Qui était l’homme derrière Big Brother?

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Orwell (Pierre Christin – Sébastien Verdier – Editions Dargaud)

« Big Brother is watching you. » Tout le monde connaît ce slogan inquiétant. Il est tiré du roman d’anticipation « 1984 », écrit par l’écrivain britannique George Orwell en 1948, trois ans après un autre best-seller, « La ferme des animaux », qui était lui aussi une satire féroce des régimes autoritaires. Plusieurs décennies avant l’invention de l’Internet et des réseaux sociaux, « 1984 » dénonçait déjà les dérives possibles de la société de l’information et les dangers du détournement des données personnelles, notamment par le biais de la redoutable « Police de la Pensée ». L’adjectif « orwellien » est d’ailleurs entré dans le dictionnaire pour désigner tout ce qui est de caractère totalitaire et manipulant l’information. Récemment, on a pu dire de la société Cambridge Analytica, par exemple, qu’elle menait des activités « orwelliennes ». Mais si le nom de George Orwell est passé à la postérité bien malgré lui, se souvient-on vraiment de l’homme qui se cache derrière ce pseudonyme? Né sous le nom d’Eric Blair dans l’Inde britannique en 1903, l’écrivain a vécu une véritable vie de roman. Même s’il appartient à ce qu’il appelle « la frange inférieure de la classe moyenne supérieure », cet esprit brillant est formé dans les écoles les plus prestigieuses, d’abord Saint Cyprian puis Eton, dans lesquelles il se retrouve confronté de plein fouet aux inégalités sociales. Le jeune Eric semble bien parti pour poursuivre ses études à Oxford, mais la vie de bureau n’est pas faite pour lui: il s’engage d’abord dans la police birmane, avant de partir combattre le franquisme aux côtés des républicains durant la guerre d’Espagne. A son retour au Royaume-Uni, il devient journaliste et multiplie les articles plaidant pour plus de justice sociale. Révolté permanent, il n’hésite jamais à payer de sa personne lors de ses reportages de terrain, allant même jusqu’à vivre dans la rue avec des sans-abris…

« Orwell » est la première biographie dessinée consacrée à l’auteur de « 1984 » et de « La ferme des animaux ». On peut s’en étonner en découvrant le parcours extraordinaire de George Orwell, car il s’agissait non seulement d’un grand écrivain engagé politiquement, mais aussi et surtout d’un homme en avance sur son temps. Avec le recul, on peut même dire que cet être un peu mystérieux, que ses amis qualifiaient d’anarchiste tory, était un visionnaire. Big Brother et la novlangue, apparus dans « 1984 », font plus que jamais partie de notre société moderne, faite de « fake news » et de détournements du langage. Pour oser s’attaquer au mythe Orwell, il fallait forcément un scénariste comme Pierre Christin. A 80 ans, l’auteur de « Valérian » a tenu à rendre hommage à un homme qui n’a cessé de l’inspirer tout au long de sa carrière. Il retrace son parcours de manière classique mais passionnante, avec comme très bonne trouvaille d’insérer dans son récit des véritables extraits des livres de George Orwell. On peut dire la même chose des dessins de Sébastien Verdier: eux aussi sont classiques mais efficaces, même si on peut regretter le choix du noir et blanc, qui n’apporte pas de véritable valeur ajoutée dans ce cas-ci. Heureusement, ses planches sont agrémentées par endroits de quelques touches de couleur. Et puis surtout, il y a plusieurs grands noms de la BD qui viennent mettre leur grain de sable, puisque des auteurs de la trempe d’André Juillard, Olivier Balez, Manu Larcenet, Blutch, Juanjo Guarnido et Enki Bilal s’immiscent dans les pages de cet album décidément étonnant. Un bel hommage à un grand journaliste, romancier et visionnaire, sans doute trop méconnu de ce côté-ci de la Manche.