Les caractéristiques de l’espèce · Nathan Sellyn Tout piller, tout brûler · Wells Towers

Par Marie-Claude Rioux

Je vais faire deux pierres d’un coup. Le mois s’achève et la venue d’Electra a dangereusement compromis mon temps de rédaction de billets et de lectures. Son arrivée en plein challenge n’était pas l’idée du siècle... Pendant que je travaillais, madame lisait et pondait des billets. Oui, elle pond, la dame, et pas rien qu’un peu! Une poule pondeuse hyperactive. En comparaison, disons que je suis plutôt constipée. C’est tout dire!Mine de rien, j’ai lu. Parfois en cachette, parfois avant de fermer l’œil. Et j’ai lu du bon. De l’excellent, même. Les deux recueils dont je veux te parler ne datent pas d’hier. J’étais tombée dessus par hasard lors d’une chasse aux pépites en bouquinerie. Je n’avais jamais entendu parler de Nathan Sellyn. Quant à Wells Tower, j’avais lu une de ses nouvelles dans l’indispensable recueil 20 + 1. J’ai d’autant plus savouré chacun de ces recueils, puisque les deux auteurs n’ont malheureusement rien publié depuis.

Les caractéristiques de l’espèce

est LA pépite que j’attendais. LE recueil qui m’a tenu en haleine, les yeux collés aux pages du début à la fin. Pendant un mois entier de lectures de nouvelles, il fallait bien qu’un recueil se démarque du lot. Eh ben, c’est celui-ci!
Nathan Sellyn n’avait que vingt-quatre ans lorsqu’il a publié Les caractéristiques de l’espèce. D’être parvenu à un tel niveau de maîtrise force l’admiration. Fait non négligeable, il a étudié à Princeton, supervisé par Joyce Carol Oates. Y’a pire comme début!

Les treize nouvelles du recueil sont ancrées tantôt à Vancouver, tantôt à Toronto et tantôt à Montréal. C’est d’une violence crue, à vif. Pourtant, à aucun moment, la brutalité ne m’est apparue gratuite. La vengeance, la rage, l’homosexualité et l’homophobie, l’intimidation, la culpabilité, la peur, la honte et l’incommunicabilité sont autant de sujets abordés.L’agression sauvage et gratuite d’un étudiant («Mauvais lac pour la pêche») ou le suicide d’un homme dans un Home Depot («Vous voulez gagner») m’ont coupé le souffle. Les retrouvailles dun père et de son fils, dans «À votre bon cœur»,m’ont époustouflée. L’adresse avec laquelle il juxtapose une émission de téléréalité, du genre Loft Story sauce animalière, avec une attaque terroriste au centre-ville de Toronto, esttout simplement brillante («Les caractéristiques de l’espèce»). La tournure inattendue d’une soirée échangiste, dans «Quelques notes de retard», m’a totalement pris au dépourvu.

Nathan Sellyn dissèque ses personnages, plonge dans leur intimité avec des phrases resserrées, sans grasIl excelle à incarner des personnages riches et complexes avec une économie de mots impressionnante. Un geste, un regard, un silence et le décor est posé. Il aime ses personnages, les comprend. Son regard lucide dévoile leur vulnérabilité et leur fragilité. L’affection qu’il éprouve pour eux en devient contagieuse. Portées par une écriture taillée au cordeau, ces nouvelles et les personnages qui les habitent vont continuer de m’habiter encore très longtemps.

Comme moi, Electra et Séverine ont été conquises. 

Les caractéristiques de l’espèce,Nathan Sellyn, trad. Judith Roze,Albin Michel, «Terres d’Amérique», 224 pages, 2009 [2006].
·  ·  ·         ·  ·  ·         ·  ·  ·Les neuf nouvelles de Tout piller, tout brûler son ancrées dans un quotidien sur le point de voler en éclats. Ici, tant les points de vue que les époques varient. Plusieurs nouvelles sont imprégnées de passages saisissants, de ceux qui marquent. La démence d’un homme dans «Exécutants d’énergies importantes», la maltraitance d’un garçon dans «Léopard», l’éviscération d’un Viking dans «Tout piller, tout brûler», la lassitude désespérée d’un homme dans «La côte de brun», la jalousie d’un frère dans «Un lien fraternel» sont autant de nouvelles qui fouillent les tréfonds de lâme humaine

Quil adopte le point de vue dun vieillard, dune adolescente ou d’un jeune gamin, Wells Tower crée des personnages incarnés, plein daspérités. Les images sont souvent audacieuses, voire étonnantes.En l’espace de quelques pages, il parvient à exprimer les ravages et les échecs de vies étriquées. Il y est question d’infidélité, de maltraitance, de jalousie. Le regard qu’il porte sur le monde est d’une lucidité désarmante, désespérante.Dans une langue sèche et abrasive, les destins s’ébauchent, les existences se dessinent, révélatrices de la moelle d'un quotidien asphyxiant.  Tout piller, tout brûler,Wells Tower, trad. Michel Lederer, Albin Michel, «Terres d’Amérique», 256 pages, 2010.