Le témoin solitaire · L'herbe de fer

Par Marie-Claude Rioux

J’ai découvert William Boyle avec le remarquable Gravesend. La lecture de Tout est brisé, son deuxième roman, m’avait légèrement moins emballée, versant un tantinet trop à mon goût dans le misérabilisme. Avec Le témoin solitaire, me vla qui tombe de haut. Ce roman aura au moins eu le mérite de m’amener à lire enfin L’herbe de fer de William Kennedy. 


Amy Falconetti, mi-trentaine, s’est bien assagie depuis qu’elle a cessé de travailler dans un bar et de faire la fête. Elle s’est rangée, et pas rien qu’un peu. Elle vit dans un petit appartement au coeur de Gravesend, un quartier de Brooklyn. Bénévole pour la paroisse locale, elle apporte la communion à des personnes âgées incapables de se rendre à l’église. Elle est aussi seule que les vieillards qu’elle visite. La résurgence de sa foi semble l’avoir sortie d’un puits sans fond.

Regrettant d’avoir passé l’essentiel de sa vie à des préoccupations égoïstes et vaines, Amy a eu envie de faire preuve d’altruisme. Sans se prendre pour une sainte, elle pouvait tout de même apporter un peu de lumière dans la vie des gens.

Lorsqu’Amy apporte la communion à Mme Epifanio, elle croise Vincent, le fils dune amie. La vieille dame se plaint que le fils de Diane ait été fouiller dans sa chambre, comme s’il cherchait quelque chose à voler. Cette confidence inquiète Amy. Est-il arrivé quelque chose à Diane? Et que cherchait son fils? Amy part en filature, suivant Vincent à la trace, comme elle avait déjà suivi un meurtrier dans son adolescence. Mauvaise idée...

Dans la même poignée de jours, le père d’Amy, disparu depuis l’enfance de sa fille, refait soudainement surface, mielleux et repentant. Alessandra, l’ex-petite amie, partie à Los Angeles jouer à l’actrice, revient faire un tour en ville et fait un bond dans le présent d’Amy. Alors qu’Amy tente de mettre de l’ordre dans sa vie, les fantômes de son passé sont plus présents que jamais.Pour une déception, c’en est toute une. Cuisante, même. Le témoin solitaire ou l’art de courir après le trouble!

Dans sa jeunesse, Amy a subi un incident traumatisant. Elle a été témoin d’un meurtre et a développer un mélange de terreur et de fascination pour le meurtrier. À nouveau témoin d’un meurtre, que fait Amy? Elle appellela police? Eh ben non! Elle accourt vers la victime, ignorant si le meurtrier est encore dans les parages. Elle le laisse crever et prend la fuite avec l’arme du crime. Pire, elle ira par la suite confronter l’assassin. Étonnamment, Amy n’est pas suicidaire et a bien toute sa tête. Ses décisions et ses choix douteux m’ont exaspérée. Si au moins elle était sympathique. Mais non! Des motivations inexpliquées, des coïncidences improbables, une fin complètement loufoque, de sorte qu’au final, l’intrigue perd de sa cohérence, voire de son sensWilliam Boyle connaît extrêmement bien Brooklyn. Son roman est à ce point détaillé que j’avais l’impression de lire une intrigue avec Google Map en fond de page. Les noms de rues et les lieux sont nommés comme dans un guide touristique. Trop, c’est comme pas assez!Le style et la construction du roman de Boyle me sont apparus beaucoup plus traditionnels que dans ses romans précédents. Disons que j’ai pu apprécier une chose: retrouver Alessandra, personnage de passage dans Gravesend. J’ai également aimé la manière dont Boyle rendait tangible l’insondable profondeur de la solitude des personnages âgées. Mais aussi bien le dire, ça ne pèse pas lourd dans une balance. Mais c’est déjà ça!Le témoin solitaire, William Boyle, trad. Simon Baril, Gallmeister, 304 pages, 2018.
·  ·  ·         ·  ·  ·         ·  ·  ·C’est en lisant la postface du roman de Boyle, où il affirme que L’herbe de fer est son roman préféré, que je me suis dit qu’il était temps de plonger. J’ai ouvert délicatement la vieille édition jaunie 10-18 que j’ai réussi à trouver – la couverture de la collection «Vintage» de Belfond ne m’inspirant pas du tout – et je suis partie à la rencontre de Francis Phelan, LE personnage qui a brisé le coeur de Jérôme en 2018.Ça se passe à Albany, dans l’État de New-York, à la fin des année 1930. Les traces de la Grande Dépression ne se sont pas encore effacées. Francis Phelan, cinquante-huit ans, a besoin d’argent. Il accepte de remplir de terre les tombes fraîchement creusées pour une petite poignée d’argent. Accompagné de Rudy, rongé par un cancer, Francis parcourt le cimetière, la pelle à la main. Les morts, au demeurant forts occupés à tresser des pissenlits et à fumer des racines, se font entendre.

Francis est un homme éteint. La culpabilité l’étouffe, les remords aussi. Après un tragique accident, il a pris la fuite, abandonnant derrière lui sa femme Annie.Au moment où débute le roman, il y a plusieurs années que Francis n’a pas mis les pieds à Albany. Il a roulé sa bosse, traîné sur les routes, dormi dans des ruelles sombres. Il a rencontré Helen, sa compagne d’infortune. Ensemble, ils ont survécu, tant bien que mal. Son retour réveille les morts. Même l’alcool ne parvient pas à faire taire leur voix.L’intrigue de L’herbe de fer tient à un fil. Plutôt que de me faire raconter une histoire, j’ai eu l’impression de faire un bout de chemin aux côtés de Francis et Helen. Un petit quarante-huit heures bouleversant. La scène d’ouverture, au cimetière, est un morceau d’anthologie. C’est l’une des plus belles mises en bouche que j’aie lu depuis longtemps. Que les morts prennent la parole peut paraître inusité. Ça l’est. Mais William Kennedy parvient à élever cette cocasserie au rang de grand art, à glisser de l’humour au coeur du désespoir. Parce qu’il n’y a pas que la misère ici. Il y a aussi de la dignité, de la tendresse, de l’amour.C’est à la fois tragique, cruel et... drôle.
La grande force du roman vient de ce que Kennedy enrobe ses personnages d
’une aura dhumanité. Ces hommes et ces femmes à la dérive n’ont pas toujours fréquenté les soupes populaires et les refuges pour sans-abris. Francis a été un joueur de baseball talentueux, Helen a été une musicienne prodige. Un mauvais tour du destin les a fait vaciller et c’est tout leur avenir qui a cessé de leur sourire. Comme quoi personne n’est à l’abri. On peut tous perdre pied, un jour ou l’autre.Un roman frémissant de sensibilité, sans une once de misérabilisme. Un roman de la compassion, au sens le plus noble.L’herbe de fer, William Kennedy, trad. Marie-Claire Pasquier, 10-18, 244 pages, 1993.