer comme ça. Je souffle la fumée de ma cigarette, envoie valser le mégot d’une pichenette. Je suis écœuré de l’entendre, je suis écœuré de la voir. Au fil des années, mes sentiments envers elle se sont transformés, de curiosité en ressentiment, sans que je sache trop comment ni pourquoi. Comme le monde entier, elle m’a déçu. Il y a bien eu ce moment de faiblesse, ce souvenir de l’avoir touchée qui me ronge comme la mémoire d’un charnier humain en temps de guerre, observé par celui qui tenait la mitraillette.
Je descends l’escalier en fer forgé qui mène à la ruelle et je sens derrière moi les yeux lourds de Miche-la-triste, avec toute sa vie qu’elle a jadis fait rentrer dans deux, trois sacs poubelles et qui, aujourd’hui, emplit mon espace jusqu’à me faire suffoquer, comme elle regardait probablement l’entièreté de son ascendance l’ignorer quand elle voulait faire une partie de Monopoly. Elle m’insulte pas, hurle pas. Évidemment. J’éprouve donc le besoin d’en rajouter une couche, et je lui crie, avec la ruelle pour témoin :
— C’est certainement pas ça qui t’a abîmée comme ça ! Arrête pas de chercher !
Ça y est, elle hurle. Sa colère me pousse vers l’avant comme le souffle d’une explosion. Pas question de me retourner. Pas question de me faire happer par la vie que je quitte, de me faire rattraper par le moi que je fuis.

Je suis pas parti pour de vrai.
Encore une fois.
La pizza que Miche a commandée en revenant de l’hôpital me reste en travers de l’œsophage, j’ai pas faim. Je sais pas ce qu’il faudrait pour que mes crises d’angoisse cessent. J’ai déjà consulté un docteur, une fois. C’est peut-être là qu’a débuté ma méfiance envers les médecins, d’ailleurs. J’ai eu des médicaments. Enfin, pas des médicaments, parce que des médicaments, c’est censé te guérir. Des pansements chimiques, plutôt. Sauf que moi, j’avais juste besoin de parler. Pas qu’on m’écoute ; ça, ça aurait été la deuxième étape. De parler, d’abord. De laisser surgir des mots de ma bouche. Comme un peintre qui couche sur le papier l’image qu’il a dans la tête. J’aurais voulu faire ça avec mes mots. Dire exactement ce que j’avais sur le cœur. Mais jamais rien est sorti.

Un soir comme celui-ci, Miche et moi, on avait aussi commandé une pizza et on regardait pour la énième fois le DVD de Magnum. L’épisode où il participe à un -triathlon. Enfin, je suis plus sûr que c’était celui-là, mais en le revoyant je m’étais souvenu des cheveux humides de Gab emmêlés dans les poils de mon torse, tellement ça faisait longtemps qu’elle était couchée sur moi, de son petit index pointé vers l’écran et de ses cris de plaisir quand Terry et son hélicoptère apparaissaient. Assis par terre, le dos contre le sofa, je l’avais prévenue que « papa devait se replacer » pour épargner ses fesses. La petite ne parlait pas encore, mais elle mettait déjà en pratique ce que Jeanine appelait « la technique de l’âne », que nous partagions, selon elle. Cette technique consiste à faire semblant de ne pas entendre ce qui nous dérange jusqu’à ce que la personne se décourage. Mon record personnel s’élevait à cinq reprises, mais, très jeune, Gab s’était mise à me surpasser, si bien que Jeanine l’avait soupçonnée d’être sourde tant que le pédiatre n’avait pas confirmé que tout fonctionnait correctement chez elle.
Je trouvais le caractère de mon enfant charmant et assumé. Jeanine s’arrachait les cheveux.
« Papa doit se replacer, bébé », j’avais répété. Toujours aucune réaction. Mon coccyx menaçait de crever ma peau et je ne sentais plus que des fourmis dans mes jambes, mais j’avais patienté encore un peu et répété ma demande en lui chatouillant la nuque. Alors les pas de Jeanine avaient fait gronder toute la maison. Elle surgissait toujours de nulle part, Dieu sait ce qu’elle faisait dans la cuisine par un beau dimanche soir, peut-être était-elle au téléphone avec une de ses amies ou lisait-elle un roman auquel elle s’évertuerait à m’intéresser plus tard. Sourcils froncés et lèvres pincées, elle avait débité : « Gabrielle, ça fait trois fois que papa te dit qu’il veut bouger ! »

Bref.
Je grinçais vraisemblablement des dents en repensant à tout ça, parce que Miche a déposé sa part de pizza graisseuse et s’est inquiétée : « Ça va ? » J’ai pas répondu tout de suite. Je crois que ce silence, ça a été la première fois de ma vie que j’ai été vrai avec elle. Non, pas la première fois. Mais disons la première depuis longtemps. Miche a mis l’émission sur pause et elle m’a regardé. Elle était dans le fauteuil vintage qu’on avait trouvé l’été d’avant sur le trottoir, dans lequel elle s’obstinait à s’asseoir même si elle dépassait de partout, mais bref. C’était l’hiver et, cette journée-là, le soleil s’était jamais levé.
— Yvan ?
Je fixais son bourrelet. Son tee-shirt fuchsia était remonté au-dessus de sa taille et son legging noir et blanc à motifs léopard/zèbre/peu importe était tellement serré que l’élastique lui coupait la circulation. Les vergetures sur sa peau ressemblaient à du sable après une tempête dans le désert. Il me semble que je trouvais ça beau.
Moi qui tripe pas particulièrement sur les grosses, ça aurait dû m’alarmer.
— J’ai besoin de parler, j’ai avoué.
Miche buvait pas encore à l’époque, si je me souviens bien. Ou alors pas autant que moi. Elle s’est levée et le fauteuil s’est levé avec elle, un peu. J’ai réalisé que j’aimais ça, qu’elle s’obstine à s’asseoir dedans, au risque de se retrouver coincée. J’admirais sa façon de se foutre de plaire aux autres ou pas. De ne pas s’excuser de prendre de l’espace, comme autant de fuck you à une société qui n’a jamais voulu d’elle. J’ai eu l’impression d’être amoureux. Une révélation. Comme si j’avais compris que la réponse à mes problèmes avait toujours été là, sous mes yeux, et qu’elle me sautait dessus.
Elle est venue à côté de moi, et j’ai dit : « T’es belle, Miche. »
J’ai caressé sa joue, sa bouche s’est entrouverte, et, après avoir finalement joui entre ses cuisses, j’ai constaté avec désolation l’éventail de chemins tortueux que mon inconscient était prêt à emprunter pour que je me la ferme.

C’est peut-être après ça que Miche a commencé à boire sérieusement, mais je ne peux pas en être sûr.

Maintenant, quoi ?
Si je continue à marcher, autant que ce soit vers le sud, parce qu’au mois d’août les nuits sont fraîches. J’ai laissé toutes mes affaires derrière moi en partant. Si j’avais prévu de changer de vie ce matin, j’aurais emporté mon rasoir, mon vieux carnet, et des sous-vêtements. C’est pas tant un cas de Petit Poucet qu’une histoire à la Thelma et Louise, mon départ. T’as fait quelque chose d’important, de grave, même, et tu peux pas revenir en arrière.
Enfin, si je me souviens bien du film.
J’ai pas bu une goutte depuis mon séjour à l’hôpital, où ils m’ont sevré contre mon gré, pour que je survive, contre mon gré. Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.
Au moins, mon téléphone est resté dans la poche arrière de mon jean, même si personne d’autre m’appelle que des fraudeurs chinois. En 1996, Gab avait douze ans et se vantait que son père avait un téléphone portable. Je sortais avec Nathalie, à l’époque. C’était la nièce de mon boss, il l’avait engagée comme stagiaire un été, et voilà. »

Extraits
« — Ben oui, ben oui. T’attends après le chat!
Elle me connaissait bien, la concierge. J’attendais après mon con de chat, et je songeais aux voisins mal intentionnés qui pouvaient l’empoisonner, aux enfants à qui il prendrait l’envie de le chasser à coups de bâton ou de cailloux, ou, pire, à une maison où il aurait préféré rester. Un autre endroit que chez nous, chez d’autres, mieux. J’ai pas pu faire autrement que de m’attacher au chat, il était entré dans ma vie gros comme mon poing, maigre comme une corde à linge, le poil hirsute, les yeux collés, donc ou je m’en occupais, ou il mourait.
Comme Gab. » p. 42

« Je n’avais aucune raison d’être malheureux, à vingt-cinq ans, sur une plage avec une femme que tous les hommes m’enviaient, une enfant merveilleuse et en bonne santé, une belle voiture qui nous ramènerait dans notre belle maison à la fin des vacances. Mon père était décédé depuis deux ans et le soulagement que j’avais souhaité en anticipant sa disparition n’était jamais arrivé. J’avais l’impression de vivre une vie qui n’était pas la mienne et de m’être engagé sur des rails qui m’entraînaient à des kilomètres de là où je désirais aller. Mais où désirais-je aller et qui étais-je, à part le père de Gabrielle? Cette étiquette m’était tatouée sur chaque organe et j’espérais qu’elle suffirait pour que je supporte les autres, qui commençaient à se décoller tout doucement. » p. 52-53

« Moi, je suis né avec plein d’aspérités et de failles où la merde s’est toujours incrustée. Et, à un moment donné, avec tout ça, j’étais plus capable d’avancer. Ça a commencé avant que tu viennes au monde, en fait il me semble que j’ai toujours été comme ça. Enfant, j’avais envie de pleurer en regardant Lassie, je jouais avec les petites filles à la poupée, et après, quand j’ai connu Bowie, j’ai rêvé de porter des pantalons rouges, comme lui. Je me disais: Lui, il est qui il est. » p. 159

À propos de l’autrice
J’étais hérosSophie Bienvenu © Photo Annick MH de Carufel

Sophie Bienvenu est autrice, poète et scénariste. Écrivaine de l’oralité, elle donne une voix à des personnages de la marge. Son premier livre, Et au pire, on se mariera (La Mèche, 2011), lui a notamment valu le prix des Arcades de Bologne en 2013 et le Prix du premier roman de Chambéry 2015. En 2017, il a été porté au grand écran par Léa Pool. Ses romans au Cheval d’août, Chercher Sam et Autour d’elle, ont été traduits en anglais chez Talonbooks. Tous deux sont aussi en cours d’adaptation au cinéma. Immense succès de librairie, Chercher Sam est également paru en Allemagne, en plus de faire partie des 100 incontournables de la littérature d’Ici Radio-Canada.(Source: Éditions Anne Carrière)

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