Criminal intégrale volume 1 : noir c'est noir

Par Universcomics @Josemaniette

 Les super-héros ont fini par vous fatiguer et vous préférez lire des récits d'un tout autre genre, avec une prédilection pour le polar ? Ed Brubaker et Sean Phillips sont vraiment les artistes qui sont faits pour vous. D'ailleurs, bien difficile de dire quelle est leur œuvre conjointe la plus aboutie, tant à chaque fois que l'on lit ou relit leur travail, l'impression est qu'ils sont capables de se dépasser, de se renouveler, de ne jamais tomber dans la redondance, tout en creusant le même sillon. Delcourt propose désormais l'intégrale de la série Criminal, qui fut un rappelons-le publiée au départ chez Marvel, sous l'étiquette Icon. On pourrait résumer cet ensemble d'histoires comme des récits où des criminels (justement) ou de simples hommes et femmes tentent d'échapper à leurs propres destins, qui agissent sur eux comme une toile d'araignée où ils restent finalement englués. Par exemple, le personnage principal de la première aventure, un certain Leo, est considéré par tout le monde comme un pleutre.  Leo a la particularité de savoir quand il convient de se retirer, de ne jamais faire le pas plus long que la jambe, avoir les yeux plus gros que le ventre. S'il ne se fait pas prendre, c'est parce qu'il est capable de mesurer les risques et de ne pas tenter le sort. Seulement voilà, même les hommes les plus prudents peuvent un jour être trompés par le malheureux hasard ou l'incurie. Surtout quand un ancien associé, membre véreux de la police, débarque avec une proposition alléchante mais mal ficelée, accompagné d'un collègue violent et obtus. D'ailleurs, les récits chez Brubaker fonctionnent comme un jeu de domino; dès lors qu'on fait tomber par imprudence le premier; il est impossible d'arrêter la longue séquence de chutes, qui ne prend fin que lorsqu'il ne reste plus rien qui tient debout. Que ce soit la police corrompue ou la pègre qui fréquente ce bar de l'Undertown, que l'on revoit régulièrement dans Criminal, et qui sert un peu d'ancre géographique aux différentes histoires, il n'y a point de salut dans un monde sombre et vérolé, où la violence, les trahisons et les faux espoirs, sont au menu de chaque instant. Et comme l'ensemble est raconté-dessiné d'une manière cinématographique et avec une maestria chirurgicale par un Sean Phillips en état de grâce permanent, c'est tout simplement envoûtant.

Dans le second "livre" de cette épopée, nous suivons les pas de Tracy, le frère de la petite frappe Ricky Lawless, qui s'est engagé dans l'armée et a combattu en Bosnie, pour échapper à la délinquance du quartier et à la vie bien sombre qui l'attendait, s'il était resté dans le giron du paternel. Il faut dire que le cadet a été refroidi, probablement victime des mêmes malfaiteurs avec qui il travaillait sur un nouveau coup, et que le frangin a bien l'intention de venger cet affront. La vérité se fraie un chemin à coups de rebondissements bien poisseux, de faux billets de banque, et de retournements de veste bien sentis. L'humanité est régulièrement prise en faute? Parce que dans l'univers de Criminal, la famille est une faiblesse; les fautes des pères rejaillissent sur les fils et les fils ne s'émancipent jamais vraiment de l'ombre du père, même quand ils ont la chance d'avoir une vie à eux et de prendre d'autres directions. Ils finissent par revenir dans le giron de la pègre et se laisser prendre dans les rouages infernaux de mécanismes qui les dépassent. Même chose pour ce qui est des femmes; vénéneuses ou simplement faussement naïves, elles n'attirent que des ennuis à ceux qui succombent à leur charme (Ricky puis Tracy sont deux exemples à géométrie variable). C'est ainsi que dans le troisième livre de cette première intégrale, la vie de Jack "La Grogne" Brown, que nous connaissons depuis les premières pages en tant que tenancier de l'Undertown Bar, va connaître un tournant tragique. Destiné à devenir un boxeur de renom, l'homme était parvenu à (presque) s'affranchir momentanément des origines criminelles de sa famille et de ses relations amicales, voire fraternelles, bien ancrées dans le milieu. Mais voilà, Danica est la femme qui vient semer la discorde, celle qui brise les liens les plus solides, celle qui enclenche le mécanisme fatal et mortifère. Brubaker n'invente rien, il joue juste les bonnes cartes, au bon moment, maitrise les codes à la perfection, tisse des récits haletants et au couteau, qui ne présentent pas la moindre fausse note. Phillips est l'orchestre parfait pour la partition de cette symphonie au noir, qui est un bijou du genre, une œuvre dont chaque partie répond en écho aux précédentes, pour former un opéra à couper le souffle. Du polar en mode majeur.