Georges Simenon : Les Gens d’en face

Par Lebouquineur @LBouquineur

Georges Simenon est un écrivain belge francophone (1903-1989). L'abondance et le succès de ses romans policiers (notamment les « Maigret ») éclipsent en partie le reste d'une œuvre beaucoup plus riche. Simenon est en effet un romancier d’une fécondité exceptionnelle, on lui doit 192 romans, 158 nouvelles, plusieurs œuvres autobiographiques et de nombreux articles et reportages publiés sous son propre nom et 176 romans, des dizaines de nouvelles, contes galants et articles parus sous 27 pseudonymes !

Les Gens d'en face, paru en 1933, n’est pas un Maigret ! Georges Simenon fait un court voyage en URSS durant l’été 1933, autour de la Mer Noire, et il réside une semaine à Odessa (en République socialiste d'Ukraine) où, escorté d’un guide accrédité il peut entrevoir l'état de la ville durant les grandes famines du début des années 1930. Le roman est tiré de ce séjour mais l’écrivain de déclarer : « Les gens sont vrais. L’histoire est vraie. Ou, plutôt, chaque détail est vrai mais l’ensemble est faux… (…) C’est un roman, voilà ! »

Batum, port sur la Mer Noire. Adil bey, nouveau et jeune consul turc, vient d’y être nommé en poste à la suite du décès brutal du précédent titulaire. Il fait connaissance du cercle étroit de ses alter-égo, le couple Pendelli représentants Italiens, les Amar pour la Perse ainsi que de John, correspondant d’un journal américain. Ne parlant pas le russe, Adil bey doit s’en remettre à Sonia, sa jeune secrétaire et interprète.  

Bien vite le pauvre jeune homme, bien naïf il faut aussi le dire, va réaliser dans quel guêpier il s’est fourré ! Le décès de son précédent collègue s’avère plus que suspect, Sonia vit avec son frère (membre de la Guépéou) et sa femme dans l’appartement dont les fenêtres donnent sur son logement, le couple passant son temps à l’espionner incidemment… La tension va s’accentuer quand après avoir reçu un compatriote en situation délicate, celui-ci est fusillé ; Sonia étant la seule présente lors de l’entretien, elle seule pouvait le dénoncer, à partir de ce jour la santé d’Abil bey se dégrade lentement, un empoisonnement à l’arsenic…

Tout le roman baigne dans une ambiance pesante et étouffante, que ce soit le contexte/les décors ou les rapports psychologiques entre les acteurs, le lecteur souffre pour ce malheureux consul qui semble englué dans une sinistre aventure.

Le contexte, une ville qui n’est plus que l’ombre de sa splendeur passée, les boutiques sont fermées et celles qui ne le sont pas n’offrent que pénurie aux longues queues de clients potentiels ; les gens meurent de faim, littéralement et la peur est générale (« Un père qui voit arrêter son fils devant lui ne se permet même pas de demander pourquoi »). Le consul doit affronter une lourde bureaucratie figée et sourde à ses demandes, subir des brimades, l’impression de parler aux murs. La critique du système politique et social est sans appel.

A ces circonstances anxiogènes s’ajoutent les tourments psychologiques dans la pauvre tête du Turc. Pour l’essentiel, disons qu’il va devoir composer avec deux réalités contradictoires, il sait que Sonia (devenue sa maîtresse entretemps) l’empoisonne à petits feux mais il en est amoureux et va tenter de lui faire quitter l’URSS clandestinement. Vous devinez qu’un pauvre petit consul face à l’écrasante machine soviétique qui a des yeux et des oreilles partout est bien mal barré…

Le portrait de Sonia est fort intéressant. Aux questions du consul sur les conditions de vie difficiles de ses compatriotes, elle a toujours une réponse dictée par la doxa officielle. Conditionnée, endoctrinée, sa logique la pousse sans broncher à empoisonner Adil bey, comme son prédécesseur, symboles d’un type de société honnie par le pouvoir etc. Quant à sa relation intime avec le jeune homme, d’abord par devoir patriotique, elle évoluera peut-être in fine vers quelque chose de plus sincère, mais en vain. Ici personne ne peut traverser en dehors des clous.

Un bon roman comme on n’en doutait pas en l’ouvrant.