Les ciels furieux

Les ciels furieux

En deux mots
À huit ans, Henni se voit confier la charge d’Avrom, le dernier né d’une grande famille vivant dans un shetl à l’est de l’Europe. Une vie paisible soudain fracassée par l’arrivée d’hommes bien décidés à massacrer, à piller et à détruire. Henni parvient à fuir, mais va se retrouver seule sur la route.

Ma note
★★★ (bien aimé)

Ma chronique

«Marcher, c’est s’échapper»

Dans un roman servi par une langue poétique, Angélique Villeneuve raconte un pogrom perpétré dans un shetl d’Europe de l’Est à travers les yeux d’une fillette de huit ans devenue une juive errante. Un roman puissant, un conte poignant.

Dès les premières lignes, nous voilà pris dans la folie meurtrière: «Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.»
Henni a huit ans et vient d’échapper à un pogrom dans cette Europe de l’Est où, au début du XXe siècle, les juifs étaient chassés, pillés, massacrés.
Un drame qui entre en résonnance avec le 7 octobre dernier et qui prouve que l’antisémitisme reste plus d’un siècle plus tard solidement ancré auprès d’êtres abjects. La fillette vivait paisiblement dans ce village auprès de sa nombreuse famille, de sa grande sœur Zelda et venait de se voir confier un nourrisson, le petit Avrom, son «trésor».
Si elle a pu échapper aux fous furieux avec Zelda et son frère Lev, si elle comprend que marcher, c’est s’échapper, elle ne va pas tarder à se rendre compte combien le froid et la faim peuvent faire de ravages. Désormais, c’est seule avec son désespoir qu’elle devient juive errante et c’est avec ses yeux d’enfant qu’elle regarde ce monde qu’elle ne comprend pas.
Un monde qui se résume à ce qu’elle voit, ce qu’elle entend, ce qu’elle sent. Et c’est ce qui fait la force de ce roman. Ici, il n’est pas question de traiter de la grande Histoire, mais de trouver quelque chose à manger, un endroit où se protéger du froid, un motif d’espérance. À l’instinct.
L’écriture d’Angélique Villeneuve rend parfaitement ces perceptions, Trouvant même de la poésie dans ce drame, quand l’innocence permet de se construire un rempart à l’incompréhensible violence. Pour que la vie prenne le pas sur la mort, pour que l’humanité gagne contre la barbarie.
J’ai retrouvé dans ce roman l’univers d’Agota Kristof et sa trilogie des jumeaux. On y retrouve ce regard différent, cette candeur qui devient une force, ce magnifique chant de résilience, quand on s’appuie sur les beaux moments vécus pour se construire un avenir. C’est pour Henni une manière de cheminer avec les siens qui, même morts, l’aident à dépasser sa peine.

Les ciels furieux
Angélique Villeneuve
Éditions Le Passage
Roman
216 p., 19 €
EAN 9782847425048
Paru le 24/08/2023

Où?
Le roman est situé en Europe de l’Est, sans plus de précision

Quand?
L’action se déroule au début du XXe siècle.

Ce qu’en dit l’éditeur
À l’est de l’Europe, quelque part dans la Zone de Résidence où sont cantonnés les Juifs en ce début du XXe siècle.
Henni a huit ans et vit avec sa famille dans un village ordinaire. Zelda, sa sœur aînée, est son modèle en tout. Un soir, à la fin de l’hiver, des hommes en furie pénètrent dans leur maison, comme dans tant de maisons ils sont entrés et entreront encore pour piller, pour punir et pour tuer. Dans l’affolement, une partie de la fratrie parvient à s’enfuir.
Les Ciels furieux raconte vingt-quatre heures de la vie d’Henni après cette intrusion. Et c’est comme si on marchait derrière elle, dans le froid, effaré mais renversé aussi par le monde que, pour survivre, elle recompose en pensée. Ce chemin semé de batailles, d’éblouissements et de crocs transcende à la fois l’incompréhensible nuit des violences et le feu de l’enfance.
Dans sa langue puissante et charnelle, Angélique Villeneuve traque les sursauts de grâce dans le moindre repli et brosse le portrait d’une petite fille exceptionnelle : actrice de sa propre vie, portée par un amour fou pour les siens, Henni est inoubliable.

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Les premières lignes du livre
« Au moment précis où, enfin, Henni s’apprête à s’enfuir au-dehors dans la neige, c’est le plus grand, le plus maigre des hommes entrés dans la maison qui arrache le dernier bébé du sein de Pessia et le soulève au-dessus de lui. Le cri qui monte avec l’enfant emplit l’air de faisceaux, de fumées, de roches explosives.
Puis on entend un bruit, comme un coup, et voilà qu’appa¬raissent en nuée les chansons dont Henni a bercé le bébé, voilà les noms inventés tant de fois murmurés en secret.
Ils flottent autour de l’étagère à thé, tous, et avec eux les baisers longs posés sur les paupières, les bras tendus, les tapotis de réconfort, les fouissements chauds au creux des poings minuscules refroidis par les courants d’air.
À mesure qu’elle les avait donnés, ils s’étaient donc blottis dans la poitrine et sous les cheveux de l’enfant, tel un duvet posé sur un autre et sur un autre encore, jusqu’à bâtir le corps doux d’un oiseau à l’intérieur de lui.
Les petits noms, les souffles, les gestes et les images qui l’ont rendue si fière, et puis aussi les mots. Ils sont ici juste après le bruit, tournoyant sous l’étagère à thé en une cendre plumeuse.
Henni voit tout dans un miroitement de lumière, et juste après elle ne voit plus rien.

1
Elle a cinq ans lorsque son père lui fabrique un tabouret à sa taille. Assise ou perchée dessus, les pieds écartés et le corps grandi d’impatience, elle fait les lits, elle fait la poussière, elle frotte le chaudron où Zelda, tout à l’heure, cuira le bouillon gras de poulet. Elle tamise la farine, coupe en tranches les radis, les échalotes et les concombres. Elle fait tremper le plat de terre dans lequel a rôti le klops. Elle s’occupe des poules dont la noire est sa préférée à cause de sa drôle de démarche. Elle étend les petites pièces de linge, elle traque les accrocs, les ourlets vaincus, les boutons perdus.
Et, après le déjeuner, elle tue les mouches qui tremblent aux fenêtres. Elle est très forte pour les mouches. Une fois, sa main a bondi, elle en a attrapé une qui s’obstinait à l’angle du carreau puis, sans réfléchir, elle l’a gobée. Avant qu’elle l’avale ça faisait dans la bouche comme un oiseau lâché.
Le frère aîné aurait raillé la croqueuse de mouches à coup sûr s’il avait été témoin de la scène. Lev ne perd pas une occasion. De toute la famille il est d’ailleurs le seul à ricaner, à épier, lui qui ne fait rien de son temps et traîne dehors avec n’importe qui.
Si elle était déjà jeune fille, le père exigerait sans doute l’excellence, mais Henni n’a que cinq ans alors il lui passe tout. Les pères, paraît-il, doivent faire en sorte d’être craints par l’ensemble de leurs enfants, mais Arie Sapojnik n’a pas réussi à obéir au rabbin. On voit qu’il essaie mais n’essaie pas vraiment, ou alors pas longtemps, surtout avec ses filles, surtout avec Henni.
Ici, personne ne la force, ne la gronde. Personne ne craint le père. Quand on s’y prend de travers, il penche la tête en souriant d’un air attristé et confiant. Jamais il ne lèverait la main. Ce n’est pas mon système, il dit dans sa moustache quand il croit que personne ne l’entend.
Le père travaille au-dehors, dans le shtetl et au-delà, on ne sait pas avec précision à quoi il s’occupe. Il achète ou il vend des choses. Ce qu’on sait c’est qu’il rentre fourbu, marmonnant mais aimable pourtant, capable d’apprécier le travail qu’en son absence on a accompli.
Le père estime que les garçons doivent étudier pour se faire une place dans le monde, mais les garçons pas toujours. Il est loin, pour Lev, le temps quotidien de la maison d’étude. Seconder le père ou même prendre sa suite un jour ne l’intéresse pas. On le sait, il l’a dit.
Henni, elle, apprend sans école, elle a la confiance paternelle et elle a Zelda.
Quand on y pense, elle a aussi Ita, la jeune fille qui vit quelque part de l’autre côté du village et qu’on aperçoit parfois sur la place du marché ou sur les chemins près d’ici. Ita Sandler, dont la seule beauté donne envie de grandir. La nuit, on pense à elle le cœur serré. Jamais, avec cette coiffure en forme de champignon on ne deviendra à moitié aussi belle que la belle Ita, dans les cheveux de qui le soleil se tient prisonnier.
Mais chaque jour on grandit.
Tiens plutôt le chiffon dans ta main comme ça, dit la sœur qui sait faire car elle a huit ans. Zelda n’a pas besoin d’avoir un tabouret, elle a la taille pour tout. N’appuie pas trop et commence par le haut, ajoute-t-elle en lui attrapant le bras pour montrer. Tu vois. Pas la peine de passer deux fois. La saleté est comme nous, elle tombe.
Zelda est celle qui sait car la grand-mère morte l’année précédente lui a tout appris. Zelda est aussi celle qui sourit. Elle ne tombe jamais. Ne moque pas, ne gronde pas davantage que le père, et console. Elle est Zelda, savante, admirable, à nulle autre pareille.
Dans la pièce, près du poêle, la mère est assise sur le fauteuil en bois ciré et porte sur la poitrine la fameuse broche en grenat vert de l’Oural qu’on n’a pas le droit de toucher. Sa figure n’exprime aucun sentiment. Ce qui vit en elle se trouve à l’intérieur, du moins on l’imagine car rien ne filtre en surface. On ne sait pas comment elle fait. On n’y arriverait pas. Et quand ses rares visiteuses pointent le nez, la mère se tait. Elle se remplit l’estomac de thé bouillant, très fort et très sucré, de biscuits, de lekech que la fille du cordonnier qui est aussi sa cousine vient juste d’apporter. Ce sont les autres qui parlent, tandis qu’à demi assoupie elle entreprend la digestion du riche gâteau aux œufs de Macha.
Si la mère ne s’intéresse ni à la conversation générale ni aux événements de la vie familiale, c’est qu’elle a un motif. Elle couve ou se remet de ses couvaisons. Aussi, il ne faut pas faire de bruit autour d’elle, ça la fatigue. À sa figure qui se replie on dirait même que les sons lui font mal. Les bébés, surtout eux, ne doivent rien réclamer. La mère baisse les paupières pour ne pas voir mais ses oreilles entendent dès l’instant où les petits entrouvrent le bec.
Les enfants n’ont pas à pleurer, pense la mère. C’est son système à elle. Si Henni et Zelda le savent bien, les bébés l’oublient trop souvent. Alors au premier vagissement il faut lâcher ce qu’on fait et courir pour empêcher ici des ¬catastrophes aux conséquences inimaginables.
Soupirs et râles sont le langage des mères, a vite compris Henni. Les mères sont tristes et lourdes, glacées. Leurs yeux chavirent s’ils sont ouverts et peuvent même, on l’a vu, se mettre à déborder à l’évocation de sujets qu’on a oubliés car ils sont interdits. Les bébés sortent d’elles par magie et c’est à la fois une joie et un malheur. C’est Lev, le grand frère, qui l’a dit avec sa drôle de grimace. Un grand malheur.
Les mères des autres, paraît-il, ne ressemblent en rien à la leur. Elles veillent à ce que leur progéniture soit nourrie, chauffée, vêtue, soignée aussi bien que possible. Leurs yeux font des trous dans la tête des membres de leur famille pour voir ce qui se passe dedans. Tout le jour elles s’agitent, s’emportent, s’affolent, elles parlent à tort et à travers et qu’on soit fils, fille ou mari on les a sur le dos. Les mères des autres sont harassantes et considérables.
Pessia, c’est sûr, ne ressemblera jamais à la voisine aux joues rouges, par exemple, celle qui chante en étendant son linge de l’autre côté du chemin de terre. Ivan, son fils sourd et bizarre, l’accompagne s’il ne fait ni trop chaud ni trop froid et fait semblant de l’aider. La mère Straigorodski passe la moitié de son temps à discuter avec lui qui ne répondra pas, et l’autre moitié à travailler dans son jardin. Les jours de shabbat on la voit qui s’active, comme si elle ne pouvait faire autrement. Son mari est mort, son enfant unique pas vraiment réussi. C’est une drôle d’histoire. Lev a trouvé la formule. La veuve Straigorodski n’est pas comme nous, il dit.
Il a ajouté que si eux, les Sapojnik, côtoient si peu de monde et sont relégués en lisière de bourgade, loin du centre vivant du shtetl où toutes les choses adviennent, c’est à cause d’elle, leur mère seule et triste à pleurer vissée sur son siège chaque heure de chaque jour de l’année. On ne sait pas si c’est vrai.
Avoir une mère sur le dos est une perspective inquiétante et de toute manière on n’a pas besoin d’amis ou de gens dans les jambes puisqu’on a Zelda, et que Zelda est tout. Peut-être qu’un jour ça changera, mais pour l’heure, on se trouve bien comme ça.
Ça changera, a dit Lev en plissant les yeux. Ça non plus on ne sait pas si c’est vrai.

2
Quand Henni atteint l’âge de huit ans, Zelda ne l’a pas attendue. Elle en a déjà onze et depuis un bout de temps, on ne la rattrapera jamais.
Les cheveux de l’aînée sont longs jusqu’au milieu du dos, mousseux et doux, leurs pointes ont roussi aux lumières des étés, tandis que ceux d’Henni sont très bruns et coupés plutôt court, en forme de champignon. Ils s’emmêlent facilement. Henni râle en y plantant le peigne, bientôt les larmes aux yeux. Alors, presque toujours, Zelda apparaît. Elle claque de la langue et déploie l’édredon de ses bras, de son cou. Dedans, on est l’un des bébés aux paupières fermées. Le peigne s’échappe des doigts ouverts, il tombe mais on ne l’entend pas. Rien n’a plus d’importance. Ce qu’on est devenue alors dans les bras de Zelda est impossible à dire.
À cette époque, il y a du changement dans la maison pour la plus jeune des filles Sapojnik. Une fois par semaine, après le shabbat, Henni est chargée de préparer le repas. Ses spécialités sont les knishes et les kreplach à la viande. Enfin, pas tout à fait. Henni se dit qu’un jour, ce sera la vérité, mais pour l’heure Zelda seule est capable de façonner comme il faut les petits chaussons en forme de kreplach ou de knish. Les siens crèvent en cuisant et ne ressemblent à rien.
Ça n’est pas grave, dit le père. Ça viendra. Il lui sourit en tapotant sa joue, hoche la tête. Sa moustache est brillante, bien lissée. Il a raison, ça viendra. Certains savoirs se sont mis dans les mains de ses filles sans qu’on s’y attende, beaucoup d’autres ont été gagnés à force d’observation et de tentatives. C’est le système.
D’ailleurs, Henni obtient déjà de bons résultats avec le pain de viande. Pendant de longues minutes elle en tapote la chair douce des deux paumes pour arrondir le mélange de bœuf haché dans le plat et lui faire adopter la forme adéquate. Ensuite, elle se languit nerveusement tandis qu’il rôtit dans le four, espérant qu’il ne brûlera pas comme la première fois.
Ce klops est merveilleux, dit le père assis à la table. Les proportions de viande et de pain sont parfaites.
Les débris brunâtres qui luisent joyeusement sur sa langue lorsqu’il ouvre la bouche indiquent qu’il dit la vérité. Son plat est réussi. Toutes les assiettes sont vides. Zelda sourit, Iossif a la bouche barbouillée de gras. Quant à la mère, son ventre qui gonfle à nouveau la tient allongée à l’écart, gémissante, tour à tour affamée et prise de violents écœure¬ments. Son avis ne compte pas.
Le klops d’Henni est mon plat préféré, conclut le père. Zelda ne tique pas, ou à peine, on dirait qu’elle n’est pas jalouse, comme si l’évidence de sa supériorité dans tous les domaines était suffisante. L’empereur, pense Henni, n’a pas besoin d’être couronné chaque matin. Et puis Zelda a les bébés. Les louanges ont moins d’importance dès lors qu’on a les bébés.
Alors que dehors le temps commence à fraîchir, une machine à coudre entre dans la maison.
Elle est pour toi, dit le père qui vient de l’apporter. Quand il soulève le couvercle en bois de la boîte, Henni n’en croit pas ses yeux. La machine est pour elle qui, depuis trois saisons, s’employait à coudre à la main pour de menus travaux.
Au début, elle ne fait qu’activer la manivelle avec fascination pour observer l’aiguille ronronnante s’abaisser et se relever sans jamais se lasser, mais la mère finit par se mettre en colère. Elle glapit. Si on veut qu’elle en supporte le raffut, il faudra faire quelque chose d’utile avec cet instrument.
Bientôt, confie le père à Kreina Schifman venue en visite, Henni se chargera de l’intégralité des vêtements de la famille, y compris les pantalons d’homme.
Si Dieu le veut seulement, conclut à mi-voix l’amie de la mère. De son côté, elle n’y semble pas opposée. Kreina a même promis de consacrer à Henni un peu de son temps, pourtant si précieux avec son vieux mari coincé dans son lit par la maladie, puisse-t-il vivre jusqu’à cent vingt ans. Elle viendra donner quelques leçons pour exposer les rudiments de la chose, ensuite la petite se débrouillera seule.
Qui m’a enseigné ces affaires, à moi, dit Kreina en gonflant la poitrine. Personne. Que Dieu me tue à cette même place si je ne dis pas la vérité.
Et la revoilà partie avec sa mère et ses grands-mères mortes, qu’elles soient heureuses au paradis où personne ne se soucie de couture.
Henni ne sait ni lire ni compter bien loin mais elle aime apprendre l’apprentissage, comme elle dit. Elle remercie Kreina Schifman d’un sourire et, hochant la tête à intervalles réguliers, fait mine de découvrir des histoires au moins cent fois déversées sous ce toit.
Pour la première leçon, Kreina apporte une bobine de fil, des boutons de corne et un métrage de coton bleu ciel criblé de taches de sauce ou de va savoir quoi.
Ce n’est rien, dit-elle à Henni qui les désigne du doigt en silence, ça ne se voit pas.
Ça se voit, mais Kreina porte de vieilles lunettes qui doivent raconter ce qu’elles veulent, alors on tient sa langue. On écoute et on essaie de retenir la méthode pour passer le fil à toute vitesse dans les entrailles de la machine puis dans le chas minuscule de l’aiguille.
Maintenant, Kreina va confectionner pour le petit frère Iossif une jolie chemise de jour neuve. Avec patience elle détaillera chacune des étapes, depuis la prise des mesures jusqu’aux finitions. Zelda viendra voir si elle veut : ce sera une bonne chose pour son édification de jeune fille, assure la maîtresse couturière en soulevant une paire de sourcils insensés.
On la regarde à l’œuvre sans en perdre une miette. Zelda est occupée ailleurs la plupart du temps.
La conclusion est que Kreina Schifman a moins de patience et de connaissance qu’elle croit. La pauvre qui n’a pas eu d’enfant n’a aucune idée de la manière dont sont faits les bébés. À la fin de l’après-midi, après que, de colère, elle a lancé une demi-douzaine de fois à travers la pièce la paire de ciseaux maladroite – que le démon l’accable de rouille –, la blouse est terminée. Pinçant le col entre ses doigts marqués de morsures d’épingles, Kreina présente le résultat de son acharnement à la famille réunie devant elle à l’exception du père absent. Kolia fait ses dents sur l’arrondi d’une cuillère. Iossif cuve son rhume. La mère dort. Les sœurs, elles, sont attentives.
L’une des manches bée étrangement au milieu de la poitrine de la blouse neuve, et l’autre, qui résistait, a dû être déchirée à droite pour en agrandir l’ouverture.
Essaie, dit Kreina à Iossif.
Arrangeant, la morve au nez et l’œil doux, le bébé se laisse faire. Zelda et Henni s’unissent pour lui enfiler tant bien que mal la chemise. Du côté gauche, sa main tordue émerge à peine de l’emmanchure et son bras replié au-dedans le fait ressembler à un drôle d’oisillon.
Kreina prend l’air sérieux, son grain de beauté vibre contre sa narine comme le gros corps d’une mouche d’été, plein de pattes.
Oui, oui, marmonne-t-elle en réfléchissant. Ses sourcils se hérissent derrière ses grandes lunettes éclaboussées de gras, ses lèvres s’avancent dans un bruit de succion. Zelda et Henni contemplent leur frère sans un mot.
Tourne un peu.
Iossif ne tourne pas, il marche à peine et ne comprend pas tout. Aussi Kreina, complaisante, se déplace-t-elle avec lenteur autour de lui, sa jupe tapissée de morceaux de fil bien tendue sur son ventre. Du bout des doigts, elle lisse la toile dans le dos de Iossif comme pour en faire ruisseler les gouttelettes brunes par terre. Un beau petit coton, dit-elle. Bien souple et bien frais. Et puis elle fixe Henni, ferme un œil.
Tu vois, ma fille ? De la constance et de l’application. Que Dieu me confonde s’il existe une autre manière. Que ma langue pourrisse à l’instant.
Henni hoche la tête.
Tu as vu ça, Pessia ? lance-t-elle aux yeux fermés de la mère.
Après le shabbat suivant, Kreina arrive directement avec Macha pour le thé et les leçons de couture sont finies.
Soulagée, Henni s’y met toute seule. C’est mieux de toute façon, notamment à cause du grain de beauté qui s’est installé à côté du nez de Kreina et empêche de penser à autre chose qu’à lui. On craint de le voir tomber comme un fruit mûr sur ses genoux, ou pire, dans son assiette de lekech.
Pour lui permettre de s’entraîner, Macha a apporté sa contribution sous la forme de vieux torchons. La veuve Straigorodski, dit-elle d’un air de conspiratrice, va encore les chercher longtemps derrière sa maison.
Henni pique pendant des heures la toile raide et perdue d’auréoles, elle ouvre des boutonnières et coupe le tissu en peinant parce que les ciseaux ne sont adaptés ni à la taille ni à la vigueur de sa main. Elle reprend des ourlets, mesure avec précision le corps des bébés sans trop savoir quoi faire ensuite, elle qui ne s’était risquée à ce jour qu’à de modestes rapiéçages.
Puis elle se lance. Sous la table, Iossif l’aide en collectant avec patience les épingles fugueuses. Chacun une tâche à sa mesure.
Comme Kreina Schifman avant elle, Henni rate ses premières manches et personne ne la moque ni ne la punit. C’est la manière des Sapojnik, répète le père. C’est le ¬système. Au début on essaie, et si ça ne marche pas on essaie autrement. Encore et encore.
Alors elle découd et reprend inlassablement son ouvrage. Elle vaincra les obstacles les uns après les autres. Faire de travers est plus fatigant que réussir du premier coup, on l’a bien compris, et se coucher moins fatiguée fait tellement envie qu’on doit progresser à tout prix. On maîtrisera bientôt les gestes, la coupe, les plis, le crantage, la canette, le pied-de-biche, la tension du fil dans le ventre de la machine.
Elle n’a peur de rien, ma petite fille, dit son père en lui embrassant le poignet.
Peur de rien mais peur d’eux, ne peut s’empêcher de penser Henni, mais pour ça c’est comme pour la mouche avalée autrefois, personne n’a à savoir. Pour eux il n’y en a qu’un qui sait, qui sait un peu, et c’est déjà bien trop.

3
Et puis, à huit ans passés, en plus de la cuisine et de la couture il y a du nouveau pour les filles.
Les bébés.
Si Zelda a déjà Iossif et Kolia, le jour d’Henni est arrivé. À son tour, enfin, de posséder quelque chose de vivant. Au début de l’hiver, la mère a fabriqué pour elle un garçon minuscule. Il s’appelle Avrom. Ses yeux sont clairs comme l’eau.
Une paire de bébés pour la grande Zelda, un premier pour Henni. C’est le système. Les nouveaux-nés dorment peu, jamais quand on veut, et ils demandent beaucoup. Ils ont faim, et pas seulement de bouillie et de lait. La faim de savoir, dit le père, est précieuse. Bientôt, Iossif qui a quatre ans ira d’ailleurs découvrir le Pentateuque au heder. On n’aime pas y penser car on sait que là-bas, à l’école, le système est différent du leur. Les garçons s’y font malmener, paraît-il, s’ils sont distraits ou ne comprennent pas assez vite.
Pour les soins du nouveau bébé, Zelda montre les gestes, analyse à haute voix les mimiques, distingue les cris qui sont des mots de ceux qui n’éclatent que pour fatiguer, énerver la maison entière.
Henni la regarde faire depuis des années, elle aide, elle apprend, cette fois ce sera pour de vrai. Ce sont ses bras, ses mains, son jugement propres que la famille attend maintenant de voir en action. Elle se sent prête. D’ailleurs elle a un don pour ça. Elle le sait, elle le dit et Zelda est d’accord. Le garçon qui est son bébé est à elle, aussi sûr que Kolia et Iossif sont à la sœur aînée.
On a entendu le père chuchoter à Kreina Schifman que ses filles seront si Dieu le veut d’excellentes mères après leur mariage. Kreina a souri sans rien dire. Que Dieu, pense Henni, ne s’avise pas d’anéantir sur place Arie Sapojnik, car il ne ment pas, pauvre père, il est seulement un peu en retard. Elles sont déjà, que le mauvais œil les épargne, l’une et l’autre des mères accomplies.
Quand l’un des trois petits se met à pleurer, la voix du père ou celle de Lev s’élève aussitôt.
Zelda !
Ou alors :
Henni !
Ton bébé pleure !
Et vite, vite, elles accourent avant que la mère ne commence à souffrir de leurs cris à tous.
Somnolente, celle-ci nourrit les enfants dans le fauteuil en bois ciré quand on les lui apporte. Il suffit d’installer le nourrisson de telle façon qu’il ne risque pas de glisser du sein. Quand on revient, on change de côté. Parfois, si on sent que la mère s’endort ou faiblit, on restera accolée tout du long, attentive, les yeux passant des lèvres cirées de lait du bébé à l’intouchable broche en grenat de l’Oural.
Hormis les heures précautionneuses de tétée, Henni ne se sépare presque pas du bébé. Lev dit qu’elle l’empêche de dormir et de digérer à le traîner ainsi partout, mais qu’est-ce qu’il y connaît et de quoi il se mêle.
N’écoute pas, dit sa sœur, il n’est rien d’autre que jaloux, et elle a raison car qui étreindrait Lev de son propre gré plus de deux respirations d’affilée. Réfléchis, dit aussi Zelda. En tant que fils aîné, par la force des choses Lev n’a pu avoir pour seule mère que la mère.
Elle hoche la tête d’un air mystérieux en prononçant ces mots, presque triste, les yeux agrandis. On ne sait pas imaginer la mère livrée à elle-même.
Zelda n’ajoute rien sur son propre cas, mais on devine, on a fait ses calculs. Pour Zelda, bien sûr, ça n’est pas comme pour Lev, pour Zelda il y a eu Grand-mère qui, à l’époque, venait de s’installer chez eux car elle n’avait plus de mari sur lequel régner. Le résultat est là. Zelda sait maintenant tout faire et tout dire, tout penser.
Avrom, lui, est aujourd’hui à Henni comme elle est à Avrom. Pour ce petit-là sont venus dès les premiers jours un millier de chansons, un millier de surnoms et de gazouillis. Assise sur son tabouret, l’enfant sur ses genoux, elle les pose en secret dans le trou de son oreille, sur le sommet du crâne, dans son cou, sur son poitrail qui respire. Le bébé entend, il comprend, il l’examine avec ses grands yeux vides comme si Henni était quelque chose de bien plus beau qu’elle n’est, un morceau de ciel, un triangle de glace parfaite¬ment transparent ou une pomme rouge accrochée à son arbre pour l’éternité.
Avrom ne ressemble pas à Lev qui a les oreilles décollées et la tête pareille à un œuf posé sur un cou crasseux de poulet. Avrom n’aura jamais ni le caractère ni les yeux mauvais du grand frère. Ça se voit. On ne saurait même le comparer à Iossif et Kolia qui sont pourtant, à leur façon, de beaux enfants sans méchanceté.
Avrom surpasse de mille verstes la majestueuse machine à coudre apparue à l’automne, les gâteaux aux œufs de Macha, la rivière à toutes les saisons, les fraises les plus rouges et les plus brillantes. Il fait grandir de l’intérieur celle qui en a la charge, provoquant dans la tête et dans tout le corps l’apparition secrète d’éclats lumineux et sonores. Avrom est le trésor d’Henni. Avrom est le cœur étincelant de son cœur. »

À propos de l’autrice
Les ciels furieuxAngélique Villeneuve © Photo Frédéric Blitz

Angélique Villeneuve est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Fleurs d’hiver (Phébus, 2014), Nuit de septembre (Grasset, 2016), Maria (Grasset, 2018 ; Grand Prix Société des Gens de Lettres de la Fiction) et de La belle lumière, 2020. Elle écrit également pour la jeunesse. (Source: Éditions Le Passage)

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