Le silence d’Isra de Etaf Rum

Par Krolfranca
Le silence d'Isra

A woman is no man (in english)

Etaf Rum

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Diniz Galhos

Les éditions de l'observatoire

2020, 429 pages

" Peut-être ne comprenait-on les choses que lorsqu'il était déjà trop tard. "

J'ai d'abord repéré la couverture...

Mariée de force en Palestine, Isra devra abandonner sa famille pour suivre celle de son mari aux Etats-Unis. Ce continent pourrait-il offrir une vie meilleure ? Que nenni ! Les femmes et les hommes se font fort de perpétuer les traditions ancestrales.

J'ai été tout d'abord étonnée parce que je ne m'attendais pas du tout à ce type de roman. Je m'explique.

C'est un page-turner incroyable, quand on commence, on peine à le poser. L'auteure sait très bien maintenir le suspense en alternant les chapitres entre les trois générations de femmes. Il y a environ 20 ans entre les narrations et évidemment, l'auteure stoppe souvent un chapitre à un moment crucial. On apprend ainsi d'une période à une autre ce que fut la vie d'Isra mais aussi celle de sa belle-mère et de sa fille.

Il y a des secrets bien cachés qui surgissent au moment propice, et si l'on devine l'un, on ne devine pas toujours l'autre. Là encore, l'auteure a le sens de l'intrigue. On ne croirait pas lire un premier roman, elle maîtrise parfaitement l'art du rebondissement.

Bref, je m'attendais à tourner les pages moins rapidement, à lire quelque chose de moins romanesque.

Cela ne veut pas dire que je n'ai pas aimé. Qu'on ne se méprenne pas.

Il est indéniable que ce roman prend sa source dans la vie de l'auteure, elle-même d'origine palestinienne, elle-même mariée très jeune. Cela lui donne d'ailleurs un certain crédit, rend le roman authentique. Car, il serait facile de penser que l'auteure en fait un peu trop, qu'il n'est pas possible que des femmes aujourd'hui vivent comme il y a cinquante ans (voire plus), perpétuent les traditions et acceptent cette soumission perpétuelle à l'homme, et tout ceci en plein cœur de Brooklyn. Mais que savons-nous de ce que vivent les autres ? Que cachent les portes closes ?

Alors, en bonne occidentale que je suis, j'ai été révoltée par la violence des hommes, par l'abnégation des femmes, et surtout par les mères qui obligent leurs filles à suivre le même chemin qu'elles.

Les personnages sont particulièrement attachants parce qu'ils sont pétris de sentiments multiples et souvent contradictoires. Ils sont humains. Bon, d'accord, les personnages masculins ne sont pas à la fête (même si le beau-père tient un discours plus acceptable vers la fin du roman). Mais les personnages féminins sont partagés entre honte, culpabilité, peur du regard de la communauté, respect des traditions, révolte, soumission, acceptation, obéissance, peur pour leurs filles.

La lecture tient une place prépondérante dans ce roman, elle sauve les personnages féminins de leur triste sort, ou plutôt elle leur permet d'échapper à leur condition le temps d'un roman. Le reste du temps, c'est cuisiner, frotter, récurer, élever les enfants et subir la violence du mari.

" Elle avait enfin compris. La vie n'était rien de plus qu'une méchante blague pour les femmes. Une blague qui était loin de la faire rire. "

Les dialogues sont à mon sens, ce qui est le plus réussi dans ce roman, ils sonnent justes, ils sont intelligents et soulignent la complexité des situations et des relations. Ces femmes sont tiraillées entre leur amour pour leur famille et leur soif d'émancipation, entre leur désir de dire et leur raisonnable silence, entre leur ignorance du monde et leur quête d'amour. Obéir ou souffrir ?

" - Les Contes des mille et une nuits. C'est celui que je préfère. (...)

- C'est plein de génies et de vizirs, des choses qui n'existent pas. Je préfère les histoires qui parlent de la vraie vie.

- Mais ça parle de la vraie vie, insista Isra. Ça parle de la force et de la ténacité des femmes. Personne ne demande à Schéhérazade d'épouser le roi. C'est elle qui se propose, au nom de toutes les femmes, afin de sauver toutes les musulmanes en âge de se marier. Ces histoires qu'elle raconte pendant mille et une nuits, c'est la résistance. Sa voix est une arme, qui illustre le pouvoir extraordinaire des histoires en général, et la force des femmes en tant qu'individus. "

Le déracinement est aussi un thème fort dans ce roman, il touche tous les personnages, masculins comme féminins. Que fait-on dans un pays dont on ignore la langue, et dont la façon de vivre nous effraie, mais qui nous donne un toit, du chauffage, et de quoi manger à sa faim ? Peut-on revenir en arrière ? Repartir au pays ? Et comment élever des filles qui doivent rester vierges jusqu'au mariage dans un pays de libertés ?

" Il n'y a aucun talent requis pour être heureuse : inutile d'avoir la moindre force de caractère, le moindre trait un peu extraordinaire. C'est surtout le mécontentement qui entraine la création, la passion, le désir, le défi. Les révolutions n'ont pas lieu dans le bonheur. Je pense que c'est la tristesse, ou à tout le moins l'insatisfaction qui est à l'origine de tout ce que ce monde a de plus beau. "