Souvenirs de Marnie - Joan G. Robinson

Par Marie Kacher
Souvenirs de Marnie, Joan G. Robinson

 Editeur : Monsieur Toussaint Louverture

Nombre de pages : 250

Résumé : Sans cesse effrayée à l’idée d’être rejetée, Anna, petite orpheline solitaire de Londres, s’efforce de paraître la plus ordinaire possible et de ne jamais se faire remarquer. Ses parents adoptifs l’envoient profiter du climat salutaire d’un village côtier de l’est de l’Angleterre. Accueillie par un couple aussi bienveillant que rustique, elle laisse s’écouler le temps en rêvant dans les dunes qui s’avancent dans la mer, et fait la rencontre avec la mystérieuse Marnie, qui surgit toujours quand on ne s’y attend pas et devient sa toute première véritable amie. Seulement aussi subitement qu’elle est apparue, et avant même qu’Anna ne s’habitue à sa présence, Marnie disparaît.

- Un petit extrait -

« Elle avait déjà passé de nombreuses après-midi couchée dans le sable, à écouter le bruit du vent dans les herbes hautes, la clameur des goélands et le doux murmure de la mer. C’était un peu comme être à la bordure du monde. Parfois, les goélands se rapprochaient et se disputaient bruyamment un poisson, d’autres fois, ils poussaient des cris mélancoliques dans le lointain, ce qui aurait presque fait pleurer Anna aussi, pas réellement, mais en silence, à l’intérieur. Leur complainte était si triste, si belle et ancestrale, qu’elle lui évoquait une chose agréable qu’elle aurait connue un jour, puis perdue et jamais retrouvée. »
- Mon avis sur le livre -

 Je n’aime pas spécialement regarder en arrière, resonger à mon enfance. Non pas qu’elle ait été particulièrement triste. Bien au contraire. Alors bien sûr, il y avait la solitude, les brimades des camarades de classe, les regards scrutateurs des adultes, les murmures des thérapeutes. Mais il y avait, aussi et surtout, l’insouciance, les après-midi à chahuter dans les champs avec d’autres enfants, l’émerveillement perpétuel, la force des rêves et la douceur infinie des petits bonheurs qui parsemaient chaque jour. Que le monde me semblait beau, qu’il me semblait merveilleux, lorsque je n’étais encore qu’une petite fille ! Aujourd’hui, il est terne, morose, effrayant, déprimant, et repenser à ce qu’il était auparavant me plonge un peu plus dans le désarroi … car ce qui était n’est plus, et ne sera sans doute plus jamais. Je ne sais pas si c’est le monde qui a si brusquement évolué, ou si c’est seulement mon regard qui a changé, mais une chose est sûre et certaine : il est loin, bien loin, le temps où la vie donnait encore envie d’être vécue, croquée à pleine dents. Maintenant, il ne me reste plus qu’à m’accrocher, jour après jour, pour dénicher une petite bribe de lueur à laquelle me raccrocher, pour cheminer laborieusement dans ce monde si violent, si cruel, si dénué d’espoir. Et bien souvent, ce sont les livres qui m’apportent cette petite lumière, indispensable, essentielle, qui m’aident à affronter ce vaste charnier de rêves brisés, de rires effacés, de bonheur écrabouillé. Qui tissent un petit cocon de douceur pour se ressourcer, pour s’évader, le temps d’une parenthèse enchantée, de ce triste monde.

Anna a beau faire tout son possible pour ne pas se faire remarquer, cela n’a pas empêché sa mère adoptive, sa maitresse et son docteur de remarquer que quelque chose n’allait pas. Elle est trop effacée, trop discrète, pensent les uns, elle est trop silencieuse, trop fluette, disent les autres, elle est trop pâlichonne, trop solitaire, estiment les derniers. Et c’est ainsi que la petite orpheline londonienne est envoyée à Little Overton pour faire une bonne cure d’air marin. Accueillie par des amis de ses parents adoptifs, qui semblent bien soulagés qu’elle soit parfaitement capable de s’occuper seule, la petite fille profite de cette liberté inespérée pour vagabonder sur la plage, pour rouler dans les dunes, pour ne penser à rien d’autre que ce grand ciel bleu surplombant cette infinie étendue d’eau nacrée. Et puis voici qu’un jour, Anna se retrouve face une maison, face à la maison. C’est comme si elle la connaissait depuis toujours, sans jamais l’avoir vu. Fascinée par cette grande villa qui semble abandonnée, la fillette revient jour après jour la contempler, le souffle coupé. Jusqu’au jour où, derrière une fenêtre, un petit visage l’observe. Jusqu’au jour où Anna se retrouve face à face avec Marnie, une petite fille insaisissable qui devient, aussi soudainement que naturellement, sa première, seule, véritable et meilleure amie … Mais voici qu’un jour, aussi brusquement qu’elle est apparue dans sa vie, Marnie disparait. Sans laisser de trace.

J’ai acheté ce livre sans rien en savoir : je n’avais lu ni le résumé, ni même un seul avis de lecteurs. Je me suis contentée de faire aveuglément confiance dans les éditions Monsieur Toussaint Louverture … et, avouons-le sans honte, je me suis également laissée convaincre par la magnificence de la couverture. J’avais vaguement cru saisir, au gré des discussions de certaines connaissances, qu’il y était question d’amitié, mais c’était vraiment tout ce que je savais de ce roman au moment de me plonger dans sa lecture. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que j’avais beau ne m’attendre à rien, toutes mes attentes ont malgré tout été comblées, et même surpassées. Ce roman, c’est l’histoire d’Anna. Une petite fille qui se sent, qui se sait, différente des autres enfants : elle a beau faire tout son possible pour paraitre la plus normale possible, rien n’y fait, elle reste toujours celle qu’on laisse à l’écart, celle dont on finit par oublier l’existence (ce qui est toujours mieux qu’être rejetée en bloc, qu’être moquée, mais ça reste douloureux, d’être effacée). Mais Anna essaye de convaincre, de se convaincre, que cela lui est parfaitement égal, qu’elle est bien mieux toute seule, qu’elle n’a pas besoin d’une amie … Quand on n’espère rien, on ne peut pas être déçue. Malgré tout, Anna ne peut empêcher ce vide au cœur de grandir, tandis que son quotidien se fait toujours plus morne et monotone, tandis que la colère dispute la première place à cette tristesse inexpliquée qui enfle toujours plus.

Anna, pauvre Anna, on se ressemble tellement toi et moi. Enfermées à l’extérieur de ce grand cercle invisible dans lequel évoluent sans peine les autres, qui ne le voient même pas. Enfermées dans notre solitude, mi-choisie mi-subie, essayant de nous convaincre que cela ne nous fait pas de peine de voir les autres vivre sans peine ce que nous ne parvenons qu’à peine à effleurer. Il m’a été si facile de me glisser en Anna, de ressentir toute sa douleur camouflée, tout son mal-être dissimulé. Anna ne veut pas déranger, elle ne veut pas inquiéter, elle ne veut pas être un poids. Alors elle garde tout secrètement enfoui en elle, s’efforçant de faire bonne mesure. Mais, dans le paradoxe propre à l’enfance, elle bouillonne également d’une colère contenue en voyant que personne ne sait voir la douleur derrière son masque. Comme si personne ne faisait véritablement attention à elle, comme si personne ne l’appréciait assez pour s’inquiéter vraiment d’elle. C’est douloureux, cette ambivalence, dans l’esprit et leur cœur d’une fillette qui espère si désespérément être aimée, telle qu’elle est, pour ce qu’elle est … Et voici qu’au cours d’une de ses longues escapades solitaires, surgit Marnie. Une petite fille en apparence si différente d’elle … mais en même temps si semblable. Commence alors pour la petite Anna une nouvelle vie, illuminée par cette amitié inattendue, inespérée. Quand Anna est avec Marnie, elle oublie tout le reste, tout ce qui fait mal. Comme si elle plongeait toute entière dans un rêve merveilleux qui ne s’arrête plus.

Arrive un moment où, entrainé dans cette valse ensorcelante, le lecteur lui-même ne sait plus trop que penser de toute cette histoire. On le sent, confusément, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond … mais de l’autre côté, la joie de voir Anna si heureuse éclipse complétement ce « mauvais pressentiment », et on se contente de suivre leurs aventures secrètes avec le sentiment de retomber en enfance. A cet âge où l’on se posait moins de questions, où l’on savourait seulement le moment présent, où l’on se fichait finalement bien mal de savoir si ce qu’on vivait était réel ou imaginaire, du moment qu’on se sentait bien … A cet âge où l’on n’imagine pas que le bonheur puisse s’échapper aussi soudainement qu’on l’a attrapé, que la joie puisse s’évaporer plus rapidement que la marée ne monte. Et quand cela arrive, le drame est autrement plus vivace : « toutes les bonnes choses ont une fin », la leçon est une véritable tragédie dans le cœur d’un enfant … et dans celui du lecteur, qui espérait que les choses seraient différentes, cette fois-ci. Et qui, voyant qu’il reste encore une bonne centaine de pages, espère à nouveau : il reste encore assez de temps pour comprendre, et surtout pour redonner le sourire à cette petite fille qui a gouté à l’amitié et qui retombe brutalement dans sa solitude d’antan. Se pourrait-il qu’un nouveau miracle ait lieu à l’ombre de la grande Villa si mystérieuse, qui fait naitre en Anna un inexplicable sentiment de « chez soi » ?

En bref, je vais m’arrêter là pour ne rien vous gâcher de la surprise (car c’est assurément parce que je ne savais absolument pas à quoi m’attendre que j’ai tant savouré ma lecture), mais vous l’aurez probablement compris : ce fut une fabuleuse lecture, bien plus émouvante que je pouvais bien l’imaginer au premier abord. C'est une histoire à la fois très douce et très dure, parce que les émotions nous frappent aussi frontalement et violemment que les vagues déchainées contre une falaise, mais une fois cette tempête retombée, une fois le soleil revenu, on savoure la quiétude et la sérénité du calme retrouvé. L’autrice nous offre ici un récit intemporel, qui trouve un écho en l’enfance de tout à chacun, car on a tous, à notre manière, été cette petite Anna en proie à des souffrances ineffables et inaudibles, en proie à ce besoin si viscéral d’être compris et aimé … Sous ses airs de conte surfant à la limite du fantastique, ce roman brouille allégrement les frontières du rêve et de la réalité, entrainant le lecteur dans une épopée hors du temps et de l’histoire. Il n’y a plus qu’à se laisser porter par le vent qui tournoie dans les hautes herbes des dunes, qu’à se laisser bercer par les cris des oiseaux qui chantent la complainte de la mer, qu’à se laisser glisser dans cette parenthèse enchantée qui ne demande rien de plus que nous faire rêver. Et tandis qu’Anna s’épanouit comme fleur au soleil, gorgée d’une amitié à laquelle elle n’osait plus croire, le lecteur retrouve à son tour le chemin de la douce sérénité enfantine, celle des après-midis passés à « ne penser à rien » … hormis peut-être à jouer. En clair : à lire, absolument !