Soucougnant · David Chariandy

Par Marie-Claude Rioux

La mémoire d’Adèle déraille. Elle oublie des mots, des noms. Elle oublie de fermer les robinets. Elle arrose les plantes artificielles, elle sale le café, elle pisse dans la piscine gonflable des voisins. Lorsque les moments de lucidité se pointent, elle sourit piteusement ou pogne les nerfs, de crainte qu’on la prenne pour folle. Adèle souffre de démence sénile précoce. Depuis longtemps.Manman est à genoux près de la penderie à côté de la porte dentrée. Elle a apporté une lampe du salon et a réussi à la brancher. Elle a enlevé labat-jour de sorte que lentrée est plongée dans une lumière crue et que lair empeste une chose qui est restée sur lampoule et qui a brûlé. Elle a posé une casquette de base-ball à lenvers sur le sol, elle est à genoux devant et se brosse les dents. Elle brosse avec une intensité impitoyable et elle se penche trois fois pour cracher dans la casquette avant de sentir ma présence et de se détourner pour me dévoiler une horrible bave sanguinolente. Elle se retourne et continue à brosser au-delà de toute nécessité ou raison, puis soudain elle extirpe la brosse de sa bouche et se tourne, le regard vide. Dans ces ombres, ses yeux sont des perforations.
Originaire de Trinidad et Tobago, Adèle vit à Scarborough, près de Toronto. Ses deux fils sont partis, son mari est mort. Elle est seule. Pas tout à fait seule.Meera, «infirmière» attentionnée, prend soin d’elle. Lorsque débute Soucougnant, le fils cadet (et narrateur) revient au bercail, deux ans après avoir tourné le dos à sa mère. Il espère connaître la fin des histoires qu’elle lui a contées, avant que sa mémoire ne la quitte pour de bon. La voix du fils déroule le récit familial.
·  ·  ·         ·  ·  ·         ·  ·  ·C’est par hasard que je suis tombée sur le premier roman de David Chariandy. La couverture – et sa prise électrique – aurait pu me faire fuir. Mais la quatrième a fait du bon travail! Quel dommage que ce roman soit passé inaperçu…  Parce que l’histoire est belle, très belle. L’exil, le racisme latent, les différences de classes, l’ostracisme et la solitude sont très bien rendus. Mais là où David Chariandy fait fort, c’est dans la description de la démence et de ses répercussions, tant pour celui qui en souffre que pour son entourage. L’humiliation, l’impuissance et la culpabilité sont magnifiquement décrites. La tendresse et l’affection du fils pour sa mère m’ont tirée quelques larmes. L’idylle entre Meera et le narrateur était, à mon avis, de trop. Un prétexte (inutile) pour ajouter un peu de chair autour de l’os Les touches de poésie sont parfois un peu trop forcées, mais ne m’ont miraculeusement pas trop agacée.

Un premier roman touchant, abouti, dans lequel l’amour et la détresse s’entremêlent remarquablement bien. J’attends maintenant avec impatience 33 tours, le nouveau roman de David Chariandy, qui paraîtra à la rentrée.

Soucougnant

, David Chariandy, trad. Christine Raguet, Zoé, 240 pages, 2012 [première parution: 2007].