Par les écrans du monde - Fanny Taillandier **** [RL 2018 #2]

Par Philisine Cave
Hier, nous étions le 11 novembre 2018, cent ans après la fin d'une énorme boucherie mondiale. Toutes les célébrations qui ont honoré les valeureuses victimes sont là pour nous rappeler que l'état de paix est un bien précieux collectif, constamment ébranlé et pas connu de tous dans notre monde. Par Par les écrans du monde, Fanny Taillandier revient sur une de ces entailles régulières qui en montrent toute la fragilité.
Nous sommes le 11 septembre 2011. Un vieil homme annonce par téléphone à ces deux enfants quarantenaires Lucy et William qu'il est en fin de vie. Mathématicienne performante, Lucy vit à New-York et travaille au World Trade Center. Après un passé militaire perturbé par des événements traumatiques, William s'est reconverti dans le contrôle aérien. Par les écrans du monde retrace leur parcours de vie pendant cette désormais si triste journée. Je dois dire que j'ai mis du temps à rentrer dans l'histoire. La prose très pertinente de Fanny Taillandier demande une grande attention. Les nombreux allers-retours qui scandent l'intrigue, les digressions y afférant et les ruptures de phrases exigent une bonne dose de concentration. Il est possible que passé le cap des quarante premières pages, soit mon cerveau s'est habitué, soit l'auteure a aplani les étapes. En tout cas, passées donc ces quarante pages, la magie opère et on admire le talent de narration et la capacité à restituer à la fois les événements, rendre corps aux protagonistes avec une dextérité qui n'est pas donnée à tous les écrivains. Parce qu'il faut bien avouer que Fanny Taillandier ne se facilite pas la tâche en faisant intervenir un quatrième protagoniste dont je tairai à la fois le nom et l'action pour ménager le suspense.
Par les écrans du monde aborde les maux sociétaux sans jugement ni critique, dissèque les étapes de destruction massive, l’ordonnancement des événements avec discernement et recul. Le roman est nourri par une belle recherche bibliographique de la part de l'auteure qui a l'humilité de citer ses sources en fin d'ouvrage (et je loue cette reconnaissance parce qu'il arrive malheureusement souvent que certains de ses comparses omettent ces "détails" pourtant si essentiels dans la conception de leur œuvre... Rendre hommage ainsi à d'autres auteurs ne va pas de soi visiblement). On sent chez Fanny Taillandier l'envie et la volonté d'approcher au plus près de la vérité en confrontant tous les points de vue et de mettre ainsi en parallèle les ratés, la mauvaise conscience, les remords, le speed de nos existences survoltées. Son récit romanesque est ainsi alimenté par une démarche scientifique structurée et rigoureuse.

Par les écrans du monde est un roman intelligent qui informe le lecteur par une narration aussi riche dans son contenu que dans sa forme. Impressionnant.
Editions Seuil 
Broché paru en août 2018 - 237 pages
 page 87 :
" Lui et les autres à Ellis Island en étaient les figures nécessaires, dans des quantités astronomiques. Le mythe industriel est aussi vorace de main d’œuvre que l'industrialisation elle-même ; il lui faut des gamins au pays démoli, n'ayant rien à perdre, des départs vers le bruit neuf des machines. Il s'est chauffé les mains à un feu de planches à Hamtramck, content tout de même d'entendre parler polonais. Dans la cour de la fabrique, il a dit comme les autres : je suis prêt à tout. Un vrai bon casseur de grève., en arrivant, et surtout à la badgeuse il se montrait très ponctuel. L'épopée des obéissants. "
page 90 (un court extrait à forte teneur mathématique)
" Le problème était qu'elle s'ennuyait. À périr. Elle était ce genre d'exception dont le cerveau marche beaucoup trop vite. Elle avait compris les multiplications à quatre ans, les divisions l'année suivante. Pendant longtemps cela n'avait pas posé de problèmes : dans sa chambre elle punaisait aux murs des dessins de cônes et de fractales. "
page 126 
" Les cellules cancéreuses se métastasent au terme de multiples transformations qui chacune paraît anodine; mais qui à la fin sont mortelles. Ce sont des mutations infimes, des erreurs légères de traduction. Par exemple : le mot traduit par "lutte" désormais se traduit par "guerre". Cela paraît anecdotique mais peu à peu cela change tout Le message ne touche plus les mêmes personnes. "
page 133
" Toute son existence est désormais concentrée dans ce mince espoir : sortir de là. Incroyable à quel point c'est peu de soi, survivre. "