Quand Edmond rencontre Cyrano

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Edmond (Léonard Chemineau – Alexis Michalik – Editions Rue de Sèvres)

En 1895, Edmond Rostand est bien parti pour devenir un auteur raté. Malgré la présence à l’affiche de la grande Sarah Bernhardt, sa dernière pièce « La princesse lointaine » est un échec retentissant. « On dirait du mauvais Musset », soupire un critique en sortant du théâtre. « Mon Dieu, que c’était long », renchérit un autre. Après à peine une semaine, les représentations de la pièce s’arrêtent déjà. Le directeur du théâtre fulmine. Une nouvelle fois, Edmond Rostand a signé un four. Alors qu’il n’a même pas trente ans, le jeune homme doit se rendre à l’évidence: il ne connaîtra jamais le succès de Courteline et Feydeau, dont les pièces font un tabac. Lui n’est capable que d’écrire « des vers ampoulés qui viennent d’un autre siècle », comme disent les mauvaises langues. Pourtant, Rostand s’accroche, encouragé par sa femme Rose, qui lui promet qu’il écrira un jour un chef d’oeuvre. En attendant, le temps presse, car Edmond a une famille à nourrir et il vit à Paris, la ville la plus chère du monde. Deux ans plus tard, la chance tourne enfin lorsque Sarah Bernhardt lui obtient un rendez-vous avec Coquelin, l’un des grands acteurs en vogue à la fin du XIXème siècle. Sur base d’une simple tirade (mais quelle tirade!) et d’une idée encore très vague (la vie d’un poète, fin bretteur, avec un grand nez), Edmond parvient à convaincre Coquelin de jouer dans sa future pièce, qui sera une comédie héroïque en vers. Seul petit problème: la pièce n’est pas encore écrite, alors que la première est prévue pour dans 3 semaines. Inspiré par son ami Léo, à qui Edmond souffle des vers pour séduire la belle Jeanne, Rostand va pourtant réussir l’impossible. Habité par son sujet, il va écrire ce qui deviendra instantanément la pièce préférée des spectateurs français: Cyrano de Bergerac.

Créée en 2016, la pièce « Edmond » d’Alexis Michalik a d’abord été un immense succès au théâtre, remportant cinq Molières. Aujourd’hui, elle s’apprête à prendre une nouvelle dimension puisqu’un film inspiré de la pièce sortira en salles en janvier 2019. Mais il n’y a pas que le cinéma qui s’est laissé séduire par cette histoire un peu folle sur les coulisses de la création de « Cyrano de Bergerac ». Il y a désormais aussi une bande dessinée très réussie tirée de la pièce. Une BD signée par Léonard Chemineau. Son adaptation se révèle pleine de vie: elle réussit à maintenir un rythme trépidant tout au long des 120 pages de l’album, ce qui lui permet d’être parfaitement en symbiose avec la course contre la montre menée par Edmond Rostand pour terminer sa pièce dans les temps. On ne s’ennuie pas une seule seconde dans cette BD peuplée de personnages hauts en couleurs. Comme dans la pièce de théâtre, les dialogues font mouche. Normal: une grande partie de ces dialogues provient directement de la pièce « Cyrano de Bergerac ». Plus de 100 ans après avoir été écrites, les répliques d’Edmond Rostand n’ont pas pris une ride. Après avoir illustré avec brio deux scénarios beaucoup plus sombres (« Julio Popper » et « Le travailleur de la nuit »), Léonard Chemineau avait envie d’un récit plus léger et plus joyeux. « J’y ai vu l’occasion de laisser se déployer, dans mon dessin, une fibre comique que je m’étais toujours efforcé d’atténuer dans mes albums précédents. Je me réfrénais… et Edmond m’a permis de me lâcher », explique le dessinateur. Effectivement, il a bien fait de se lâcher car au final, il signe avec « Edmond » une BD enthousiasmante et pleine de panache, à l’image du personnage de Cyrano. On ressort de sa lecture avec le sourire aux lèvres… et l’envie de réaliser ses rêves les plus fous!