Massin face à ses lettres chéries.
La Saint-Nicolas 2013 avait été particulièrement réjouissante pour les adeptes de graphisme à Bruxelles. Pascal Lemaitre avait invité l'"éminent typographe Massin" à s'exprimer dans le cadre de l'atelier d'illustration qu'il dirige à l'ENSAV La Cambre. "Chères et chers", écrivait-il", "le 6 décembre à 14 heures, Massin viendra nous parler de "La Cantatrice chauve" et de "L'Audition colorée". Tout le monde est le bienvenu. Il a travaillé avec Queneau, Ionesco, Tardieu, Prévert, Étaix, André François, Gallimard,... en fait, ce serait plus simple de faire la liste des gens avec qui il n'a pas travaillé." Massin, le dieu des typographes et des amateurs de graphisme et de mise en pages, venait de Paris à Bruxelles. Il était attendu. L'auditoire était plein plein plein. Et il en a pris plein plein plein la vue et les oreilles. L'orateur avait alors 88 ans! Il en paraissait au moins vingt de moins.
On a appris ce week-end le décès de Massin, dont on avait presque oublié qu'il se prénommait Robert, à l'âge de 94 ans. Le graphiste, directeur artistique, typographe et auteur était né le 13 octobre 1925 à La Bourdinière-Saint-Loup (Eure-et-Loir). Il est mort le 8 février 2020 à Paris. On gardera de lui le fait qu'il a révolutionné l'aspect graphique de l'édition. Couverture, mise en pages, typographie, etc. et cela depuis les années 50. Sa patte unique, il l'a apposée sur des centaines de livres, reconnaissables au premier coup d'œil. Et tous les graphistes d'aujourd'hui lui doivent quelque chose.
"La cantatrice chauve" de Ionesco ou un poème de Verlaine,
Massin mettait des images dans les mots.
Pour lire un extrait d'"Un moi à l'autre" et en apprécier la typo, c'est ici.
En passant, Massin signale les résurgences d'un style à l'intérieur d'un autre, posant son regard aussi bien sur l'architecture, la chevelure, le mouvement, le goût des ruines et la place des femmes dans l'art nouveau. La grande réussite de ce livre foisonnant et enjoué est de montrer que les mouvements artistiques comportent aussi des dimensions idéologiques, culturelles, théologiques, littéraires et cosmétiques.
2003
1993
C'est en 1970, juste après Mai 68, que paraît la première version de "La Lettre et l'image. La figuration dans l'alphabet latin du VIIIᵉ siècle à nos jours" (Gallimard, 304 pages, 1083 illustrations), avec une préface de Raymond Queneau. Suivra une nouvelle édition revue et augmentée en 1973, avec un avant-propos inédit de l'auteur pour celle de 1981. Encore une nouvelle édition modifiée et augmentée d'un commentaire de Roland Barthes en 1993, cette dernière version étant gratifiée d'une nouvelle couverture en 2003.Voici ce qu'en dit Massin, l'auteur:
"Les lettres ont d'abord été des images.Comme on sait, le mot "alphabet" a été formé à partir des lettres aleph et beth, qui représentent respectivement, dans leur graphie ancienne, une tête de taureau (à l'envers) et une maison, dont le tracé emprunte à un hiéroglyphe égyptien où l'on peut reconnaître notre b couché.C'est ainsi que, du Moyen Âge jusqu'à nos jours, on retrouve ces alphabets faits de lettres-fleurs, de lettres-animaux, de lettres-hommes ou de lettres-objets. Et la publicité contemporaine fait fréquemment appel à ces alphabets animés qui réintroduisent dans la lettre une image visible.Notre propos aura donc été de prendre en compte cette pérennité à travers le temps et l'espace, à l'aide d'enjambements parfois audacieux et de rapprochements imprévus.De cette démarche (qui paraîtra à certains singulière), on ne trouvera pas mention dans les dictionnaires et les encyclopédies, non plus (sinon très fragmentairement) dans les histoires de l'art et de la communication. C'est cette lacune que vient combler ce livre, en proposant une somme encyclopédique qui nous offre de cette conception animiste du monde des exemples savoureux et ludiques."
Si Massin a publié chez Albin Michel, c'est à Gallimard que son nom est indéfectiblement lié. Engagé en 1958 par le tout nouveau directeur général de Gallimard, Claude Gallimard, il va y travailler longtemps et transformer l'image de la maison de la rue Sébastien Bottin. Il redessine le logo "NRF", retire le terme "librairie" des couvertures. Son style s'impose avec les collections de poésie et de théâtre. "Exercices de style" ou "Cent mille milliards de poèmes" de Raymond Queneau, "La Cantatrice chauve" d'Eugène Ionesco deviennent des classiques en matière de direction artistique. C'est lui qui imagine l'identité visuelle des couvertures de la nouvelle collection poche de l'éditeur, Folio, un fond blanc et une illustration.
Mais en 1979, Massin est débauché par Hachette à la grande colère de Gallimard. Il y reviendra toutefois, indirectement, via Denoël, où il reste deux ans. Il est désormais freelance et travaille pour une dizaine d'éditeurs comme Albin Michel, Robert Laffont, Hoëbeke.
Massin crée ensuite l'association "Typographies expressives".
Il écrit
- des ouvrages de réflexion sur le graphisme: "La mise en pages" (Hoëbeke, 1991), "Azerty, l'alphabet du monde" (Gallimard, 2004);
- des essais: "Comment je suis devenu graphiste" (autoédité), "Style et Écriture: Du rococo aux arts déco" (Albin Michel, 2001);
- des romans, "La branle des voleurs" et "Les compagnons de Marjolaine" (La Table Ronde, 1983 et 1985), "La dernière passion" (Albin Michel, 1988), "La cour des miracles" (Payot, 1991);
- des livres de mémoires ("Une enfance ordinaire" et "Le pensionnaire" (Gallimard, 1972 et 1974);
- un "Journal en désordre 1945-1995" (Robert Laffont, 1996);
- son autobiographie, "D'un moi l’autre: une traversée du siècle" (Albin Michel).
Massin a aussi été actif en littérature de jeunesse.
Massin/Benjamin Rabier
Cet album découpé en trapèze pour mieux jouer avec la perspective réunit les cris de douze animaux en dix langues. Une succession d'onomatopées, ludiques et documentaires, née de la rencontre du graphiste Massin avec les illustrations de Benjamin Rabier, organisées en une joyeuse ménagerie parlante.
Tanka
L'autobus arrive
Un zazou à chapeau monte
Un heurt il y a
Plus tard devant Saint-Lazare
Il est question d'un bouton
Cette brève histoire est racontée quatre-vingt-dix-neuf fois, de quatre-vingt-dix-neuf manières différentes. Mise en images, portée sur la scène des cabarets, elle a connu une fortune extraordinaire.