Presque le silence

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

Finaliste du Prix Orange du livre 2022

En deux mots
Après des vacances chez son grand-père, Cassandre retrouve l’enfer de son collège de banlieue où elle est harcelée et humiliée, y compris par celui qui deviendra son compagnon. Camille, comme le lui a dit le voyant qu’elle a consulté, tombera amoureuse d’elle. Ses cinq autres prophéties de malheur, s’avèreront-elles tout aussi vraies?

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

L’amour et les cinq prophéties de malheur

Pour son troisième roman Julie Estève a choisi de raconter la vie d’une femme harcelée dans son enfance, entourée par la mort, mais qui va croire en des jours meilleurs, même si on lui a promis, outre l’amour, bien des malheurs. Un livre-choc.

Il y a d’abord, en guise de prologue, une angoissante invasion de chenilles, puis de papillons voraces qui causent d’immenses dégâts. Une sorte de clin d’œil à Moro-Sphinx, le premier roman de Julie Estève, une fable cruelle qui a d’emblée installé son style vif, tranchant.
Puis on entre dans le vif du sujet avec le récit de Cassandre, 13 ans, en vacances chez son grand-père à Saint-Étienne-d’Estréchoux. Là, la fillette peut se ressourcer, oublier les moqueries et le harcèlement dont elle est victime devant l’indifférence générale des enseignants et de ses parents. Sa mère semble absente, son père ne s’occupe plus que de son chat. «Je ne sais quel triste monde se cache à l’intérieur de mon père, une déchèterie, une carrosserie rouillée ou une nuit pâle. Je l’observe comme un paysage qui défile, flou, dans les trains. Daniel, clerc de notaire, est une ombre qui passe, une flaque d’eau. Je ne rencontre dans ses traits que l’ennui. Il est là, retourné comme un gant, à l’envers de lui-même. Seul Cassis semble lui donner une place au monde. Est-ce que tous les pères sont liquides, impénétrables. Point positif, il me passe tout: il s’en branle.»
Le mal vivre de la gamine va atteindre son point culminant lorsqu’elle sera humiliée par ses camarades de classe, à commencer par Camille qu’elle aime en secret. Sa tête rousse plongée dans la cuvette des toilettes la mène au désespoir. Mais elle va serrer les dents et croiser la route de Jonas, un graffeur. Le temps et l’adolescence passent. La chenille va devenir papillon. «J’ai dix-sept ans et je suis bonne; les rousses sont à la mode. J’ai changé de bahut, le ciel est sans nuages. J’ai des camarades de classe. Je fume des cigarettes, des Camel. Je porte des jupes courtes et des collants déchirés. Les filles regardent mes cheveux longs, épais, rouges, qui traînent dans mon dos. Les miracles n’arrivent pas que dans les films, mais chez le coiffeur. Je passe du chien au félin, du caniche à la lionne en deux heures, toilettage express.» Bac en poche, il lui faut du sexe, il lui faut un avenir. Comme Jacques Marrant – le bien-nommé — lui prédit que Camille va tomber amoureuse d’elle et qu’elle connaîtra bien des malheurs, elle va croire le voyant. D’ailleurs, quelques temps plus tard, il est dans son lit. Le couple fait des projets, part en voyage. Cassandre s’inscrit à l’école vétérinaire et pense au bonheur. Mais c’est alors que s’abattent les calamités. Son père perd son emploi, on diagnostique un cancer du sein à sa mère. Jonas se marie le jour où les tours jumelles s’effondrent. Puis ses parents se séparent.
«Mon père a acheté un petit terrain dans une pampa du sud de la France, à La Roque-sur-Pernes. C’est une terre sèche et stérile. Il a payé deux mille balles un vieux camping-car dans lequel il vivra. Le reste du fric, il l’a donné à ma mère pour son long voyage. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.»
Vœu pieux. Les catastrophes vont s’enchaîner au long d’une vie que Julie Estève va retracer en épisodes forts, comme une chute inéluctable. Un virus qui fait des ravages, un accident après l’autre, des décès qui se succèdent et un esprit qui peu à peu s’enfonce dans la nuit. Cassandre est alors la proie d’un long cauchemar et la pythie d’un monde qui se meurt. Qui entendra ses cris, sa souffrance, ses appels à l’aide?

Presque le silence
Julie Estève
Éditions Stock
Roman
208 p., 19,90 €
EAN 9782234088863
Paru le 12/01/2022

Où?
Le roman est situé en France, d’abord à Saint-Étienne-d’Estréchoux, puis à Paris et en banlieue parisienne, à L’Hay-les-Roses, Villejuif, Étampes, Juvisy, Longjumeau, Antony, Saint-Denis, Pantin, Maisons-Alfort. On y voyage aussi à Cuba et dans les Caraïbes, à Cayo Largo ainsi qu’à Minorque. On y évoque aussi un séjour dans les Alpes, un terrain à La Roque-sur-Pernes, une étape à Mâcon.

Quand?
L’action se déroule de la fin du XXe siècle à nos jours..

Ce qu’en dit l’éditeur
« Les mots m’étranglent. J’ai mal : tête, ventre, tout le temps. Je suis un calvaire de treize ans, un mètre cinquante, quarante kilos qui se brisent. Je ne ressemble à rien sinon à une laideur bizarre. Ce n’est pas avec cette gueule-là que je vais pécho Camille Leygues. Il est dans ma classe cette année et il me déteste, comme tout le monde. »
Cassandre est rousse, frisée et haïe des autres enfants. On l’appelle le Caniche. Elle aime Camille, un garçon très beau et fou de chevaux. Un jour, elle se rend chez un voyant pour connaître son avenir. Mais la séance tourne mal. Le cartomancien lui révèle cinq prophéties terrifiantes qui ne cesseront, au cours de sa vie, de la hanter.
Presque le silence raconte la vie d’une femme en dix chapitres, de son enfance à sa mort. Une vie qui traverse dix grandes pertes, l’amour fou et les deuils. Une vie mêlée au sort des hommes, des animaux et des arbres où les tourments de l’âme sont les miroirs de l’effondrement du monde.
Un roman d’apprentissage, écologique et tragique, où l’intime déchire l’universel.

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
Blog Memo Émoi
Blog Joellebooks
Blog Christlbouquine
Blog au fil des livres
Le blog d’eirenamg
Blog Le coin des chroniques

Les premières pages du livre
« 1
Les papillons
Ça a commencé dans les forêts tropicales et les mangroves en Guyane. Des œufs. Des tas d’œufs. Ils étaient des millions, des montagnes. Les œufs sont devenus des chenilles moches qui ont mangé les feuilles des arbres dont les palétuviers des marais. Leur abdomen était gonflé, leurs poils épais, elles avaient trois paires de pattes.

Pendant des kilomètres, la forêt fut recouverte de ces choses. Elle fut dévorée. La forêt : des troncs et des branches vides.

Un jour, les chenilles se sont changées en papillons de nuit, trapus, triangulaires. Ils étaient jaune et marron. Au crépuscule, ils ont volé vers les villes.

Ils cherchaient la lumière et la mort. Juste la lumière et s’éclater contre un soleil. Claquant leurs ailes, tarés, ils se jetaient sur les lampadaires, les télévisions, se fracassaient contre les phares des bagnoles, les enseignes, les lampes de chevet. Ils rampaient sous les portes, s’infiltraient comme des cafards dans les trous, tabassaient les vitres.

Les femelles, pour protéger leurs œufs, libérèrent des flèches de poison qui se plantèrent dans les chairs, laissant une plaie vive, puis purulente. Bébés, vieillards, tous y passèrent, sans distinction de sexe. Les hommes se barricadèrent. Ils vécurent dans le noir et la peur. Il y eut des cris, des larmes, des visages détruits.

Dans les villages, on trouva des peaux mortes et des gueules cassées, comme à la guerre, des traits pas droits, des moitiés de bouche, des regards blancs.

Les papillons ont migré au nord, au sud, dans les forêts canadiennes, russes, islandaises, au bois de Vincennes, en pleine brousse, dans la jungle thaïlandaise, partout où les arbres poussaient, ils se sont adaptés aux climats, aux espèces, ils se multiplieront jusqu’à ce que les hommes comprennent.

On les appelle les papillons cendres.
J’ai onze ans et je suis amoureuse de pépé Jean. C’est un type petit qui porte des shorts en lin. Il s’affaisse, l’âge. Il me regarde tout le temps. Quand il ne me regarde pas, il écrit des lettres et me dit le monde, les arbres, les hommes.

Je passe l’été plein sud, à Saint-Étienne-d’Estréchoux, un village de pierres et de vieilles personnes. Estréchoux, ce nom m’a toujours paru ridicule. Je disais Saint-Étienne sans la suite quand on me demandait où je partais en vacances. J’imaginais très bien Louis de Funès mâcher la formule entre ses dents et répéter dans un tas de grimaces : Saint-Étienne-d’Estréchoux !

On vit dans une maison pas pratique avec des meubles mités. Toilettes à l’ancienne – pot de chambre. Je construis sur la petite terrasse des structures métalliques avec le Meccano qui appartenait à ma mère. Je passe des heures à fabriquer mes installations, visser, intégrer les boulons, les roues et éventuellement un petit moteur. C’est souvent raté, au mieux bancal. Parfois je joue à la dînette. Mais tourner des épluchures dans une casserole minuscule sur un faux feu, y a pas plus chiant. Je préfère regarder valser le saule ou écouter gueuler les oiseaux. J’attends le moment de la pêche avec le sac en osier et les boîtes d’hameçons.

Il faut marcher quarante minutes pour arriver à la rivière, notre coin. Sur le chemin, on s’arrête dire bonjour à Madeleine qui est vieille, grosse, et seule. Elle me donne toujours un gâteau. Ils parlent avec pépé des autres qui ont mal au dos, aux jambes, qui vont se faire opérer la hanche, de ceux qui sont devenus fous. C’est un genre de péage. Madeleine sent l’eau de toilette. Elle a une barrette rose dans les cheveux et des tabliers à fleurs achetés au marché ; elle ressemble à quelqu’un qui n’a rien vécu. Elle est gentille mais je ne sais pas quoi lui raconter, et ses gâteaux sont secs. J’ai envie de crier fous-nous la paix avec tes histoires, laisse-moi avec lui, tu me voles du temps. Je souris muette et polie, et je chasse les lézards sur les murs, j’aime leur couper la queue. Un vent chaud console mon impatience.

Il y a partout des mûres sauvages au milieu des ronces. Elles sont gorgées de jus. Je les fourre dans ma bouche, elles noircissent mes dents et le contour de mes lèvres. Pépé apprécie ma gourmandise. Il dit : les gens qui aiment manger ne seront jamais tout à fait malheureux. Mon grand-père est veuf, sa femme est morte sur une plaque de verglas. Je ne crois pas que l’on puisse disparaître en glissant – à moins d’avoir un destin de rien. Pépé ment ! Je me souviens peu de Paulette, ma grand-mère. Sur les photographies dans les cadres, elle porte un chignon blanc. Il n’en parle jamais.

Quand les gens s’arrangent avec un mort et qu’ils improvisent une fin pourrie, c’est que le mort s’est pendu ou balancé dans le vide. Les suicides se rangent dans les placards de famille.

Le père de Camille Leygues par exemple : tombé d’une échelle un 14 juillet ! Camille a gobé le bobard ; les enfants n’ont aucun esprit critique. Je n’ai pas insisté auprès de lui parce que je voudrais qu’il m’embrasse avec la langue, et personne n’a envie de rouler une pelle à la vérité.

Pépé me prend souvent la main. Sentir sa main usée dans la mienne me donne l’impression d’écouter Queen à fond dans une voiture. On marche dans les herbes libres et les cailloux, il y a des serpents. Pépé m’apprend à reconnaître les vipères, tête triangle et pupille verticale. On écarte quelques branches et la rivière, froide et claire, est là. Je saute dedans avec mes bottes trouées. Je sens l’eau électriser mes jambes. Sous les pierres, je cueille des vers qui dansent. Je les broie entre mes doigts et j’accroche la purée d’appâts à l’hameçon de ma canne. Écraser les larves me procure une petite joie, un pouvoir sur quelque chose.

On reste côte à côte des heures à répéter les mêmes gestes dans la nature et le silence. Les mots sont sans importance. Lorsque l’un de nous attrape un goujon, on échange un sourire, c’est suffisant. À la rivière, j’oublie l’école. J’oublie que je n’ai pas d’amis, que je ne connais pas les rires ensemble, les soirées pyjamas, les secrets à l’oreille. Pépé ne sait pas que dans la cour de récréation on me crache dessus ; c’est un jeu qui les fait rire. Ils trouvent mes cheveux orange, laids, et le reste pas dans les clous.

La rivière, c’est mieux que la vie, et dans sa beauté je rêve de Camille Leygues. Je le vois dans trente-six jours au centre équestre de Châtenay-Malabry.

Mon grand-père a fait la guerre contre les nazis, il stocke des conserves périmées, des sacs plastique, des vieux journaux – y en a des piles. Il a une carte d’ancien combattant qui lui offre des avantages pas négligeables, bus gratis, retraite et rente. Tous les mois, il met de l’argent sur un compte pour mes études : je serai vétérinaire. Je fais souffrir les animaux, faut que j’arrête.

Pépé me regarde grandir. J’observe sa fatigue, ses yeux humides qui attendent un orage. Leur couleur n’est plus très franche, le bleu a passé, il tire vers l’aveugle. La peau de son cou est molle. Depuis une semaine, il lui arrive de crier sans préavis. Il a très mal à l’oreille, sa gueule tourne à la tragédie grecque.

Je suis caractérielle, il me dit gentiment. C’est vrai souvent ma voix se casse, la colère. Je ne sais pas pourquoi, sans doute à cause du monde et des questions qui m’écrasent, j’arme ma bouche de phrases cruelles – tu comprends rien/fous-moi la paix/je t’aime plus : celle-là est un bazooka. Je ne l’ai utilisée qu’une fois car sur le visage de mon grand-père est apparu le vide, et j’ai eu envie de mourir. J’ai couru dans les rues pierreuses de Saint-Étienne-d’Estréchoux, mes pieds coincés dans des méduses transparentes, pour échapper à la honte et briser ces quatre mots ensemble : je t’aime plus. Je suis arrivée à la rivière, suante, il faisait lourd sous les nuages, il allait pleuvoir. Je me suis assise sur un rocher plat. Dans ma tête, des images ont pénétré de force, défonçant les murs au pilon et me condamnant à regarder un enfant noir squelettique, un homme qui gueule au volant d’un Land Rover, un cormoran englué de pétrole, un clochard à un feu rouge, un accident de la route, les pompiers, une mère frappant son fils, Tchernobyl. J’ai hurlé, les poings serrés, sur mon rocher plat.

Je voulais juste que pépé me donne son Opinel. Le côté cow-boy de la lame qui se range, je trouvais ça cool. Avec un Opinel, on peut tailler le bois, ouvrir le ventre d’un poiscaille, menacer les autres dans la cour de récréation avec une tronche de chien méchant. Ils auraient chié dans leur froc ! Mais pépé a dit non. J’ai insisté. Non. Allez ! Non. S’il te plaît ! Non. Tu me le prêtes alors ? Va dans ta chambre. Alors tu m’en achètes un. Je veux plus te voir, dégage-moi de là : j’ai sorti le bazooka.

Sur mon rocher plat, j’ai senti les premières gouttes sur mes cheveux, très vite la saucée. J’ai pensé à un caniche roux, c’est comme ça que les autres m’appellent, le Caniche. Bande de cons. Je suis rentrée trempée, bouche fermée tête en bas. Pépé a eu un rire sonore et j’ai couru dans ses bras. Il est allé chercher une serviette pour me sécher. Il m’a embrassée, l’eau de ses yeux à ras bord. La pluie a cessé et on est sortis chasser les escargots dans les talus, aux bords des chemins et dans le petit bois. On les a mis dans une cage à la cave pour les affamer et les faire baver tout ce qu’ils pouvaient.

Le panier en osier est rempli de poissons. Pépé les fait cuire à vif dans une poêle avec l’huile, le sel, le persil. Il fait sombre, et frais. J’allume un feu dans la cheminée. Saint-Étienne-d’Estréchoux, c’est pas la Côte d’Azur. On mange la friture, c’est dégueulasse mais on parle, les bouches luisantes, du cosmos.

Pépé dit que l’univers est un ballon de baudruche qui grandit, ne pète pas et avance grâce à l’énergie qui l’a fait naître, un peu pareil que nous les hommes – naissance, croissance, mais sans la mort au bout. Il existe donc quelque chose, une force increvable qui crée sans relâche et vieillit sans s’effondrer. J’imagine alors un colosse creuser le noir avec ses mains de géant, fouiller le néant, pénétrer l’horizon pour y foutre ses galaxies et ses soleils, gagner du terrain et croître, croître, insatiable, avec l’idée fixe et conne d’envahir le rien pour fabriquer du vide. Des années-lumière de vide. Si ce gros type s’appelle Dieu alors Dieu est un bulldozer, ou un Américain.

Dans mon lit, sous l’édredon qui pèse, je regarde le plafond peler. J’ai laissé la porte bâiller, le feu s’éteindre au fond de la cheminée. Mes yeux restent ouverts, j’ai peur de la nuit.

Je me réveille la gorge pleine de ciment. Dans mon rêve, des nuées de papillons volaient vers la maison de mon grand-père.

Je pisse dans le pot en céramique. L’urine ricoche contre la faïence quand je perçois, dans la brume de ma fatigue, une sorte de gémissement. On dirait un chien qui s’est pris un coup de pompe dans les côtes. Je n’arrive pas à définir de quel côté ça vient. Droite, gauche. Dehors, ici. Je marche les pieds nus sur le carrelage. Je passe devant la cheminée froide, l’angoisse figée dans le thorax. Le silence est si dense que le moindre craquement est une explosion. Je m’approche de la chambre de pépé et me plaque à la porte comme un gecko : il y a le prénom de ma grand-mère, Paulette, qui sort de là. Je distingue le mot oreille. Mon oreille, putain, mon oreille, il dit. Entendre l’amour de sa vie qui étouffe sa douleur dans un traversin, y a pas plus dégueulasse. Je ne bouge pas. Je ne frappe pas. Je retourne dans mon lit pour ne pas abîmer la dignité de mon grand-père ; je pleure sous l’édredon.

Je suis la première debout. La maison sent le bois d’hiver. Il n’y a rien sur la table. Ni lait ni confiture, pas de pain grillé. Pépé dort. Je prends dans la poche de sa veste deux francs cinquante et je cours dans la grande rue vers la petite place. La camionnette du boulanger est garée à côté de l’ancien four. Une queue de cheveux blancs et de cannes attend devant. Madeleine achète une baguette et un gros pain rond pour la semaine. Je regarde ces gens presque morts. Pépé est léger. Eux, lourds. Jambes lentes. Haleine sale. Conversation chiante. Ils sont des écorces de platane. Au milieu de ça, on me trouve jolie alors que je ressemble à un caniche. On touche mes joues lisses. On me laisse passer : je suis Lady Di !

J’achète deux croissants, le boulanger m’en offre un troisième. Je pense à pépé dans son lit qui s’étouffe, il sera heureux de manger du beurre.

Madeleine me tient la grappe. Elle veut absolument nous inviter à dîner. Tu diras à Jean, vendredi ou samedi prochain, comme si elle avait un gala les autres jours de la semaine. Madeleine fait partie de ces vieilles coquettes avec du fard sur les tempes. Pas question d’en parler, et pas possible de me retenir de mépriser Madeleine. Pourquoi ? C’est une dame sympathique. Peut-être qu’elle veut foutre pépé dans son lit. Et puis sa vie de jardin à planter des tomates et des herbes aromatiques ! Madeleine n’a rien donné au monde à part un tas de légumes. J’ai besoin de modèles. Madonna, Freddie Mercury ou Django Reinhardt. Madeleine, c’est personne.

Je ne vois pas pépé ranger les bûches sous l’abri, réparer le vieux réveil, écrire des choses. Je prends une allumette dans la cuisine minuscule et je mets le feu au gaz. Je fais chauffer le lait. J’essaie de ne pas faire de bruit, de ne pas déranger la tristesse de mon grand-père.

Je trempe mon croissant dans le lait. Des billes de gras flottent à la surface. Je n’y devine pas mon avenir comme la Cassandre des Grecs que personne n’a crue lorsqu’elle a prédit la perte et la mort, les massacres en série, son propre meurtre.

Je n’ai pas envie de rentrer chez mes parents. Mon père ne s’intéresse qu’à son chat, vieux et con. Ma mère me manque un peu quand elle plonge dans mes cheveux ses mains longues. Je les appelle une fois par semaine de la cabine téléphonique pour dire la météo, ce que je mange ; nous n’avons rien à partager que le soleil ou la pluie.

Sur la table en bois, je pose la tasse de mon grand-père et la viennoiserie cachée dans une serviette de papier.

Je sors et je marche sur le chemin des châtaigniers qui monte à pic vers un ciel vide, je transpire. Je pense à Camille qui a des manières de duc. Il est blond. Depuis que son père s’est suicidé, il passe son temps avec des poneys. Son préféré est un shetland blanc, il s’appelle Capitaine. Les canassons, moi, j’en ai rien à foutre. Mes parents m’ont inscrite dans un centre équestre pour avoir la paix le samedi et me sociabiliser. J’aime pas les poneys, ils schlinguent, chient partout, et faut les décrotter, mais grâce à eux je suis près de Camille. Mon but dans la vie, c’est l’embrasser. Je vais être la meilleure côté bourrins, sauter toutes sortes de haies, gagner des médailles, et Camille ne pourra résister à la cavalière rousse sous sa bombe.

Je ramasse les mûres sauvages dans les ronces qui me griffent, je les mets dans un sac plastique pour le dessert.

Il est treize heures, pépé dort encore. Il n’a pas touché la viennoiserie. J’engouffre le deuxième croissant offert par le boulanger. J’attends que la tristesse de mon grand-père parte avec la poussière. Je fabrique avec le Meccano une installation boiteuse qui ressemble à un squelette d’église. Je m’endors sur la pierre froide.

Il est dix-sept heures, pépé ne sort pas de sa piaule. Je comprends que certaines douleurs prennent du temps. Je ne sais où consigner mon corps. Si je vais à la rivière, alors quand je rentrerai pépé sera près du feu avec son sourire.

La rivière coule et c’est une marche forcée. Depuis combien de temps elle coule comme ça, charriant ses tas de fritures. J’ai un orage dans la gorge. Je me suis assise sur le rocher plat, un serpent d’eau passe à côté, je lui crache dessus. Je squatte au pied de la peur. Je laisse filer les minutes, et dans les minutes il y a mon grand-père debout comme un arbre et moi qui me jette dans ses bras. Je rentre avec un trac qui me lacère.

Il fait nuit. Pépé dort toujours. J’allume la cheminée. Je mange les mûres qui laissent autour de ma bouche des taches violettes.

Le bruit des bûches, mon ventre, le silence.

Je pense à demain quand pépé passera le seuil avec son short en lin et qu’on parlera. Je lui poserai les questions qui fâchent, Paulette ; j’ai tant de questions en moi. Je lui demanderai les détails de sa vie, sa définition de la beauté. Je lui raconterai comment je vais aimer Camille et quand je serai vétérinaire. Je veux grandir dans son regard bleu-blanc.

Un papillon de nuit noir se jette dans les flammes, vingt-trois heures et la vie ferme sa gueule. Je reste assise devant le feu qui disparaît. La chambre de mon grand-père est un pays inaccessible. Mes jambes, des troncs. Je n’arrive pas à faire un pas, j’attends, je me fracasse, dedans.

La nuit est blanche. Je guette les bruits, il n’y a rien.

Pépé est mort.

Je reste dans la baraque trois jours à manger les pots de confiture, droguée à l’espoir que mon grand-père sorte de son trou. Sur la table du salon, le croissant a pourri avec des taches bleues éparses.

C’est Madeleine qui me trouve devant la cheminée éteinte. Elle qui ouvre la porte et crie, secoue pépé, appelle ma mère, dit le décès en larmes et effrayée d’avoir vu sortir de l’oreille de Jean un papillon de nuit noir.

Je vis chez Madeleine jusqu’à ce que mes parents débarquent, pendue, animale, à ses gros bras. Elle est une ombre rassurante et son cou plein de Cologne une bouée au large d’une mer en vrac.

Des phrases braillent dans ma tête : Le papillon a dévoré le cerveau de pépé/Sans pépé je n’ai pas ma place au monde/Sans pépé je suis foutue/Je hais les papillons/Je hais les animaux.

L’enterrement est rapide dans les hauteurs de Saint-Étienne-d’Estréchoux. La terre, la fleur sont jetées sur le manque. Au-dessus du corps de mon grand-père, plus que la mort, c’est l’idée de la mort qui vient, gros sabots, me pénétrer. La vie se perd, sans bruit, n’importe comment, c’est compris.

La mort est un poulpe qui nage dans ma tête.

Je me souviens de Madeleine avec ses larmes obèses qui me berce comme une poupée des nuits entières. Madeleine qui chante des chansons oubliées, qui dégage les escargots de la cave et qui me tend le paquet qu’elle a trouvé dans la chambre de pépé : Madeleine me sauve.

Les mains en nage, je défais le scotch qui entoure le petit sac. À l’intérieur, il y a l’Opinel de mon grand-père et une feuille avec son écriture appliquée : Pour tailler le bois, ma chérie, ma Cassandre.

Je plie les mots, je serre le couteau contre mon ventre. Je crache sur l’été et je pense : couper les cons dans la cour de récréation. En attendant de grandir, je rêve de Camille. Y a plus que ça, le besoin d’aimer.

2
Les rats
Il est tard dans le monde et le soleil écrase les mers, la vie, les montagnes. Les forêts sont noires, rouges, mortes. Tout est fondu, désolé. Les paysages perdus. L’océan est un bain de plastique et de méduses. Température de l’eau, trente-huit degrés. Les hommes ont disparu, rayés.

Un peu partout, des rats mangent des rats.

Ils sont une quinzaine autour d’un des leurs, le plus faible, le moins utile. Ils ont rongé les pattes, la queue, la tête. Ils ont sucé les os. Ils ont laissé les yeux, abandonnés sur le béton craqué. Des yeux hallucinés, sur une route de silence.

Les rats ne ressemblent pas à des rats. Ils sont grands comme des moutons. Ils se déplacent vite, en groupe, se nourrissent de vieux déchets, creusent et fouillent le sol. Ils sont maigres et quand la faim les rend fous ils se mangent entre eux.

Ils sont les derniers de la Terre : des moutons barbares. »

Extraits
« Je ne sais quel triste monde se cache à l’intérieur de mon père, une déchèterie, une carrosserie rouillée ou une nuit pâle. Je l’observe comme un paysage qui défile, flou, dans les trains. Daniel, clerc de notaire, est une ombre qui passe, une flaque d’eau. Je ne rencontre dans ses traits que l’ennui. Il est là, retourné comme un gant, à l’envers de lui-même. Seul Cassis semble lui donner une place au monde. Est-ce que tous les pères sont liquides, impénétrables. Point positif, il me passe tout: il s’en branle. » p. 35

« J’ai dix-sept ans et je suis bonne; les rousses sont à la mode. J’ai changé de bahut, le ciel est sans nuages. J’ai des camarades de classe. Je fume des cigarettes, des Camel. Je porte des jupes courtes et des collants déchirés. Les filles regardent mes cheveux longs, épais, rouges, qui traînent dans mon dos. Les miracles n’arrivent pas que dans les films, mais chez le coiffeur. Je passe du chien au félin, du caniche à la lionne en deux heures, toilettage express. » p. 55

« Suite à la guérison de sa femme, mon père a acheté un petit terrain dans une pampa du sud de la France, à La Roque-sur-Pernes. C’est une terre sèche et stérile. Il a payé deux mille balles un vieux camping-car dans lequel il vivra. Le reste du fric, il l’a donné à ma mère pour son long voyage. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. » p. 125

À propos de l’auteur
Julie Estève © Photo DR – Hachette

Presque le silence est le troisième roman de Julie Estève. Ses deux précédents livres, Moro-sphinx (Stock, 2016) et Simple (Stock, 2018), ont été très remarqués par la presse. (Source: Éditions Stock)

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