Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver

Par Lettres&caractères

Voici un chef d’oeuvre de la littérature américaine qui va vous remuer, vous bousculer et vous bouleverser. Ames trop sensibles s’abstenir.

Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver

Il faut qu’on parle de Kevin. “Il faut qu’on parle”. Voilà bien la phrase que l’on redoute d’entendre quand on vit en couple. Ces quelques mots suffisent généralement à vous signifier que votre vie ne sera plus jamais comme avant. Pourtant, en voulant parler de Kevin à son mari, Eva ne va rien bouleverser dans la vie de sa famille, son fils s’étant déjà chargé de la pulvériser.

En voulant mettre des mots sur les actes effroyables que son adolescent a commis, Eva ne cherche ni à l’excuser, ni à minimiser sa propre responsabilité. Elle veut juste tenter de comprendre comment le pire a pu se produire pendant que Kevin, du fond de sa cellule, lui refuse toute explication.

A qui d’autre qu’à son mari peut-elle avouer son incompréhension, son incrédulité et son désarroi ? A qui d’autre peut-elle faire part de son malaise face à cet enfant qu’elle n’est jamais parvenue à comprendre ? 

Eva a besoin de parler et de vider son sac alors que tout le monde la fuit et c’est à travers des lettres adressées à cet époux absent qu’elle y parvient. Elle ne profite pas de cette communication à sens unique pour s’octroyer le beau rôle et se positionner en victime. Elle est la mère de l’assassin, de ce tueur de masse qui a abattu de sang froid sept de ses camarades, un professeur et un employé se trouvant au mauvais endroit au mauvais moment. Elle est et sera jusqu’à la fin de sa vie la mère de Kevin Khatchadourian, la mère du monstre. Elle l’assume, quel autre choix a-t-elle de toute façon ?

En replongeant dans ses souvenirs, Eva met en lumière tous ces instants où la vie auprès de Kevin n’avait rien d’un conte de fée. Elle se rappelle toutes les fois où son mari lui a reproché sa froideur vis-à-vis de leur fils. Elle se souvient de ces petits incidents qui lui ont glacé le sang pendant que son mari n’y voyait que du feu, aveuglé par un amour paternel débordant. Elle démontre à force d’exemples circonstanciés la singularité des agissements et des réflexions de leur fils. Car non, Kevin n’était pas un enfant comme les autres. Non, ce qui s’est produit n’aurait pas pu arriver à n’importe quelle famille.

À l’instant précis où il est né, j’ai associé Kevin à mes propres limites – qui n’étaient pas seulement celles de la souffrance, mais celles de la défaite.

C’est avec une précision chirurgicale que cette mère dévastée dresse le portrait d’une famille américaine qui avait tout pour être heureuse jusqu’à l’arrivée de cet enfant pourtant désiré. Elle démontre par ses mots et par ses anecdotes qu’une éducation bienveillante et un cadre de vie privilégié ne représentent pas à coup sûr la recette gagnante pour élever de futurs adultes responsables.

Dans ce roman épistolaire considéré comme le chef d’œuvre de Lionel Shriver, le lecteur se heurte de plein fouet au pire cauchemar de tout parent : avoir enfanté un monstre. Si certains parents ont fait part de leur malaise à la lecture de ce livre coup de poing en n’y voyant qu’une noirceur plombante, j’y ai vu pour ma part un message étonnamment déculpabilisant. Car finalement, que nous dit l’auteure à part que l’être humain n’est qu’une somme d’inné et d’acquis et que la destinée de chacun ne repose pas uniquement sur les frêles épaules de ses parents ? Quels que soient vos erreurs, vos manquements, vos attentions et votre amour, ils ne suffiront pas à faire de vos enfants des êtres bons ou mauvais, une part de l’équation est tapie au fond d’eux et vous n’en avez pas la clé. Déculpabilisant mais aussi responsabilisant car, en tant qu’enfant, on ne peut pas non plus se cacher perpétuellement derrière les maux de ses parents pour trouver des excuses à ses propres agissements. C’est donc pour moi un roman éminemment psychologique en plus d’être sociologique puisqu’il traite de l’un des maux majeurs de la société américaine. 

Mais quelle que soit la manière dont vous recevrez ce livre, une chose est sûre, vous le fermerez estomaqué. Il faut être allé au bout du supplice de cette mère pour comprendre toute la portée de ce roman. Ca n’est malheureusement pas un livre que l’on peut mettre entre toutes les mains mais si vous vous sentez en capacité de faire face, foncez ! Vous aurez rarement l’occasion dans votre vie de lecteur d’être à ce point marqué par un roman. Vous ne pourrez jamais oublier Kevin et sa famille, ça je vous le garantis !


L’ESSENTIEL

Couverture de Il faut qu’on parle de Kevin de Lionel Shriver

Il faut qu’on parle de Kevin
Lionel Shriver
Traduit de l’américain par Françoise Cartano
Edité pour la première fois en France en 2006 par Belfond, disponible en poche chez J’ai lu
Sorti le 10/06/2020 dans sa dernière version poche
608 pages

Genre : roman social contemporain
Personnages : Eva, et Franklin les parents, Kevin et sa soeur Celia
Plaisir de lecture :
Recommandation : oui (livre lu et relu, un chef d’oeuvre !)
Lectures complémentaires : les autres romans de l’auteure (Propriétés privées, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, Tout ça pour quoi…), Je me suis tue et Un fils parfait de Mathieu Menegaux, Rosa dolorosa de Caroline Dorka-Fenech, Jake de Bryan Reardon

Disponible en poche et en livre numérique 

RESUME DE L’EDITEUR

À la veille de ses seize ans, Kevin Khatchadourian a tué sept de ses camarades de lycée, un employé de la cafétéria et un professeur. Dans des lettres adressées au père dont elle est séparée, Eva, sa mère, retrace l’itinéraire meurtrier de Kevin.

Elle se souvient qu’elle a eu du mal à sacrifier sa brillante carrière pour devenir mère. Qu’elle ne s’est jamais faite aux contraintes de la maternité. Que dès la naissance elle s’est heurtée à un enfant difficile. Que l’arrivée de Celia, petite sœur fragile et affectueuse, n’a fait que creuser le fossé entre mère et fils. Qu’elle aura passé des années à scruter les agissements de Kevin sans voir que son ambivalence envers lui n’avait d’égale que la cruauté et la malveillance du rejeton. Et, quand le pire survient, Eva veut comprendre : qu’est-ce qui a poussé Kevin à commettre ce massacre ? Et quelle est sa propre part de responsabilité ?

Orange Prize 2005


TOUJOURS PAS CONVAINCU ?

3 raisons de lire Il faut qu’on parle de Kevin

  1. ce livre est à classer dans les inoubliables et les inimitables
  2. ce roman a presque 20 ans et le portrait de l’Amérique que dresse Lionel Shriver est toujours d’actualité
  3. ce roman est un régal pour ceux qui aiment plonger dans la psyché des personnages

3 raisons de ne pas lire Il faut qu’on parle de Kevin

  1. les parents pourront éprouver des difficultés à lire cette histoire s’ils s’identifient trop aux personnages
  2. la forme épistolaire peut rebuter certains lecteurs même si c’est elle qui apporte toute sa puissance et sa singularité à ce roman
  3. certains le trouveront long et trop chargé en détails mais là encore je ne rejoins pas cet avis car rien n’est gratuit dans ce livre, c’est un tableau qui prend forme page après page

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