L’été en poche (16): Continuer

Par Henri-Charles Dahlem @hcdahlem

En 2 mots:
Pour essayer de sortir son fils de la délinquance une mère l’emmène avec elle en randonnée équestre au Kirghizistan. Une expédition périlleuse, pour elle comme pour lui.

Ma note:
★★★★
(j’ai adoré)

Si vous voulez en savoir plus…
Ma chronique complète publiée lors de la parution du roman en grand format

Les premières pages du livre
« La veille, Samuel et Sibylle se sont endormis avec les images des chevaux disparaissant sous les ombelles sauvages et dans les masses de fleurs d’alpage ; les parois des glaciers, des montagnes, les nuages cotonneux, la fatigue dans tout le corps et la nuit sous les étoiles, sur le sommet d’une colline formant un replat idéal pour les deux tentes.
Et puis au réveil, lorsque Sibylle sort de sa tente, une poignée d’hommes se tient debout et la regarde. Il lui faut trois secondes pour les compter, ils sont huit, et une seconde de plus pour constater que les deux chevaux sont encore à quelques mètres, là où on les avait laissés hier soir. Samuel se lève à son tour, il ne comprend pas tout de suite. Il regarde sa mère et, à l’agressivité qu’il reconnaît dans la voix des Kirghizes quand ils se mettent à parler, à questionner en russe, et surtout parce qu’à sa façon de répondre il voit que sa mère a peur, il se dit que la journée commence mal.
Sibylle parle russe, c’est l’avantage d’avoir eu des grands-parents qui ont fui l’Union soviétique. Mais c’est comme si elle n’entendait rien de ce que lui dit l’un des types. Elle fixe un instant ses yeux bleus, son visage fermé, les autres avec leurs têtes noircies par le soleil et le travail – mais qu’est-ce que c’est leur travail? Sibylle sait qu’au Kirghizistan, voleur de chevaux est un travail qui a une tradition et une noblesse. Alors, pour l’instant, elle ne répond pas, ou seulement en posant d’autres questions, et les autres ignorent si c’est seulement sa voix et son accent qui déforment les mots qu’elle dit, ou si c’est bien la peur, l’émotion, le danger qu’elle ressent. Pendant ce temps, Samuel s’est levé, il a empaqueté ses affaires. Il démonte sa toile de tente et lance des coups d’œil à sa mère. On regarde les chevaux qui broutent de la luzerne un peu plus loin, en se disant qu’il faudra se rapprocher. Mais pour l’instant c’est le cercle des huit hommes qui se referme, se rétrécissant, se précisant comme les questions qui fusent, d’où venez-vous comme ça? Pourquoi vous venez dans ce pays où il n’y a rien à faire ? Pourquoi vous avez envie de marcher si haut dans les montagnes? Qu’est-ce que vous voulez? Pourquoi vous venez et pourquoi une femme se promène seule avec un garçon si jeune? Vous n’avez pas de mari? Il n’y a pas d’homme avec vous, non? Et vos chevaux, ils ont l’air robuste, vous les avez achetés où? À qui? Loin? Au marché à Osh? À Bichkek?
Sibylle et Samuel ne regardent pas le type pendant qu’il lance ses questions. Elle continue de parler en rangeant ses affaires – des gestes précis qu’elle ne pensait pas avoir déjà acquis, elle pourrait faire le paquetage les yeux fermés. Elle continue de poser des questions pour ne pas répondre à celles dont le débit se fait de plus en plus pressant. On a défait et rangé les tentes, sellé les montures, Samuel détache les chevaux, les hommes ne disent plus rien, ils ricanent, observent.
On décide de descendre et de rejoindre les paysans qui travaillent plus bas, d’aller vers les fermes, on se le dit en français – un instant le français devient comme un mur épais et puissant pour se protéger des autres, ceux-là qui maintenant parlent entre eux et se mettent à rire d’un rire mauvais et rageur. »

L’avis de… Jérôme Garcin (L’OBS)
« Après avoir montré, du monologue intérieur à la fresque polyphonique, de la petite à la grande histoire, l’étendue de ses dons, Laurent Mauvignier, prix du livre Inter pour «Apprendre à finir», s’essaie au roman d’aventures, et c’est palpitant de bout en bout. Même si l’on a vite compris que ce raid à cheval cache une expédition plus intime, celle que Sibylle Ossokine effectue dans son passé, beaucoup plus infranchissable et dangereux que les montagnes du Kirghizistan.
La prose, à la fois galopante et méditative, de Laurent Mauvignier mêle ces deux aventures, l’horizontale et la verticale, comme elle prolonge toutes les obsessions de ses romans précédents et leur thème récurrent: comment recoller des destins brisés, comment sortir de la guerre, comment faire la paix, comment «continuer»? »

Vidéo
Laurent Mauvignier présente son roman Continuer © Production Librairie Mollat

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