Aux sources du mythe Salinger

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Salinger – Avant L’Attrape-coeurs (Valentina Grande – Eva Rossetti – Editions Steinkis)

Tous les écoliers américains, ou presque, l’ont lu. Depuis sa parution en 1951, « The Catcher in the Rye » (« L’Attrape-coeurs » en français) s’est imposé comme l’un des incontournables de la littérature américaine, dépassant aujourd’hui les 65 millions d’exemplaires vendus. Ce roman subversif pour son époque, qui raconte l’histoire d’un adolescent errant trois jours dans New York après avoir été renvoyé de son collège, a immédiatement propulsé son auteur J. D. Salinger au rang d’auteur mythique, lui qui s’était surtout fait connaître jusque-là grâce à des nouvelles publiées dans le « New Yorker ». Mais une fois ce sommet atteint, l’écrivain a tout fait pour fuir la gloire et la célébrité. Après « L’Attrape-coeurs », Salinger n’a quasiment plus rien publié et a refusé d’accorder la moindre interview jusqu’à sa mort en 2010. Autant dire que le mythe Salinger n’a fait que grandir avec les années. Et si la clé du mystère se trouvait dans les années qui ont précédé « L’Attrape-coeurs », celles où l’écrivain ne s’appelait pas encore J. D. mais simplement Jerome? A l’époque, il n’était pas romancier, mais sa vie ressemblait déjà à un roman. Après avoir débarqué avec l’armée américaine à Utah Beach en Normandie, le sergent Salinger reste en Europe après la guerre et devient officier du contre-espionnage. Un rôle dans lequel il est amené à mener des interrogatoires de personnes suspectées de collaboration avec les nazis. C’est dans ces conditions plutôt inhabituelles qu’il rencontre Sylvia Welter, une ophtalmologue allemande au passé trouble. Mais Salinger, dont le père est pourtant juif, préfère ignorer le côté obscur de la jeune femme. Fou amoureux de Sylvia, il partage avec elle l’amour des mots. Elle lui lit en allemand des poèmes de Rainer Maria Rilke, tandis qu’il lui récite des vers d’Emily Dickinson. Il lui parle également de Holden, le seul qui lui ait donné le courage de continuer après avoir découvert l’horreur de la guerre et des camps d’extermination. Holden? Oui, comme le personnage principal de son futur roman « The Catcher in the Rye ».

Valentina Grande n’est pas seulement professeure de lettres à Bologne, elle est également animatrice radio. C’est dans ce cadre que cette spécialiste de J. D. Salinger a tenu pendant longtemps une chronique hebdomadaire sur la vie et l’oeuvre du très secret écrivain américain. Au fil de ses recherches, elle a découvert l’existence de Sylvia Welter, qui fut la première épouse de Salinger avant d’être par la suite totalement effacée des tablettes par ce dernier. Qui était vraiment cette Sylvia? Etait-elle liée à la Gestapo, comme certains l’affirment? Aujourd’hui encore, le flou demeure entier. Mais une chose est sûre: l’histoire d’amour entre le futur écrivain né d’un père juif et cette jeune femme franco-allemande, dont le rôle pendant la guerre posait manifestement question, constitue une matière formidable pour un roman graphique. Et ça marche! Magnifiquement mis en valeur par les dessins tout en douceur et les couleurs sépia de la dessinatrice Eva Rossetti, le scénario de « Salinger – Avant L’Attrape-coeurs » se révèle à la fois fascinant et romantique, tout en s’appuyant sur une documentation historique rigoureuse. En utilisant comme décor le Vieux continent en ruines, les deux autrices italiennes parviennent à éclairer d’un jour nouveau la personnalité du romancier new-yorkais, qui sera marqué toute sa vie par le stress post-traumatique engendré par sa participation à la Seconde guerre mondiale. Mais elles ne se limitent pas à ce point de vue. Ce qui est intéressant, c’est que la BD consacre une part tout aussi importante au personnage de Sylvia. Jamais vraiment acceptée par la famille de Jerome, celle-ci sera brutalement jetée comme une malpropre par l’écrivain, huit mois seulement après leur mariage. Un roman graphique qui apporte une pierre de plus à la construction du mythe Salinger.