Pénélope Bagieu dévoile quelques pages de son journal intime

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Les strates (Pénélope Bagieu – Editions Gallimard)

Depuis notre plus tendre enfance, nous accumulons les strates sans nous en rendre compte. Ces strates sont comme des couches de souvenirs – petits ou grands, heureux ou malheureux – qui font de nous les personnes que nous sommes aujourd’hui. Dans le cas de Pénélope Bagieu, il s’agit notamment du moment où ses parents lui ont offert un cadeau de Noël qui a changé sa vie. Sous le sapin, elle a trouvé un petit chaton, qu’elle a baptisé Fumée. Il s’est tellement collé à elle qu’il est quasiment devenu son greffon, ne s’éloignant jamais d’elle de plus d’un mètre. Pendant 19 ans, ce chat a partagé toutes les étapes de sa vie de petite fille, d’adolescente et de jeune adulte. Forcément, Pénélope a été dévastée lorsqu’elle a dû dire adieu à Fumée, d’autant plus qu’elle ne s’y était pas suffisamment préparée, mais sa passion dévorante pour les chats est restée. Dans « Les strates », l’autrice française raconte pêle-mêle tous ces petits morceaux de vie qui ont forgé son caractère. Certains sont très intimes, comme lorsque Pénélope Bagieu raconte comment ses premiers rapports sexuels n’étaient pas du tout protégés. D’autres sont plus universels, comme cette période où elle attend impatiemment d’avoir enfin de la poitrine en rembourrant son soutien-gorge avec des cotons démaquillants. Sans oublier cet immense malentendu lorsqu’elle est très heureuse de recevoir un nounours à la place d’un flocon après sa première semaine à l’école de ski. Il y a aussi des récits émouvants, comme celui où Pénélope doit faire le deuil de sa grand-mère adorée ou celui où elle s’imagine pendant quelques jours qu’elle a un frère caché. D’autres sont carrément interpellants. De manière quasiment subliminale, l’autrice évoque une camarade de classe de 8 ans qui était sans doute maltraitée. Elle aborde également cette nuit où elle est restée dormir chez un garçon qui a tenté d’abuser d’elle après une soirée. Le lendemain, elle n’a osé en parler à personne, même pas sa meilleure amie…

En musique, il arrive parfois que certains artistes ayant quelques années de carrière derrière eux produisent à un moment donné ce qu’ils appellent leur « album de la maturité ». On pourrait sans doute dire la même chose pour « Les strates », qui est une bande dessinée dans laquelle l’autrice française Pénélope Bagieu se dévoile comme jamais. « Peut-être l’effet quarantaine? », suggère-t-elle, en faisant valoir qu’elle n’aurait effectivement pas pu sortir un album aussi intime et aussi personnel il y a dix ans. Depuis ses débuts en 2008, le parcours de la dessinatrice parisienne est impressionnant. Révélée par son blog « Ma vie est tout à fait fascinante », elle crée d’abord le personnage de Joséphine, entretemps adapté deux fois au cinéma, avec Marilou Berry dans le rôle principal. Elle raconte ensuite la vie de la chanteuse Cass Elliot, l’une des voix du groupe The Mamas and the Papas, dans la BD « California Dreamin ». Poussée par le succès de cette biographie dessinée, elle passe à la vitesse supérieure avec « Culottées », un roman graphique féministe et inspirant dans lequel elle rassemble trente portraits de femmes remarquables et oubliées par l’Histoire. Ses « Culottées » connaissent un succès critique et commercial énorme et lui valent de remporter le prestigieux Prix Eisner en 2019. La reconnaissance internationale ne s’arrête pas là puisqu’en 2020, elle réalise un rêve d’enfant en adaptant « Sacrées sorcières » de Roald Dahl en bande dessinée. Comme pour retrouver un peu de calme après une telle déferlante de succès, Pénélope Bagieu choisit aujourd’hui de ne plus se cacher derrière ses personnages. Dans « Les strates », elle se raconte elle-même, en toute sincérité, en rassemblant plusieurs petits morceaux de vie dessinés depuis des années. Ce sont tous des récits courts, parfois d’une page, parfois plus longs, crayonnés en noir et blanc. Certains d’entre eux attendaient depuis des années dans un tiroir, mais aujourd’hui, l’autrice estime que le temps est venu de les faire connaître à ses lecteurs et surtout à ses lectrices. « Je ne pense pas ce livre soit un exemple à suivre, mais j’espère qu’il peut montrer l’universalité d’expériences à des jeunes femmes », dit-elle à France Inter. A noter que le format du livre lui-même évoque un journal intime, puisque « Les strates » ressemble à un cahier au format souple, avec un élastique pour le fermer. Une jolie trouvaille.