INTERVIEW – Kan Takahama: « Pour adapter L’amant, j’ai préféré faire parler les images plutôt que les bulles »

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Une version BD de « L’amant » vient de paraître aux éditions Rue de Sèvres. C’était un sacré défi d’oser s’attaquer à ce classique de la littérature française, Prix Goncourt en 1984. D’autant plus que le roman autobiographique de Marguerite Duras, qui raconte l’histoire d’amour qu’elle a vécu avec un banquier chinois lorsqu’elle n’avait que 15 ans, a été transposé de manière mémorable au cinéma par Jean-Jacques Annaud. Mais le challenge n’a pas effrayé l’autrice japonaise Kan Takahama. Son adaptation graphique est d’une grande délicatesse, avec des traits très fins et des couleurs pleines de douceur. Elle signe une BD dont se dégage à la fois de la sensualité et une certaine mélancolie, à l’image de ce que ressent la jeune Marguerite dans le roman. En même temps, Kan Takahama est sans doute l’une des mangaka les plus européennes dans sa manière de dessiner et de raconter des histoires. Il y a deux ans, elle a notamment mis en images la vie d’une inspectrice du Guide Michelin dans « Le goût d’Emma ». Ce qui ne l’empêche pas d’être aussi capable de raconter des histoires typiquement japonaises, comme le prouve son manga « Le dernier envol du Papillon », qui raconte l’histoire d’une geisha au 19ème siècle.

Est-ce que vous avez été surprise lorsqu’on vous a proposé d’adapter « L’amant » en bande dessinée?

En réalité, ce livre n’est pas à proprement parler une commande de la maison d’édition. Je connais Nadia Gibert, mon éditrice chez Rue de Sèvres, depuis très longtemps. Lorsqu’elle travaillait chez Casterman, elle avait déjà publié certains de mes ouvrages. Il y a un peu moins de deux ans, lorsqu’on s’est vus en France avec Nadia, on a donc réfléchi à un nouveau projet dans lequel on pourrait se lancer ensemble. Or, il se trouve qu’à ce moment-là, elle venait de publier une adaptation BD de « Bonjour tristesse », le roman de Françoise Sagan. On a donc cherché quel autre livre pourrait figurer dans cette même collection. C’est comme ça que l’idée d’adapter « L’amant » est née.

C’est un livre que vous connaissiez bien?

Oui, je l’avais lu lorsque j’avais 17 ans et il m’avait laissé une forte impression. J’étais encore très jeune à cette époque-là et j’avais été attirée par le fait de lire quelque chose qui me paraissait un peu en-dehors de la morale. Cela m’a permis de découvrir un monde plus adulte et d’en apprendre davantage sur les relations amoureuses.

Est-ce que vous vous étiez identifiée au personnage de Marguerite?

Non, je ne peux pas dire ça, dans la mesure où je n’avais pas vécu ce genre de relations amoureuses difficiles à cette époque-là. Je n’avais pas non plus souffert de critiques venant des autres ou de la société. Je n’avais pas ce sentiment de désespoir face à la vie. Mais en même temps, j’avais quand même l’impression d’avoir des points communs avec Marguerite Duras. Notamment parce que ma mère était enseignante comme la sienne et parce que mon père était parti comme le sien. A l’époque, j’ai vraiment vécu ce livre comme une découverte. Le style d’écriture me plaisait beaucoup aussi. C’était quelque chose de très nouveau pour moi.

Avec le recul, vous avez sans doute lu ce livre un peu différemment. Au moment de l’adapter en BD, cela ne vous a pas dérangé de mettre en images une histoire d’amour entre une jeune fille de 15 ans et un homme plus âgé?

Non, parce que pour moi, il s’agit d’une histoire traversée par des sentiments très fins et très profonds. Même si lui est effectivement un peu plus âgé qu’elle, il a malgré tout quelque chose de juvénile parce qu’il a été élevé dans une famille riche et qu’il ne connaît pas grand-chose du monde et de la vie. Pour moi, c’est plutôt une relation entre deux personnages proches de l’enfance.

Quand vous avez choisi d’adapter « L’amant » en bande dessinée, est-ce que ça a été difficile pour vous de vous éloigner du roman? Ou même du film?

Bien sûr, j’ai vu le film et je dois reconnaître qu’il m’a laissé des images fortes en tête. Au début, j’y ai effectivement pensé par moments mais assez vite, quand je me suis mise à travailler sur la BD, je me suis inspirée de ce que je ressentais moi-même par rapport au roman. Je me suis également appuyée sur des documents que j’avais rassemblés de mon côté, notamment en me rendant au Vietnam, là où se déroule le roman de Marguerite Duras. C’est ce qui m’a permis de m’éloigner du film.

Dans votre BD, on a l’impression que les personnages ont toujours très chaud. C’est ce que vous avez ressenti lorsque vous étiez là-bas?

Effectivement, il faisait très chaud! On était toujours en sueur et les vêtements nous collaient à la peau. Lorsque j’étais sur place, j’ai eu l’impression de mieux comprendre les mots de Marguerite Duras. Je les ai vraiment ressentis.

Vous parlez des mots mais dans votre BD, vous avez surtout choisi de privilégier le côté visuel. Plusieurs scènes sont carrément dénuées de dialogues…

C’est vrai. Pour cette adaptation, j’ai préféré faire parler les images plutôt que les bulles.

Selon vous, comment cette BD va-t-elle être reçue au Japon?

Je ne le sais pas encore, parce qu’elle sort seulement demain en librairie là-bas. En réalité, c’est très difficile de prévoir quel accueil ce livre va recevoir parce que les bandes dessinées entièrement en couleurs sont très rares au Japon. C’est très inhabituel aussi de mettre en images un roman français contemporain. Et c’est encore plus inhabituel de publier un livre qui se lit dans le sens de lecture occidental, comme ce sera le cas pour la version japonaise de « L’amant ». C’est pour toutes ces raisons que je pense que mon éditeur japonais est un peu inquiet pour le moment.

D’où vient votre intérêt pour la culture européenne?

A l’université, j’ai choisi le Français en deuxième langue. Du coup, j’ai été attirée par cette culture et plus tard, j’ai été en résidence pendant un mois en France. Aujourd’hui, cette relation avec la France perdure puisque je me suis mise à travailler avec des éditeurs français. J’ai donc l’occasion d’y venir régulièrement.

Cela veut dire que vous allez adapter d’autres romans français?

Pas tout de suite, car j’ai beaucoup de projets en cours! Le prochain projet qui devrait aboutir, sans doute vers le milieu de cette année, est une bande dessinée sur le Dalaï Lama. Ce sera bien plus qu’un livre sur le bouddhisme, car il s’agira d’un livre sur le Tibet et sur ses problèmes avec la Chine. C’est une BD qui paraîtra aux éditions Florent Massot, sur base d’un scénario écrit par Sofia Stril-Rever. Cette autrice a beaucoup travaillé avec le Dalaï Lama et elle a déjà écrit plusieurs livres sur ses enseignements. Le dernier en date s’appelle « Faites la révolution ». Mais dans le cas de la BD, ce sera davantage une histoire qui portera sur la question tibétaine. L’éditeur et la scénariste pensent que le fait de publier un manga sur ce sujet sera une bonne manière de toucher un public plus jeune, parce qu’ils ont l’impression que ce public est aujourd’hui moins au courant de ce qui se passe au Tibet. Ce livre sera donc une bonne manière de les informer.

Vous pouvez en dire plus sur vos autres projets en cours?

Je travaille également sur deux autres projets: l’un tournera autour de la mode et l’autre sera consacré à ce qu’on appelle les « outsiders ». C’est un terme qu’on utilise notamment dans l’art brut, mais dans mon cas, je vais m’intéresser à une personne qui est capable de sentir les tremblements de terre avant qu’ils ne se produisent. Ce don peut évidemment être très intéressant pour éviter les problèmes dans le secteur nucléaire.

Vous êtes décidément une autrice surprenante puisqu’il y a quelques années, vous aviez également consacré une BD à une inspectrice du guide Michelin, qui s’appelait « Le goût d’Emma ». Comment vous étiez-vous retrouvée dans ce projet?

C’était déjà via Florent Massot, avec lequel je travaille actuellement sur le livre sur le Dalaï Lama. A l’époque, il était directeur éditorial aux Arènes. C’est cette maison d’édition qui m’a contactée pour me proposer ce scénario écrit par une ancienne inspectrice du guide Michelin et par une autre autrice. L’idée venait de Laurent Muller, qui est le directeur du département bande dessinée aux Arènes, et qui souhaitait travailler avec un auteur de manga sur ce projet. J’ai trouvé ça intéressant et c’est parti comme ça.

Quels sont les auteurs de BD qui vous influencent?

Comme je ne lis pas le Français, je dois bien admettre que je n’ai pas lu beaucoup d’auteurs de BD francophones. Je m’intéresse donc essentiellement au dessin. A ce niveau-là, des auteurs comme Moebius ou Schuiten m’ont beaucoup marquée. Cela dit, d’autres auteurs beaucoup moins connus m’ont également laissé des impressions fortes.

Et si vous deviez adapter un autre roman en bande dessinée, ce serait lequel?

Actuellement, je n’ai pas d’autre projet d’adaptation de roman. J’ai mes scénarios et franchement, je préfère en général travailler sur mes propres histoires. Par contre, j’ai un ami au Japon qui trouve que ce serait une bonne idée pour moi d’adapter un roman de Michel Houellebecq. Mais ce n’est pas du tout un projet concret pour le moment, c’était juste une discussion entre amis! (rires)