Un dragon sachant draguer

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Les mémoires du dragon Dragon – Tome 1: Valmy, c’est fini (Simon Spruyt – Nicolas Juncker – Editions Le Lombard)

En 1792, dans les environs de Lille, le général Dillon s’agite sur son cheval, tout en tirant en l’air. « Arrêtez! Couards! Pleutres! Traîtres! », hurle-t-il à l’adresse de ses soldats, tandis que ceux-ci prennent la poudre d’escampette en craignant une attaque des Autrichiens. C’est alors que le dragon Pierre-Marie Dragon, excédé par cet imbécile en train de gesticuler au milieu de la place, décide de tirer sur son propre général. « J’avais visé la cuisse », affirme-t-il sans sourciller, avant d’aller se réfugier dans un petit bois en compagnie de son jeune amant Anselme. Le soir venu, il demande à ce dernier de le laisser satisfaire ses pulsions sexuelles, comme si de rien n’était. « Si tu ne le fais pas par amour, ou par admiration, fais-le au moins par reconnaissance! En tirant sur ce général, j’ai sauvé la peau de 3.000 hommes », argumente-t-il, avec une évidente mauvaise foi. Il est comme ça, le dragon Dragon: beau, intelligent, plein d’esprit et fin bretteur, il a tout pour devenir un héros des guerres de la Révolution française, mais il n’y a que le sexe qui l’intéresse dans la vie. Son amour immodéré pour les fesses de la terre entière, qu’elles soient masculines ou féminines, le place en permanence dans des situations rocambolesques. Certes, son charme irrésistible constitue un excellent outil pour faire pression sur ses supérieurs, car ceux-ci ont une fâcheuse tendance à ne pas résister aux assauts nocturnes du séduisant dragon, mais malgré tout, il finit toujours par s’attirer des ennuis à cause de ses besoins sexuels supérieurs à la normale. Même quand l’intraitable général Dumouriez le charge d’une mission diplomatique délicate en compagnie de Louis-Philippe, le fils du duc d’Orléans, en lui demandant expressément de ne pas toucher aux fesses de ce membre de la famille royale, le dragon Dragon ne peut pas s’en empêcher…

Comment revisiter l’Histoire de manière barrée et hilarante? Le scénariste Nicolas Juncker et le dessinateur Simon Spruyt répondent à cette question avec brio dans leur nouvelle série « Les mémoires du dragon Dragon ». Les deux hommes, qui semblaient faits pour s’entendre, s’en donnent à coeur joie dans ce premier tome. Ils y racontent quelques épisodes historiques absolument véridiques, en particulier la fameuse bataille de Valmy durant laquelle les forces austro-prussiennes ont connu une défaite totalement inattendue face à l’armée française, mais en y insufflant une solide dose d’irrévérence et d’humour paillard. Il faut dire qu’ils peuvent compter sur un personnage principal particulièrement réussi et jouissif (c’est le cas de le dire). Le dragon Pierre-Marie Dragon est « un pleutre prêt à toutes les bassesses pour échapper à un duel ou une charge » et un obsédé sexuel qui « ne comprend pas très bien qu’on ne soit pas enclin à avoir des relations avec lui », dixit Nicolas Juncker, mais dans le même temps, il fait preuve de tant d’imagination, de talent oratoire et de stratagèmes pour arriver à ses fins que l’on ne peut que s’attacher à ce magnifique anti-héros. En s’appuyant sur ce dragon Dragon tout à fait fictif, Nicolas Juncker réussit l’exploit de raconter une période complexe et méconnue de l’histoire de France sans jamais perdre ses lecteurs. Il en profite pour passer quelques messages antimilitaristes bien sentis. Le scénariste n’hésite pas à pousser le bouchon très loin dans le domaine de l’humour très gras ou très noir, mais en gardant toujours le fil de son récit. On est dans le registre de la bouffonnerie, mais c’est de la bouffonnerie intelligente. Quant aux dessins de Simon Spruyt, qu’on avait déjà pu admirer dans l’excellent « Tambour de la Moskova », ils collent à merveille à ce « récit d’aventures un peu décalé, qui met en scène un héros dégueulasse et malgré tout attachant », comme il le dit lui-même. Ces « Mémoires du dragon Dragon » sont indéniablement l’une des toutes bonnes surprises BD du moment.