La fascination du mal, tout un programme. Et ne riez pas, sans ces grands méchants qui pullulent au cinéma, dans les comics, la littérature (la vie réelle?) qu'en serait-il des héros? Il est de coutume de souligner que pour atteindre la gloire éditoriale, un bon héros doit avoir face à lui un ou des antagonistes de grande qualité, capable de représenter un pendant négatif, une mouture si malfaisante, que l'opposition en devient pertinente, et les différences de l'un et de l'autre se nourrissent jusqu'à en constituer des versions plus efficaces, iconiques. Le mal et le bien, se définissant en opposition à leur contraire respectif, y compris sous la forme de costumes bariolés. Le public ne s'y trompe pas, lui a souvent par ailleurs une inclination naturelle à choisir le coté obscure de la force. La popularité d'un dictateur de la trempe de Darth Vader, pourtant loin d'être l'ami de la famille idéal, représente cette tentation d'opter pour le mal agissant, s'emparant de ce qu'il désire, comme il le désire, sans s'embarrasser de considérations morales, ou de déchirements intimes sur ce qu'il convient de faire ou pas. Pire encore, que penser des hordes de lecteurs, de fans, qui se sont pris d'amour pour Thanos, érigeant le Titan fou en une sorte de contre modèle absolu, dont le célèbre geste cristallisé à jamais (snap, le claquement de doigts) représente tout de même le pire génocide de l'histoire de l'univers, commis sans le moindre remords (et au nom d'une passion malsaine pour la mort, dans la version de Jim Starlin, ce qui est un hymne glaçant au nihilisme). Le président américain Donald Trump s'est même permis d'incarner Thanos le temps d'une campagne publicitaire annonçant sa candidature à une réélection, qui a connu la sortie de route que nous savons. Un Trump qui éliminait ses adversaires, les supprimant de l'équation, comme le personnage annihilait lui ses ennemis, et tant d'innocents... Du reste, nous sommes prisonniers d'une société qui préfère, et entretient le mythe, du contre-exemple face à l'exemple. L'ennui d'un redresseur de torts, trop lisse, consensuel, se retrouve par exemple dans la difficulté à produire de bonnes histoires de Superman, et de passionner les foules avec l'Homme d'Acier. Il en existe de très poétiques, très délicates (All-Star Superman, Superman Blue...) mais elles commencent à dater, et force est de constater que le XXI° siècle est pour le moment celui de la proaction, du chancellement moral, du triomphe de l'anticonformisme, de la déviance célébrée, car exemple de possibilité de briser le moule, pour affirmer le "moi", réaction indispensable et universelle à l'ère où tout le monde peut s'exprimer, exister en parallèle, s'inventer une autre vie, réseaux sociaux et Internet aidant. Tout, sauf être "transparent" et suivre servilement les codes établis. Le mal, c'est transgressif, au point que ça en est cool, moderne, émancipant. C'est réducteur, probablement, mais rien de trompeur quand on affirme que l'anti-héros a supplanté, et de loin, le héros rassurant et tout d'un bloc. On appellera cela des zones d'ombre, un caractère contrasté, un homme tout en failles. Pauvre Thanos, dont l'enfance ne fut pas si simple, probablement n'est-il qu'un être sevré d'amour, le recherchant là où il se trouve? Pauvre Frank Castle, dont la famille est morte assassinée lors d'un picnic à Central Park. Cela justifie bien une vie de carnages permanents, et de se substituer à la justice, en tant que bourreau expéditif?
Ce nihilisme là, l'amour du mal pour le mal, est beaucoup moins nuancé que la présentation d'un opposant politique. Et permet de livrer des histoires horrifiques, dramatiques, ou les enjeux n'ont pas besoin d'être contextualisés, et argumentés. Il suffit de partir d'un axiome de départ, qui ne souffre aucune nuance, et le tour est joué. Galactus a faim, donc il se nourrir de planètes, et peu importe si celles-ci sont habitées. Darkseid est un despote à la tête d'un monde guerrier, inutile de pinailler. Thanos est amoureux de la mort et souhaite régner sur tout et tous, prêt à détruire l'intégralité de l'univers, et c'est ainsi, ne cherchez pas à négocier (du moins jusqu'à ce que Jim Starlin réussisse l'exploit de nuancer le propos, avec brio). Les Broods sont une race extraterrestre calquée sur ce que propose la saga cinématographique Alien, et la colonisation à travers des hôtes/victimes à travers la galaxie est le modus operandi unique et granitique de créatures dont l'impératif génétique correspond à nous autres, défenseurs de la Vie, majuscule de rigueur, et des libertés individuelles, au mal le plus profond. Cet aspect là du mal est d'autant plus utile de nos jours qu'une certaine surenchère dans la violence et le spectacle obligent les artistes à placer la barre très haute. La folie, la déraison, sont souvent convoquées pour proposer une version du mal absolu qui autrement serait contesté immédiatement. Le Joker en est un bon exemple. N'étant plus responsable de ses actes, car guidé par une démence furieuse et de plus en plus malsaine, on peut lui attribuer les crimes les plus atroces, sans qu'une remise en question ne soit nécessaire. Marvel use du même artifice avec le Green Goblin, ou Carnage, dont les exactions empirent avec les ans, à mesure que le sens logique, la raison, abandonnent totalement ces personnages maléfiques. Ce qui est de l'ordre de l'absence totale de raison peut être aussi idéalement remplacé par la non conscience totale, c'est à dire la bestialité, la sauvagerie, dénuées de toute trace d'humanité, telle que nous la concevons. Cela permet l'apparition de figures comme Doomsday, qui ravage tout sur son passage, avant de tuer (provisoirement) Superman. Inversement, atteignons avec aisance le point Goodwill avec le Crâne Rouge. Pas de folie (apparente) ici mais un plan diabolique, des convictions eugénistes et haineuses, ce qui en fait un personnage avec lequel il devient impossible d'entrer en empathie, d'évoquer des circonstances atténuantes (autrement c'est au lecteur de commencer à se poser les bonnes questions...)
Le mal est aussi et très souvent beaucoup plus modeste. Plus qu'un concept métaphysique ou idéologique, c'est un comportement, généralement vu à l'aune de ce qui est la loi en vigueur, qui fait qu'un personnage se retrouve du mauvais coté de l'échelle des valeurs. On parlera alors de criminalité urbaine, de micro société criminelle. Wilson Fisk est un être mauvais, foncièrement, mais on ne peut placer le curseur de ses ambitions et de sa noirceur à la hauteur d'un Carnage ou d'un Crâne Rouge. Spider-Man a passé des décennies à lutter contre des mafieux, des trafiquants sans scrupules, mais ceux-ci n'ont pas vocation à ouvrir le feu sur des innocents à tout bout de champ, ou à souhaiter commettre des génocides. Beaucoup aimeraient mettre la main sur le butin du jour, se remplir les poches pour s'assurer une retraite bien confortable, ou encore accéder à des responsabilités politiques ou économiques pour un jeu de pouvoir. Nous avons le micropojet des gangs de quartiers, ou des mercenaires attirées par une bonne prime (Tarantula, Crossbones, L'Homme aux échasses...) et le macroprojet ce celles et ceux qui utilisent ces moyens pour un objectif final plus ample, comme une domination quasi mondiale (la Maggia, l'Hydra). Fatalis occupe un pan à part de toute la littérature "méchante" chez Marvel, puisqu'il serait possible de le placer dans toutes les catégories, selon ce que le scénariste du jour a décidé de lui attribuer, comme méfaits.
Mais toujours le mal est le contrepoint, celui qui permet au héros d'affirmer ses caractéristiques positives, et au lecteur de se rassurer, de se sentir placé du bon côté de la frontière. Quand Bullseye (lui aussi à ranger dans les personnages atteints de démence, donc justifié de plus ou moins toutes les exactions) assassine sur commande ou par plaisir, Daredevil prouve sa grandeur d'âme en ne tuant pas son adversaire, et le lecteur respire quand l'infâme criminel mord la poussière. Quand Batman rattrape le Joker et parvient à le faire entrer (pour la trois centième fois) à l'asile d'Arkham, même processus. Le Dark Knight réaffirme sa primauté, sa force, sa mansuétude (et quelle patience il faut pour ne pas en finir avec ce clown dégénéré) et le lecteur est à la fois apaisé (retourne chez les dingues, c'est ta place!) tout en n'étant pas dupe de l'évasion à venir. Le mal, comme ressort narratif, pour créer de la tension, de la division, pour interroger nos limites et nos valeurs, pour (re)penser notre société dans toutes ses composantes, pour apprécier davantage le bien, pour exorciser aussi ce qui reste des choses inavouables tapies en chacun de nous, et qui repointent régulièrement à la lumière du jour, attendant d'être chassées de nouveau dans les ténèbres de ce qu'on ne pourrait pas, jamais, accepter vraiment. Vive les super méchants, pourvu qu'ils soient super punis?
Suivez-nous 24H/24 sur www.facebook.com/universcomics