Panorama

Panorama

Prix de la rentrée du festival Les Écrivains chez Gonzague Saint Bris
En lice pour le prix Renaudot 2023
En lice pour le prix Le Temps Retrouvé 2023

En deux mots
Dans la France de 2049, la société de la transparence s’est établie. Hélène y est gardienne de protection, chargée d’enquêter sur la disparition improbable d’une famille. À mesure qu’elle avance dans son enquête, ses certitudes sur cette société-modèle vont vaciller.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Quand viendra le règne de la transparence

Dans son nouveau roman, Lilia Hassaine raconte comment après la «nouvelle Révolution» de 2029, la France s’est installée dans la société de la Transparence. Une société qui se veut modèle jusqu’au jour où un grain de sable vient enrayer ce beau mécanisme, une famille disparaît.

Hélène vit avec sa fille Tessa et son mari David dans une maison de verre, architecture qui s’est imposée progressivement dans le pays après une nouvelle Révolution qui a eu lieu en 2029. Désormais tout est transparent. «Aucun dictateur ni despote. La société s’est régulée d’elle-même, par capillarité. La nouvelle démocratie française n’est pas une dictature: vous êtes libres de vivre en sécurité dans les quartiers transparents, ou d’habiter dans des zones de non-droit en marge des villes. La Transparence est un « pacte citoyen fondé sur la bienveillance partagée et la responsabilité individuelle », d’après le préambule de la Constitution de 2030.»
Les résultats ne se sont pas fait attendre, la délinquance est quasi-inexistante, la solidarité bien réelle et David, qui était un peu volage, s’est assagi. Hélène, ancienne commissaire de police, est désormais «gardienne de protection» et s’ennuie un peu. Jusqu’à ce 17 novembre 2049 où va se produire le plus improbable des faits divers. Une famille habitant le quartier le plus huppé de la ville va disparaître. «Les Royer-Dumas ont été aperçus pour la dernière fois à 17 h 07 par la patrouille de voisinage. Comme tous les jours, Milo était rentré de l’école à pied. Ses parents l’attendaient. Le rapport n’indique rien de plus.»
Hélène se voit confier l’enquête par son supérieur, qui la mandate avec son tact habituel: «Hélène Dubern, cette affaire est pour vous. Les autres sont des brêles».
Avec son collègue Nico, elle se rend sur place et commence ses investigations. Très vite, elle se rend compte combien les indices manquent. Une petite tache de sang appartenant à la mère est prélevée dans l’appartement, mais sans pour autant mener à une piste. L’enquête de voisinage ne fournira pas davantage de piste sérieuse, mais elle nous permettra de découvrir l’état d’esprit de ces voisins qui voient tout de ce qui se passe à côté d’eux, alors qu’ils feraient peut-être mieux de balayer devant leur porte.
Hélène finit par apprendre qu’une altercation aurait eu lieu la veille de la disparition de Rose, Miguel et leur fils Milo. Là encore, rien de probant. Milo est décrit comme plutôt solitaire et peu aimé de ses camarades car il s’attaquerait aux animaux. Le temps passe, l’enquête piétine. Elle est même quasi-classée jusqu’au jour où, suite à des travaux de terrassement, on retrouve deux cadavres enterrés au pied de la maison.
Pour Hélène, le moment est venu de montrer tout son savoir-faire. Il faut dire qu’elle peut s’investir dans sa mission, David lui ayant laissé le champ libre en la quittant. «L’amour s’évaporait à mesure qu’il s’étalait, il explosait à mesure qu’il s’exposait.»
Avec beaucoup de finesse, la romancière se sert des codes du roman policier pour raconter cette société future qui se voulait modèle et qui finit par être terrifiante, à l’image du nouveau système judiciaire mis en place: «Dans toutes les villes de France, les citoyens se réunissent une fois par mois pour juger les crimes et les délits de leur quartier. Les victimes ont droit à un avocat, mais pas les accusés, qui doivent apporter eux-mêmes la preuve de leur innocence».
Sur un rythme d’un livre tous les deux ans, après L’œil du paon (2019) et Soleil amer (2021), Lilia Hassaine Réussit parfaitement à cerner les enjeux de cette société qui se dessine. Très vite, on se rend compte que les inconvénients sont bien à la hauteur des bénéfices. Que devient l’intimité ? Qui n’a pas besoin de secrets? À l’heure où les réseaux sociaux dévoilent déjà beaucoup de nos vies, ou l’individualisme est érigé en système et où nombreux sont ceux qui se promènent casque aux oreilles, coupés du monde, voilà une réflexion habile qui se lit avec un plaisir constant.

Panorama
Lilia Hassaine
Éditions Gallimard
Roman
236 p., 20 €
EAN 9782073035059
Paru le 17/08/2023

Où?
Le roman est situé en France, dans une ville qui n’est pas précisément située.

Quand?
L’action se déroule de 2029 à 2050.

Ce qu’en dit l’éditeur
« C’était il y a tout juste un an.
Une famille a disparu, là où personne ne disparaissait jamais.
On m’a chargée de l’enquête, et ce que j’ai découvert au fil des semaines a ébranlé toutes mes certitudes. Il ne s’agissait pas d’un simple fait-divers, mais d’un drame attendu, d’un mal qui irradiait tout un quartier, toute une ville, tout un pays, l’expression soudaine d’une violence qu’on croyait endormie. »
Hélène, ex-commissaire de police, reprend du service pour retrouver un couple et leur petit garçon, Milo. Elle rencontre les dernières personnes à avoir été en contact avec eux. Depuis que la France a basculé dans l’ère de la Transparence, ces hommes et ces femmes vivent dans un monde harmonieux, libéré du mal, où chacun évolue sous le regard protecteur de ses voisins. Mais au cours de son enquête, Hélène va dévoiler une vérité aussi surprenante que terrifiante.
À travers cette contre-utopie, c’est le monde d’aujourd’hui que l’auteur interroge. Ce roman haletant montre des êtres en proie à leurs pulsions et à leurs fêlures derrière leur apparente perfection.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
France TV Culture (Mohamed Berkani)
Usbek & Rica (Vincent Edin)
Vogue (Amandine Richard)
Brut (Lilia Hassaine présente « Panorama »)
France Info (Matteu Maestracci)
France 24 (A l’affiche)
Quotidien (Ambre Chalumeau)
20 minutes
RFI (Vous m’en direz des Nouvelles)
La Presse (Laila Maalouf)
Revue Commune (Romain Lancrey-Javal)
Vanity Fair (Bruno Lus)
L’éclaireur FNAC (Hugo Mangin – entretien avec l’autrice)
Blog Les livres de Joëlle
Blog Le domaine de squirelito
Blog Baz’Art


Lilia Hassaine présente son roman «Panorama» © Production Librairie Mollat

Les premières pages du livre
« Prologue
Derrière la baie vitrée, une femme est assoupie. Sa poitrine se gonfle et s’affaisse comme la houle matinale. Nico se colle contre son dos et embrasse ses cheveux défaits. Je n’avais encore jamais vu de blonde dans son lit.
Nico a décidé d’oublier et de vivre. Moi je n’y arrive pas, et je me demande encore comment les choses ont pu déraper à ce point.

C’était il y a tout juste un an.
Une famille a disparu, là où personne ne disparaissait jamais.
On m’a chargée de l’enquête, et ce que j’ai découvert au fil des semaines a ébranlé toutes mes certitudes. Il ne s’agissait pas d’un simple fait-divers mais d’un drame attendu, d’un mal qui irradiait tout un quartier, toute une ville, tout un pays, l’expression soudaine d’une violence qu’on croyait endormie.

Mais avant de vous raconter cette histoire, il me faut remonter le temps. Car aucun des évènements du 17 novembre 2049 ne peut être compris si l’on ignore ce qui s’est produit ici vingt ans auparavant,
quand nos villes, qui furent des jungles, sont devenues des zoos.

Première partie
I 2029
La scène se passe dans l’Auditorium de Radio France. Gabrielle Boca, jeune femme à la détermination tenace, s’avance à la tribune et d’un geste solennel retire sa toge. L’assemblée applaudit. Des centaines de citoyens, dont je fais partie, ont été tirés au sort pour assister à son discours, retransmis en direct à la télévision et sur Internet. C’est un jour historique. Ce 26 octobre 2029, on fait le procès de la Justice.

« Chers amis, j’ai été la première à me repentir. J’ai rendu ma carte d’avocate, jeté ma robe, demandé pardon. À vous qui avez cru en l’institution judiciaire, vous qui avez été entendus sans être écoutés, je veux redire ces mots : la Justice a trahi. La justice du passé, celle des magistrats nommés par le pouvoir, celle de la présomption d’innocence et de la prescription, cette justice a failli. Incapable de défendre les plus fragiles, elle s’est vautrée dans des compromissions et des effets de manches. Combien de crimes ainsi ignorés ? Combien de victimes sacrifiées ? Ces victimes, nous les avons condamnées à purger une peine à perpétuité, par notre laxisme envers leurs agresseurs. Mais cette époque est maintenant révolue. »

Une musique s’élève du fond de la salle. Le souffle d’un hautbois, et l’âme tourmentée d’un violon. Je ferme les yeux. Un homme tape de plus en plus vite, de plus en plus fort, sur une peau tendue. Je crois deviner des timbales, mon souffle s’accélère, j’ai mal au crâne. Au tintement des cymbales, je pars. Je me souviens de la haine des jours, de la sauvagerie des nuits, des femmes aux ailes d’Érinyes et du goût amer de leur vengeance. Je me souviens d’être restée paralysée. Sept jours. Ça a duré sept jours.

Tout a commencé quand un célèbre influenceur du nom de Julian Gomes a porté plainte contre son oncle. À son million d’abonnés, il avait raconté comment cet homme l’avait violé quand il était petit et expliqué les répercussions qu’un tel secret avait eues dans sa vie. Malgré le retentissement de l’affaire, les interviews, les articles dans les journaux, la plainte fut classée sans suite : les faits étaient prescrits.

Julian Gomes propose un sondage à sa communauté. Doit-il se faire justice lui-même ? La réponse est oui, à 87 %. Le lendemain matin, muni d’une caméra frontale, il se rend au 6 boulevard Arago, à Paris, grimpe les six étages qui le séparent de son destin, toque à la porte de son oncle et lui plante un couteau dans la gorge. Julian retourne la caméra vers lui et s’effondre en larmes.

Après son arrestation, des messages de soutien affluent du monde entier pour demander sa libération. Face à l’absence de réaction du gouvernement, des manifestations éclatent un peu partout en France. On brandit les photographies d’accusés relâchés, les visages des « salopards » jamais poursuivis. Les témoignages se multiplient : chacun exprime ses griefs personnels à l’encontre de l’autorité judiciaire, sa lenteur, son inefficacité. Le site du ministère de la Justice est piraté et renommé « ministère de l’Injustice ».

Une nuit, alors que le Tribunal de Paris est envahi par une centaine de femmes, membres d’une association de victimes de violences conjugales, le ministre de l’Intérieur ordonne leur expulsion. Elles refusent d’obtempérer, se débattent, et l’une d’elles est matraquée par un policier. La séquence, diffusée à la télévision, attise la colère des manifestants. Sur les réseaux sociaux, des centaines de jeunes se coordonnent pour mener des actions ciblées. Ils veulent imiter le geste de Julian Gomes, tous ensemble, et au même moment.

Le hashtag « Revenge Week » – semaine de la vengeance – devient viral. Un climat insurrectionnel s’installe en France. Les victimes punissent leur bourreau. Une jeune salariée de Mulhouse défenestre le patron qui l’avait harcelée pendant des années. Un étudiant d’Amiens pousse sur les rails d’un train son voisin, un ancien militaire qui battait son chien. Le patron d’un empire pétrolier, responsable d’une marée noire, est empoisonné par des militants écolos. Les parents maltraitants, les prêtres pédophiles, les flics abusifs, les « pourris » en liberté sont éliminés les uns après les autres. Ces crimes sont filmés, relayés et likés par des centaines de milliers de personnes. À Béziers, un homme âgé se présente au commissariat pour se dénoncer : il a tripoté des gamins à l’époque où il était directeur sportif d’un club de foot. Il sait que ses anciens élèves sont à ses trousses, ils ont posté sa photo et cherchent son adresse. Il craint pour sa vie et insiste pour être incarcéré. Les policiers lui demandent de revenir plus tard, sans garantir de pouvoir lui trouver une place en cellule. L’effet de sidération est tel que personne – y compris dans mon unité – n’ose bouger.

Le président de la République – menacé à son tour – se réfugie au fort de Brégançon, laissant le pouvoir vacant.

Après sept jours de Terreur, Julian Gomes est libéré.
Gabrielle Boca, la très médiatique avocate de l’influenceur, lance le mouvement « Transparence citoyenne » pour aider les individus qui se trouvent dans la même situation. Soutenue par d’autres repentis des corps exécutif et législatif, elle propose la grâce pour tous les actes commis lors de la Revenge Week, à condition que les violences cessent : « Une procédure d’exception doit être mise en place pour épargner ceux que la Justice n’a pas su protéger par le passé. Les vengeurs d’un jour seront auditionnés et fichés, car la vengeance n’est pas et ne sera jamais acceptable en démocratie, mais je suggère qu’ils ne soient pas condamnés. Montrons-nous indulgents avec ces victimes coupables de crimes, ces justiciers qui ne représentent aucun danger pour la société. »

Sa pétition réunit les signatures de trois millions de Français en moins de vingt-quatre heures. Devant un tel plébiscite, Transparence citoyenne veut aller plus loin. Gabrielle Boca lance des « états généraux » en ligne pour que les citoyens imaginent un nouveau modèle de gouvernance. En quelques mois, le mouvement démantèle les institutions pour les réduire à de simples administrations. Les lois, tout comme les décisions de justice, seront désormais discutées et votées par le peuple lui-même sur Internet. Les documents ministériels (sauf ceux de la Défense) seront rendus publics. La classe politique, jugée corrompue, est désavouée.

Quand j’ouvre les yeux, le discours se termine. Autour de moi, des adultes, des enfants, aux joues peintes en bleu, blanc, rouge. Viktor Jouanet, un jeune architecte, membre actif du mouvement, est invité à monter sur l’estrade par Gabrielle Boca. Il se racle la gorge, écarte d’une main la mèche qui lui barre le front : « Nous avons accompli une révolution en quelques mois à peine : faire de la France une démocratie réelle, rendre le pouvoir au peuple. Néanmoins, si la Transparence veut perdurer, elle doit d’abord s’appliquer à nous-mêmes. Les viols, la maltraitance, les abus, les agressions, toutes les violences commises envers les humains et les animaux, ont un point commun : ils se déroulent à l’abri des regards, derrière les murs, dans les chambres des maisons et dans les ascenseurs des entreprises. Les espaces clos sont dangereux. Les murs sont menaçants. Chacun d’entre nous, et pour le bien de tous, devrait accepter de renoncer à une part d’intimité ; il en va de la paix civile. »

L’architecte scelle ce jour-là, en accord avec les citoyens, les normes d’un nouvel urbanisme. Le baron Haussmann avait transformé Paris au XIXe siècle pour plus de salubrité et de sécurité. Les grands travaux de Viktor Jouanet viseront à un « assainissement moral » et à une « sécurité optimale ». Les constructions modernes seront transparentes. On rénovera les lieux de culte et monuments du patrimoine qui peuvent l’être : les murs de pierre seront remplacés par des vitres. On détruira les logements, les écoles, les prisons, les hôpitaux, les commerces pour construire des maisons-vivariums, où chacun sera garant de la sécurité et du bonheur de ses voisins.

« Au fond, qu’avons-nous à cacher ? Si nous n’avons rien à nous reprocher, pourquoi ne pas accepter de tout montrer ? »

L’assemblée applaudit et entonne La Marseillaise.

II 2050
En vingt ans, la France s’est métamorphosée. La nuit, des lumières rouges éclairent l’intérieur des maisons. La journée, on compte sur la vigilance des voisins. Les industriels ont réussi à produire un matériau innovant, le verre XPUR, plus isolant, moins réfléchissant, marqué de fines rainures noires pour éviter que les oiseaux ne se cognent dessus. Ces stries sont presque invisibles à l’œil nu mais les volatiles parviennent à les distinguer – la plupart du temps.

Avec ma fille Tessa et mon mari David, nous vivons dans l’une de ces maisons de verre. Personne ne nous y a obligés. Aucun dictateur ni despote. La société s’est régulée d’elle-même, par capillarité. La nouvelle démocratie française n’est pas une dictature : vous êtes libres de vivre en sécurité dans les quartiers transparents, ou d’habiter dans des zones de non-droit en marge des villes. La Transparence est un « pacte citoyen fondé sur la bienveillance partagée et la responsabilité individuelle », d’après le préambule de la Constitution de 2030.

Au départ, David hésitait à emménager dans un quartier moderne, mais nos amis ont eu raison de ses réticences. Chacun y allait de son anecdote, chacun citait des chiffres, avançait ses arguments : Et puis la délinquance a chuté aux Moulins, à Nice, c’est spectaculaire, les flics boivent des cafés en terrasse tellement ils ont plus rien à faire, tu l’as vue, la photo des flics en terrasse ? Moi-même, je tapais sur mon portable « photo flics terrasse » pour lui montrer. J’étais convaincante, passionnée. J’avais surtout peur d’être montrée du doigt. Au commissariat, si certains de mes collègues étaient félicités (ceux qui avaient accepté les nouvelles règles d’urbanisme), d’autres se faisaient vilipender pour leur égoïsme. On entendait crier dans les couloirs : Tu te prends pour qui, Nico, sérieux, tu te prends pour qui ? Tu tiens à ton « intimité » ? Mais on s’en fout de ta vie, Nico, tout le monde s’en cogne de ta petite vie de merde !
Nico-la-vie-de-merde a fini par céder. Il s’est d’ailleurs installé juste en face de chez nous, et nous l’invitons souvent à partager nos repas quand nous le voyons seul le soir.

La Transparence a de bons côtés.
Elle nous a rendus plus attentifs aux autres. Face à la solitude, la tristesse, la maladie, il y aura toujours un voisin pour sonner chez vous. Les maisons de retraite ont refleuri, l’hygiène y est impeccable, le personnel aimable.
Les foyers pour mineurs, vitrés désormais, protègent les enfants des risques de maltraitance, de violences sexuelles. Et que dire des abattoirs, qui ont fermé les uns après les autres car personne ne supportait la vue d’animaux massacrés à la chaîne ? Beaucoup de Français ont cessé de manger de la viande après avoir assisté à ces mises à mort industrielles. La Transparence a, bien souvent, permis d’abolir la distance aveugle qui séparait les hommes de leur humanité.
En ce qui me concerne, je l’avoue volontiers, ma plus grande satisfaction a été de voir David s’assagir. Plaisir égoïste et ridicule peut-être, mais je ne prétends pas être une sainte. À l’époque, avant toute cette histoire, mon mari était volage. Nous étions mariés depuis trois ans et il découchait souvent, prétextant s’être endormi au bureau après avoir travaillé tard. Les soirs où il ne rentrait pas, je ne parvenais pas à trouver le sommeil. Je tournais en rond en écoutant des musiques tristes, j’ouvrais une bouteille de vin, je chantais en pleurant, j’entretenais ma douleur. Je mettais en scène mon chagrin comme une adolescente, et je n’avais plus que ça pour me sentir vivante, la colère, et puis la jalousie. Sa maîtresse, je lui avais dessiné un visage, elle était forcément tout ce que je n’étais pas. Elle n’était pas flic (on ne trompe pas une flic avec une autre flic). Elle était plus douée pour l’amour aussi. Cuisinière, peut-être, David est si gourmand. Je n’ai jamais eu ce talent, ni même celui des sentiments ; je n’ai jamais su être ni tendre, ni douce, ni vulnérable. J’imaginais ma rivale comme une grande petite fille au teint diaphane qui se contentait de rire et d’aimer, je l’imaginais sournoise au point de prendre de mes nouvelles, avec une moue embarrassée, se mordant légèrement les lèvres : Et ta femme, comment elle va ? Lui : Oh tu sais, Hélène est très froide, rien ne l’atteint. Je le haïssais. Je me jurais de lui faire une scène, d’être théâtrale comme une amante d’opérette, de lui chanter ma mort s’il le fallait. Mais dès qu’il rentrait – les nuits où il finissait par rentrer – je me précipitais sous les draps, le souffle court, les yeux clos, j’espérais une caresse, un baiser. Il s’écroulait sur le lit sans un geste. Je me retournais vers lui et finissais par me calmer, amoureuse au point de ne pas oser lui parler. Je ne voulais pas lui donner l’occasion de me quitter.
Avec la Révolution et ses nouvelles règles, les choses ont changé. David ne pouvait plus rien me cacher. Il ne découchait plus et rentrait à la même heure chaque soir. Ce que j’avais tant espéré s’était réalisé. Pour devancer mes questions, il m’expliqua que son patron lui interdisait désormais de dormir sur place, parce que c’était mal vu, les bureaux allumés toute la nuit, pas bon pour la planète, et puis le respect des horaires, les syndicats, l’inspection du travail… bref, des conneries. Mais j’avais gagné contre la cuisinière.
Cette satisfaction, je peux le dire aujourd’hui, fut de courte durée. Je ne craignais plus de le perdre, mais nous n’avions plus rien à nous dire. Je suis tombée enceinte très vite, comme un remède à la monotonie. Tessa est une enfant de la Transparence. Aujourd’hui elle a seize ans, elle n’a connu que cette vie-là. Pour elle, l’amour est un projet. Pour moi, je le sais désormais, l’amour est une fugue. Au sens musical. Les voix s’accordent un court instant, mélodieuses, puis se séparent, en contrepoint. Je n’ai jamais autant aimé mon mari qu’en son absence. Sa liberté, c’était mon pays imaginaire, celui de mes élucubrations et de mes angoisses. Je l’aimais parce qu’il n’existait pas. Je l’aimais parce que je pouvais le réinventer sans cesse, à chaque printemps de mes journées, le convoquer dans mes songes, le parer de toutes sortes de mystères. Je l’aimais parce que je l’attendais.
Quand la famille Royer-Dumas a disparu, il y a un an maintenant, je vivais déjà en eau trouble – et stagnante. Mon boulot avait perdu tout intérêt, et d’après mes collègues il fallait s’en réjouir : les atteintes aux personnes avaient diminué, la criminalité s’était effondrée. Je n’étais plus policière – terme jugé péjoratif – mais gardienne de protection. Mon travail consistait à enfourcher mon vélo, pour m’assurer que tout se passait bien chez les uns, chez les autres, à faire de la prévention quand je constatais une infraction et à intervenir si besoin. Dans chaque quartier, des volontaires – les patrouilles de voisinage – organisaient des rondes régulières et s’assuraient qu’aucune vitre d’aucune maison n’avait été occultée. La moindre tentative ou suspicion de violence chez un voisin nous était signalée. Le plus souvent, il ne se passait rien… Jusqu’au mercredi 17 novembre 2049.

III 17 novembre 2049
La maison a été vérifiée de fond en comble.
Pas de trappe sous le parquet, pas de cave interdite ni de passage secret.
Sur la table de la cuisine, un gâteau d’anniversaire à peine entamé.
Des bougies.
Trois assiettes.

Les Royer-Dumas ont été aperçus pour la dernière fois à 17 h 07 par la patrouille de voisinage. Comme tous les jours, Milo était rentré de l’école à pied. Ses parents l’attendaient. Le rapport n’indique rien de plus. Rien d’anormal en tout cas. Mais une heure plus tard, à 18 h 22, une voisine alerte mon unité. Les vitres de la maison ont été savonnées, ce qui est formellement interdit par le règlement.
Quand les gardiens arrivent, la mère, le père et leur petit garçon de huit ans ne sont déjà plus là. Leurs téléphones sont introuvables, et personne ne les a vus partir, ce qui semble impossible. Dans un monde où tout le monde peut observer tout le monde, les disparitions sont des évasions. Surtout, ils habitent à Paxton, le coin le plus huppé de la ville. En tant qu’habitante de Bentham, un quartier moins aisé, je peux vous assurer que leur protection est optimale. Chez eux, la Transparence est une religion. Les voisins sont vigilants et les baies vitrées gigantesques. Personne ne possède de voiture ; un tramway, transparent forcément, circule nuit et jour à Paxton, et il est toujours bondé. À l’entrée de ce district, des gardiens privés contrôlent les allées et venues des habitants et enregistrent l’identité de leurs invités. Même les plantes poussent bien droit, aidées par des tuteurs en bois. C’est le quartier des orchidées et des fleurs sans épines. Là-bas, tout n’est que luxe, calme et sécurité.

L’enquête m’a été confiée dès le lendemain par Luc Boiron, mon supérieur.
Hélène Dubern, cette affaire est pour vous. Les autres sont des brêles, il a dit, avec son tact habituel. Et puis j’étais l’une des seules à pouvoir la mener, étant la plus âgée du service. J’avais connu le monde d’avant, celui où l’on retrouvait des corps de joggeuses calcinés dans les bois et des jeunes criblés de balles dans les caves des cités. Des années de placard m’avaient rouillée, mais je n’avais pas perdu mes vieux réflexes.

J’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une affaire à part. Rien ne collait dans cette histoire. Première incohérence : après vérification, aucun des membres de la famille Royer-Dumas n’était né en novembre.

IV 18 novembre 2049
7 h 30. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Cette maison me hante. David, lui, ne fait que dormir depuis que sa vie ressemble à celle d’un hamster. Il passe ses journées dans une roue virtuelle, à compiler et classer des données informatiques comme s’il triait des graines. Il rentre lessivé. Tessa a pris son petit déjeuner et a déjà fait une heure de gymnastique dans le salon. Je la féliciterais volontiers si cette heure de sport quotidienne n’était pas un prétexte pour exhiber son anatomie devant les pompiers. Chaque matin, ils font leur jogging dans la rue, et elle s’étire devant les vitres en petite tenue. Maman, c’est à eux de pas regarder, pas à moi de me cacher.

Ma fille est une professionnelle du spectacle, et le spectacle, c’est elle. Si elle le pouvait, elle se promènerait avec un lampadaire au-dessus de la tête pour être toujours éclairée à son avantage. Je dois vous paraître rétrograde, mais je suis consciente que ce mouvement a démarré il y a longtemps déjà, quand chaque photo Instagram était une fenêtre sur nos vies. On dévoilait nos intérieurs, nos corps et nos opinions. Très vite, la discrétion a eu l’air d’une affreuse prétention. Refuser de montrer, c’était dissimuler.
Dans la sphère professionnelle, beaucoup d’entreprises avaient déjà aboli les murs. Un être humain isolé dans un bureau représentait un risque : et s’il ne travaillait plus ? Et s’il passait son temps à gérer ses affaires personnelles, ou à jouer à des jeux en ligne ? En abattant les cloisons, les patrons faisaient des économies de surface, mais ils pouvaient surtout savoir qui arrivait à quelle heure, s’assurer que tout le monde était bien occupé à sa tâche et s’éviter deux ou trois affaires de mœurs au passage. Tout cela était présenté comme un gain de convivialité. On est tous ensemble, on est une équipe. La convivialité consistait donc à entendre les conversations téléphoniques de Clara, à subir les bruits de bouche de Michel et à voir Sylvain s’éclipser tous les jours à 11 heures aux toilettes. La société a pris le même chemin. Elle s’est muée en un gigantesque open space.
Les réseaux sociaux ont connu leur apogée au moment de la révolte de 2029. L’avenir était alors au métavers, on nous promettait que l’homme du futur s’échapperait du monde matériel grâce à des casques de réalité virtuelle. Personne n’avait anticipé le scénario inverse : une société où, sans casque ni lunettes connectés, on jouerait chaque jour à être l’avatar de soi-même.

Tessa sort de la douche – les douches, comme les toilettes, sont installées dans des bacs opaques à mi-hauteur, de sorte que le corps reste caché. Seule la tête doit dépasser. Pendant que je beurre mes tartines, elle m’embrasse sur la joue :
Je t’ai parlé du voyage à New York ?
(Aucun souvenir.)
Notre prof d’anglais, M. Beagle, devait choisir un élève pour l’assemblée des lycéens à l’ONU… Il nous a fait passer des tests. J’ai eu la meilleure note, comme tu devrais le savoir…
(Je l’ignorais.)
… Mais avec papa, vous êtes les seuls à ne jamais regarder le logiciel des profs.
(Je n’adhère pas du tout à ce système, qui consiste à envoyer les notes des enfants en avant-première à leurs parents.)
De toute façon c’est pas le sujet. Il aurait été logique, et même juste, que M. Beagle me choisisse pour ce voyage. Mais il a préféré Baptiste.
(Ce monologue matinal est interminable.)
Et pourquoi lui ? Tout simplement parce que c’est un garçon.
(Nous y sommes. Le point Godwin de la lycéenne.)
Je sais ce que tu es en train de te dire. Mais son argument a cloué tout le monde. Il a dit : « Désolé Tessa, la directrice m’a interdit de choisir une fille, pour des raisons de sécurité. Elle ne veut prendre aucun risque. Il y a eu trop d’affaires… blablabla. » La directrice ne fait pas confiance aux hommes. Me voilà donc discriminée au nom du féminisme. N’est-ce pas hilarant ?

Extraits
« Dans toutes les villes de France, les citoyens se réunissent une fois par mois pour juger les crimes a le délits de leur quartier. Les victimes ont droit à un avocat, mais pas les accusés, qui doivent apporter eux-mêmes la preuve de leur innocence.
L’année dernière, pendant les vacances d’été, un adolescent des Grillons a été arrêté à Paxton. Jules Peretti, douze ans, cheveux en brosse et carrure de boxeur, travaillait avec son père à la rénovation d’une superbe maison. Il avait sympathisé avec Camille, onze ans, La fille des propriétaires. Camille lui apportait des limonades et des biscuits pour le goûter. Elle le trouvait différent des garçons qu’elle connaissait, et lui posait des tas de questions. » p. 100

« L’amour s’évaporait à mesure qu’il s’étalait, il explosait à mesure qu’il s’exposait. » p. 217-218

« Il suffit d’être aveugle le temps d’une journée, de s’ignorer un moment pour se redécouvrir. On prend le temps de rêver, pour reposer nos yeux de tout ce qu’ils ont vu. » p. 236

« Moi je n’y arrive pas, alors j’ai décidé de désobéir. Écrire. Je ne crois pas que cela résoudra quoi que ce soit. Je ne crois pas non plus que l’on se soigne en écrivant. On laisse des traces, c’est tout. On remue son chagrin, on exprime son impossibilité à dire, son incapacité à agir. On a beau noircir des pages et des pages, des cahiers et des livres, on reste devant une impasse : nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes. » p. 236

À propos de l’autrice
PanoramaLilia Hassaine © Photo Francesca Mantovani

Lilia Hassaine a trente et un ans. Elle a déjà publié L’œil du paon (2019, Trophée Folio – Elle) et Soleil amer (2021). (Source: Éditions Gallimard)

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