Mille petits riens de Jodi Picoult

Par Lettres&caractères

Avez-vous déjà été confronté à un choix qui vous met en porte à faux, quelle que soit l’option retenue ? Vous savez bien : « pile tu gagnes, face je perds ». Ce choix perdant-perdant a conduit Ruth, une sage-femme afro-américaine devant la justice pour répondre du chef d’accusation de meurtre sur la personne de Davis, un bébé mort à la clinique où elle travaillait.

Mille petits riens de Jodi Picoult (éditions Actes Sud)

Mais que reproche-t-on au juste à l’infirmière ? De ne pas avoir porté secours au bébé en détresse alors qu’une note de service lui avait formellement interdit d’approcher cet enfant d’un couple de suprémacistes blancs, à cause de la couleur de sa peau ? Ou au contraire d’avoir tenté de le ranimer alors qu’il lui était strictement interdit de le faire, justement à cause de cette note de service pondue à la hâte après que Turk Bauer, le père de Davis, ait fait connaître son souhait d’interdire tout contact entre la sage-femme noire et la mère et l’enfant ? Ruth a-t-elle tout tenté pour sauver le bébé, quitte à désobéir à sa hiérarchie ou l’a-t-elle laissé mourir par haine profonde pour ce que ses parents représentent ? C’est à la justice de se prononcer sur cette affaire d’homicide mais sans que jamais la question raciale ne vienne sur le tapis. Ruth n’est pas victime d’un acte raciste, Ruth est une meurtrière assoiffée de vengeance, nuance ! Mais si Ruth avait été blanche, aurait-elle été poursuivie pour les mêmes faits ? Comment est-il possible d’éluder la question raciale quand elle est au cœur même du drame qui s’est joué dans cet hôpital ? Ca paraît aberrant, bien évidemment mais pas pour l’avocate de Ruth qui tente par tous les moyens de convaincre sa cliente de ne pas avancer sur ce terrain miné. La justice américaine n’aime pas que l’on mette sur la table des actes supposés racistes, que l’on se cache derrière cette excuse bidon. Elle n’aime pas non plus qu’on lui renvoie à la figure des histoires de discrimination raciale. Pas en Amérique, plus aujourd’hui.

En reconduisant Howard au bureau, je lui décris ce que nous recherchons.
– Les femmes d’un certain âge sont souvent des jurés sensibles aux arguments de la défense. Elles ont beaucoup d’empathie, beaucoup d’expérience, moins de préjugés et, en général, elles ne font pas de quartiers aux jeunes durs à cuire comme Turk Bauer. Sinon, méfie-toi de la génération du millénaire..
– Pourquoi ? demande Howard d’un ton surpris. Les jeunes sont censés être moins racistes, non ?
– Tu veux dire : les jeunes comme Turk ? C’est la génération du moi d’abord. Ils ont l’impression que le monde tourne autour de leur petite personne et il prennent toutes leurs décisions en fonction de ce qui est en train de se passer dans leur vie et de l’impact que cela aura sur eux. En d’autres termes, ce sont des monstres d’égocentrisme.
– Ok, c’est noté.
– Idéalement, nous recherchons aussi un juré avec un niveau social élevé parce que ce sont de tels jurés qui ont tendance à influencer les autres membres du jury pendant les délibérations.
– Bref, on est à la recherche d’une licorne, plaisante Howard. Un hétéro blanc, ouvert au monde et hypersensibilisé à la question raciale.
Il peut très bien être gay, dis-je sérieusement. Gay, juif, de sexe féminin. Tout ce qui pourra faire vibrer leur corde de victime potentielle de discrimination jouera en faveur de Ruth.

Alors, petit à petit, Ruth va tout faire pour amener son avocate blanche à voir le monde à sa manière : une femme noire respectable mais qui, toute sa vie durant, devra faire face à un racisme ordinaire lui rappelant qu’elle n’est pas l’égale des blancs, malgré ses efforts, malgré son mérite, malgré son expérience. Respectable mais pas toujours respectée. Sa rencontre avec les parents de Davis ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. Il n’y a pas que les suprémacistes blancs qui traitent les noirs comme des moins que rien. Si eux l’assument et le revendiquent ouvertement, d’autres agissent de manière plus subtile, moins visible, moins condamnable en apparence. Ce qu’aborde ce roman sur fond de tragédie et de bataille judiciaire, ce sont tous ces actes du quotidien, ces mille petits riens qui transforment le quotidien des citoyens noirs en parcours du combattant semé d’hypocrisie, de discriminations, de défiance, de méfiance, d’inégalités, d’injustices, d’ignorance et de bêtise.

Mille petits riens est un roman résolument américain avec sa vision légèrement manichéenne des choses et sa fin très hollywoodienne. On pourrait lui reprocher son manque de subtilité sur ces points mais ça n’en reste pas moins un livre qui marque son lecteur au fer rouge. Mieux, c’est un livre qui rend heureux, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Heureux parce qu’il secoue notre bonne conscience, interroge nos valeurs et nos projets pour la société, nous oblige à nous positionner, à faire notre autocritique et en définitive nous aide à grandir et nous élever. En adoptant le registre du roman choral, Jodi Picoult ne nous laisse pas le choix, il nous faut affronter nos démons en entrant dans la tête du père, nos maladresses à travers le regard de l’avocate de Ruth et la sourde colère qui bouillonne depuis toujours dans le cœur de Ruth. C’est forcément très dérangeant, à tel point qu’on a envie de libérer la parole après sa lecture, envie de le partager, d’échanger à son propos, de trouver les mots pour… Et peut-être aussi, de semer la graine pour mieux en récolter les fruits. Un livre à lire passionnément et à partager sans modération.



L’ESSENTIEL

Couverture poche de Mille petits riens de Jodi Picoult

Mille petits riens
Jodi PICOULT
Editions Actes Sud GF et poche (collection Babel)
Sorti en GF le 05/10/2016 et en poche le 04/09/2019
663 pages 

Genre : roman contemporain
Personnages : Ruth et son fils Edison, Kennedy son avocate, Les Bauer (les plaignants)
Plaisir de lecture :
Recommandation : oui
Lectures complémentaires : American dirt de Jeannine Cummins, Mur Méditerranée de Louis-Philippe Dalembert, Là d’où je viens a disparu de Guillaume Poix, 19 femmes de Samar Yazbek, Girl d’Edna O’Brien

RÉSUMÉ DE L’ÉDITEUR

Ruth Jefferson est sage-femme depuis plus de vingt ans. C’est une employée modèle. Une collègue accommodante. C’est aussi la seule Afro-américaine de son service. Le jour où un couple de suprémacistes blancs demande à ce qu’on lui interdise tout contact avec leur bébé, Ruth est choquée de voir sa hiérarchie accéder à leur requête. Quand le nourrisson décède quelques jours plus tard, c’est elle qui est pointée du doigt. Accusée de meurtre, Ruth va devoir répondre de ses actes devant la justice. Mais sa couleur de peau ne la condamne-t-elle pas d’avance ?


TOUJOURS PAS CONVAINCU ?

3 raisons de lire Mille petits riens

  1. Parce que son énorme succès est largement mérité
  2. Parce que c’est un roman capable de plaire au plus grand nombre
  3. Parce que les thèmes développés forcent l’empathie

3 raisons de ne pas lire Mille petits riens

  1. Si vous redoutez les pavés
  2. Si la littérature qui traite les maux de l’Amérique ne vous intéresse pas
  3. Si vous cherchez une oeuvre plus intellectuelle que populaire sur le sujet

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