Le sang des bêtes

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En deux mots
La vie de Tom va être chamboulée par l’arrivée successive de son fils Jérémie, après une rupture amoureuse, de son père qui s’installe après l’avertissement des médecins et de N7A, une jeune femme qui se prend pour une vache ! De quoi bousculer bien des certitudes.

Ma note
★★★★ (j’ai adoré)

Ma chronique

Le roman le plus vache de cette rentrée

Fidèle à lui-même, Thomas Gunzig raconte comment une, puis deux, puis trois arrivées inopinées dans son ménage vont déstabiliser Tom. Drôle, grinçant, décalé, jouissif !

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en quelques jours son quotidien va être totalement chamboulé. C’est d’abord son fils Jérémie, 22 ans, avec lequel il n’a plus que des liens très distants, qui s’invite à la maison suite à une rupture amoureuse. Il a laissé l’appartement à Jade, sa compagne qui a trouvé un autre homme. Une rupture que Tom pressentait, étant persuadé que la jeune fille n’aimait pas davantage son fils que ses beaux-parents. «L’incroyable beauté d’estampe de Jade contrastait d’une manière bizarre avec son air renfrogné, cela donnait une étrange impression de déplacement, de déséquilibre, comme celle qu’aurait produit un jour de neige sur une île tropicale, comme un tableau de maître exposé dans une cave humide. C’était à la fois fascinant et monstrueux.»
Puis c’est au tour de son père Maurice de venir squatter. Malade, ce dernier se sentira plus serein s’il peut loger chez son fils et sa belle-fille Mathilde. Sauf que là encore, Tom a pris ses distances avec cet ancien rescapé de la Shoah. Même s’il promet de se faire discret, il ne manque pas une occasion de revenir sur ses terribles souvenirs, oubliant l’accident qui a coûté la vie à son épouse et qu’il aurait pas sauver au lieu de fuir après le choc, avant que le véhicule ne s’embrase. De plus, il ne vient pas seul, car il est vrai qu’il ne pouvait pas laisser son vieux chat seul. William n’est guère remuant, mais il a depuis quelques temps la manie de vomir.
Mais Tom n’est pas au bout de ses surprises. Depuis sa boutique – il vend des produits aux membres des clubs de sport qui veulent accompagner la transformation de leur silhouette – il aperçoit un homme maltraiter la personne qui l’accompagne. Et comme il s’était promis d’intervenir s’il voyait ces mauvais traitements se poursuivre, il s’interpose. Après avoir fait fuir son propriétaire, il recueille la jeune femme chez lui. La belle lui affirme s’appeler N7A et être une vache! D’abord incrédule, Tom décide de donner crédit à ce récit et, devant l’incompréhension, voire l’hostilité de sa famille, part s’installer avec N7A dans sa boutique où il installe deux matelas rudimentaires. Mais la cohabitation ne sera que de courte durée. Tom n’arrive pas à trouver le sommeil. Avec N7A il trouvera refuge chez Jade avant que cette dernière ne disparaisse, après un épisode d’anthologie qui va rassembler toute la famille et livrer un secret de famille qui va remettre en cause bien des certitudes.
Thomas Gunzig a choisi le ton décalé de la fable épique pour exorer les questions de genre, nos rapports avec les animaux, mais aussi sur l’usure de la vie de couple. Comme le dit Adeline Dieudonné, qui aime aussi s’aventurer aux marges du fantastique, «ce roman est un cadeau drôle, tendre, cruel et politique». On prend beaucoup de plaisir à le lire car chaque chapitre réserve son lot de surprises. Jusqu’aux retrouvailles avec N7A et au feu d’artifice final. Pour ne pas avoir l’air bête, lisez Thomas Gunzig!

Le sang des bêtes
Thomas Gunzig
Éditions Au Diable Vauvert
Roman
234 p., 16 €
EAN 9791030704525
Paru le 6/01/2022

Ce qu’en dit l’éditeur
« Même si parfois la vie est difficile pour vous, vous n’avez aucune idée de ce que c’est que la sensation terrifiante d’être un animal dans le monde des humains. »
« Thomas Gunzig est un fauve littéraire aux gestes féroces et déroutants. On devine que face à lui, les mots tremblent de trouille, et ils ont bien raison. » Hervé Le Tellier – Prix Goncourt 2020
« Drôle, tendre, cruel et politique, ce roman est un cadeau. Merci Thomas Gunzig. » Adeline Dieudonné

Les critiques
Babelio
Lecteurs.com
goodbook.fr
RTBF (Entrez sans frapper – Christian Rousseau)
RTS (Catherine Fattebert – Entretien avec Thomas Gunzig)
RFI (Vous m’en direz des nouvelles – Jean-François Cadet)
IDboox (Elizabeth Sutton)
We Culte (Serge Bressan)
LN24 (video – entretien avec l’auteur)
Suricate Magazine
Bibliomaniacs (Podcast)
Blog Baz’Art
Blog Les chroniques de Koryfée (Karine Fléjo)
(+ entretien avec l’auteur)
Blog Valmyvoyou lit
Blog Tu vas t’abîmer les yeux
Blog Domi C lire
Blog Christlbouquine


Thomas Gunzig présente son nouveau roman Le sang des bêtes © Production TV5 Monde

Les premières pages du livre
Pectoraux
C’était au milieu de l’automne, au milieu de l’après-midi, et comme c’était le jour de son cinquantième anniversaire, il se dit que, à peu de chose près, il devait aussi être au milieu de sa vie.
À travers la vitrine du magasin, Tom regarda le ciel gris foncé et jugea qu’il allait bientôt pleuvoir. D’ailleurs, un instant plus tard, il pleuvait. Une modeste bruine vaporeuse qui troubla légèrement l’atmosphère, rien de plus.
Dans la rue, un petit garçon passa en courant à toute vitesse comme le font les petits garçons. Où allait-il ? D’où venait-il ? Peu importait. Et cette image le rendit nostalgique de cet âge lointain lorsque, encore rempli de l’inépuisable énergie de l’enfance, tout lui semblait possible. Il se demanda :
— Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?
C’était une question qu’il se posait de plus en plus souvent. C’était peut-être le signe qu’il vieillissait. Lorsqu’un évènement, même insignifiant, venait lui rappeler que sa jeunesse était passée sans qu’il s’en aperçoive, pareille à cette pluie d’automne, pareille à cet enfant qui courait ou plus simplement chaque fois qu’il s’ennuyait, il se posait cette question. En réalité, il ne se la posait pas vraiment. Elle se matérialisait plutôt dans son esprit, comme venue de l’extérieur et elle mettait longtemps avant de s’en aller. Pour ça, il fallait qu’un client entre dans le magasin ou qu’un coup de téléphone vienne interrompre le cours de ses pensées. Mais comme il n’y avait pas beaucoup de clients ni beaucoup de coups de téléphone, la plupart du temps la question restait là, à stagner mollement, longuement, comme un morceau de bois dans un étang, avant de disparaître dans la vase de son subconscient.
— Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ?
Tom était assis derrière le comptoir, les yeux fixés sur l’écran de son ordinateur. Parfois, comme il venait de le faire, il levait la tête et il regardait les passants aller et venir devant la vitrine de la boutique puis il revenait à son écran.
Si un client était entré, il aurait pu croire que Tom travaillait alors qu’en réalité, il ne faisait rien. Il faisait simplement défiler son fil Instagram. Faire défiler son fil Instagram, son fil Facebook, son fil Twitter, se perdre sur YouTube n’était pas une activité intéressante en soi, c’était une façon comme une autre de s’ennuyer. Sur ces fils apparaissait ce qui constituait ses « centres d’intérêt » : beaucoup de « fitness models » (masculins et féminins), des coachs en nutrition, des marques de vêtements de sport ou de compléments alimentaires, des influenceurs ou influenceuses dans le domaine du fitness ou du bodybuilding. Mais ces « centres d’intérêt » ne l’intéressaient plus depuis longtemps.
En fait, plus rien ne l’intéressait vraiment.
S’il regardait encore tout ça, c’était par habitude. C’était parce qu’il ne savait pas très bien ce qu’il aurait pu faire d’autre.
Tom trouvait que c’était une sensation étrange de ne plus s’intéresser à rien, c’était comme si une partie de lui-même n’était tout simplement plus là.
C’était comme une prémisse de la mort.
C’était un peu effrayant.
— Ça aussi, c’est peut-être lié à mon âge, se disait-il.
C’était comme cette fatigue qu’il ressentait presque en permanence. Pas une grande fatigue. Pas un épuisement. Rien qui empêche de vivre. Ce qu’il ressentait, c’était une petite fatigue. Une petite fatigue qui lui donnait juste envie de rester assis et d’en faire le moins possible. Une petite fatigue qui lui coupait tout désir d’aventure, de découverte, d’inattendu, bref de tout ce qui aurait pu constituer une dépense d’énergie supérieure à celle strictement nécessaire à ses huit heures de travail à la boutique.
Le soir il se couchait fatigué, il lui semblait même que la nuit il rêvait qu’il était fatigué et lorsqu’il se levait, il se levait fatigué. Il allait jusqu’à la salle de bains, il regardait avec surprise, avec une stupéfaction dans laquelle se mêlait un peu de dégoût l’homme dans le reflet du miroir : des cheveux bruns, dont la plupart devenaient gris, frisottaient dans tous les sens, donnant à son crâne l’aspect d’une steppe broussailleuse. Une peau pâle, fine et chiffonnée comme du papier de soie par les rides et puis un corps massif, presque lourd, durci par la musculation.
Parfois il se demandait si cette fatigue qui ne le quittait jamais était liée à la vie qu’il avait eue, à toutes ces années passées dans les salles de sport à soulever de la fonte, à pousser ses bras, ses jambes, ses épaules ou son dos à faire « une dernière série » alors que ses bras, ses jambes, ses épaules ou son dos lui hurlaient que c’était tout, qu’ils étaient complètement brûlés mais qu’il ne les écoutait pas. « No pain no gain » s’était longtemps répété Tom, convaincu que si on voulait « des résultats » il fallait pouvoir « repousser ses limites ».
Un client passa la porte de la boutique. Un très jeune homme. À peine sorti de l’adolescence. Grand, élancé, un physique que William Sheldon dans sa théorie des «somatotypes» datant des années quarante aurait qualifié d’«ectomorphe»: des épaules étroites, des membres longilignes. Pour Sheldon, ce type de physique s’accompagnait de caractéristiques psychologiques : introverti, émotif, socialement anxieux.
Dans les années quarante, on aimait classifier les humains, pensa-t-il en observant le jeune homme. Ses bras dépassaient de son tee-shirt, laissant apparaître une timide congestion. Pareille à un ver bleuâtre, la veine céphalique commençait à être visible. Il devait avoir commencé la salle de sport depuis peu de temps. Probablement sans coach, juste en regardant quelques chaînes YouTube. Les résultats tardaient à venir et il avait lu sur un forum qu’il fallait passer aux compléments alimentaires pour que ses efforts servent à quelque chose. Alors, malgré sa timidité, il avait poussé la porte d’une boutique spécialisée et, à présent, il regardait les présentoirs chargés de pots de protéines en tout genre, des différents types de créatines, d’acides aminés, de «boosters pré-workout», de vitamines, de minéraux, de boosters de testostérone ou de brûleurs de graisses. Tom savait très bien que ce jeune homme avait passé des heures à regarder des photos de types ultra-massifs et que c’est ça qu’il voulait : devenir lui aussi ultra-massif. Tom savait aussi très bien qu’il n’y parviendrait jamais. À moins de prendre des produits interdits, et de les prendre pendant des années : des stéroïdes qui le feraient gonfler, de l’hormone de croissance qui lui ferait grandir les pieds, les mains et les coudes. À moins qu’il prenne du Deca-Durabolin, du Dianabol, du clenbutérol, du propionate, des trucs pour prendre de la masse et puis des trucs pour sécher, à moins de se soumettre à des cures tellement dégueulasses que l’acné lui bousillerait la peau du visage et du dos, que des kystes gros comme des balles de tennis lui pousseraient dans la poitrine, que ses couilles rétréciraient au point de devenir aussi petites que des raisins secs, que la moindre contrariété le mettrait dans des états de rage incontrôlables et qu’au bout du compte, comme tant d’autres bodybuilders amateurs avant lui, il plongerait dans la dépression. C’était le prix à payer pour changer de corps. Pour changer vraiment de corps.
Le jeune homme finit par s’approcher de lui.
— Je voudrais quelque chose pour prendre de la masse, lui dit-il timidement.
Tom hocha la tête.
— Le mieux c’est un mass gainer.
— Un mass gainer ?
— C’est de la whey avec un supplément de lipide et de glucide. Y’a la marque Gold Standard qui a un très bon goût chocolat ou vanille…
Le jeune homme regarda l’énorme pot en plastique noir et doré, aussi éclatant que la carrosserie d’une voiture tunée. Le packaging était important : les fabricants savaient qu’ils devaient s’adresser à tous les fantasmes virilistes qui traînaient dans l’esprit des consommateurs mâles. Des couleurs brutales, du métallisé, du doré, du simili camouflage militaire, l’image d’un fauve brisant ses chaînes, l’image d’un poing défonçant un mur. Pour un mélange sucré baptisé Xplode : un pot en forme de grenade prête à être dégoupillée. Mais si en termes d’emballage et de nom l’imagination semblait sans limite, le contenu était cependant plus ou moins toujours le même : de la protéine obtenue en filtrant des résidus de fromages dont l’industrie ne voulait plus, du sucre, des colorants, de la lécithine de soja OGM et tout un tas d’autres choses dont l’usage, à la longue, finirait par dérégler le métabolisme de ce jeune homme.
Il paya, c’était cher : soixante euros. Tom le regarda s’éloigner en s’en voulant un peu. Il aurait mieux fait de lui conseiller de laisser tomber tout ça, de manger équilibré, surtout des légumes, des fruits, de la bouffe non transformée. Mais il n’avait rien fait, il avait un commerce à faire tourner. Ce jeune homme est adulte après tout, pensa-t-il.
Dans l’après-midi, il reçut un appel de Nico qui voulait savoir si tout allait bien. Nico, c’était le gérant des boutiques Passage Fitness, il en possédait trois autres. Même si de plus en plus de monde commandait ses compléments directement via des sites de vente en ligne, les boutiques fonctionnaient encore plus ou moins. « La différence, c’est le conseil », disait Nico qui ne voulait avoir dans ses magasins que des employés d’expérience. C’est comme ça qu’il avait engagé Tom, quinze ans plus tôt, quand Tom s’était retrouvé sans travail après la faillite du magazine Body Time pour lequel il travaillait comme rédacteur. « Les dix conseils pour réussir à la salle », « Cinq raisons pour lesquelles vous ne progressez pas », « Découvrez la séance de quinze minutes pour avoir des bras énormes », « Tirage nuque, dangereux ou non ? », « Quels exercices pour brûler plus vite que jamais ? ». À l’époque, il écrivait des articles de ce genre-là en pompant la moitié du contenu dans des revues américaines comme le Men’s Fitness ou le Muscle Insider. Ce n’était pas vraiment du plagiat, en matière de musculation on tournait toujours autour des mêmes sujets : détailler des exercices, des régimes, des méthodes d’entraînement. En réalité, ces articles n’étaient que des prétextes car, plus que les lecteurs, ce qui rapportait de l’argent à la revue c’étaient ces annonceurs en compléments alimentaires qui achetaient des pleines pages pour y afficher des photographies de bodybuilders gigantesques. »

Extrait
« L’incroyable beauté d’estampe de Jade contrastait d’une manière bizarre avec son air renfrogné, cela donnait une étrange impression de déplacement, de déséquilibre, comme celle qu’aurait produit un jour de neige sur une île tropicale, comme un tableau de maître exposé dans une cave humide. C’était à la fois fascinant et monstrueux. » p. 121

À propos de l’auteur
Thomas Gunzig © Photo DR

Thomas Gunzig, né en 1970 à Bruxelles, est l’écrivain belge le plus primé de sa génération et il est traduit dans le monde entier. Nouvelliste exceptionnel, il est lauréat du Prix des Éditeurs pour Le Plus Petit Zoo du monde, du prix Victor Rossel pour son premier roman Mort d’un parfait bilingue, mais également des prix de la RTBF et de la SCAM, du prix spécial du Jury, du prix de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique et enfin du très convoité et prestigieux prix Triennal du Roman pour Manuel de survie à l’usage des incapables. En 2017 il reçoit le prix Filigranes pour son roman La Vie sauvage. Star en Belgique, ses nombreux écrits pour la scène et ses chroniques à la RTBF connaissent un grand succès. Il a publié et exposé ses photos sur Bruxelles, Derniers rêves. Scénariste, il a signé le Tout Nouveau Testament aux deux millions d’entrées dans le monde, récompensé par le Magritte du meilleur scénario et nominé aux Césars et Golden Globes. Sont aussi parus au Diable vauvert, ses romans: 10 000 litres d’horreur pure, Assortiment pour une vie meilleur, Et avec sa queue il frappe. (Source: Éditions Au Diable Vauvert)

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