[Ecriture] Psychopompe – Chapitre Trois

Par Rose @secretsderose

Ce second réveil fut compliqué. Si le premier avait été noyé par l’excitation ambiante due à la rentrée, celui-ci marquait le début de mon enfermement. Ces cinq années n’allaient pas être une sinécure. Malgré tout, je devais jouer le jeu comme je l’avais promis et faire ce que l’on attendait de moi, telle était ma tâche.

Il devait être neuf heures lorsque je me décidai enfin à lâcher mon carnet, de nouveau noyé dans le noir de l’encre. Cet exercice me permettait de garder la tête froide. Une fois couchées sur le papier, mes idées même les plus sombres paraissaient s’éclaircir. J’apercevais même parfois un embryon de réponse que je m’empressais de noter. L’on était jamais trop prudent, cela pourrait peut-être me servir un jour, lorsque je me déciderai à écrire les mémoires d’une faucheuse d’âmes. Voilà qui me prédisait un grand avenir.

Les coups légers frappés à ma porte de chambre me décidèrent à bouger. Surprise, j’ouvris pour découvrir une élégante rousse dont la magie me frappa immédiatement : une médium. Elle me sourit timidement et cligna plusieurs des yeux, fronçant de surprise son nez tacheté. Les médiums, comme la plupart des mages spiritiques étaient capables de sentir mon énergie, cela ne signifiait pas que sentir la mort sur une personne bien vivante pouvait être quelque peu perturbant. Voilà pourquoi nous choisissions des mages spiritiques lors des accouplements, parce qu’ils étaient les seuls à réellement pouvoir conserver et améliorer notre magie. Qui aurait pu penser que ce choix stratégique allait amener à la mort progressive de la lignée féminine de notre race ?

— Salut, fit-elle d’une voix timide, je voulais savoir si tu avais pris ton petit déjeuner.

— Pas encore, j’allais y aller, tu m’accompagnes ?

Elle hocha la tête et s’effaça pour me laisser passer. J’attrapai un gilet de laine et la rejointe à l’entrée de la suite.

— Tu ne m’as pas dit ton prénom, lui fis-je remarquer

— Oh, c’est vrai… Pardon… Je suis Scarlett, du clan McKenna.

— Enchantée, Bria Kincaid, mais je suppose que tu le sais déjà.

Elle baissa les yeux et rougis. J’avais vaguement entendu parler du clan McKenna, dans les Royaumes des Airs, aussi doués dans les prédictions, que dans le contact avec les esprits. J’avais visé juste, Scarlett savait probablement depuis un moment que j’étais sa colocataire et de ce fait, comme la plupart des mages possédant ses pouvoirs, elle devait considérer les choses qu’elle voyait comme acquises pour tous. Les médiums ont souvent de beaucoup de mal à prendre conscience des choses. Eux qui vivent continuellement bercés entre deux réalités, peuvent perdre la notion de réalité très rapidement. Et devenir fous.

Je suivis Scarlett jusqu’au réfectoire, une immense salle largement ouverte sur le parc du complexe par de grandes baies vitrées, laissant entrer la scintillante lumière matinale. Les murs en vieille pierre et la grande cheminée apportaient un esprit très chaleureux à la pièce. En hauteur, de nombreux tableaux représentaient les différents mondes avec leurs symboles et les fondateurs des grandes Dynasties. Au fond, on retrouvait l’espace self avec de la nourriture à foison disposée sur les étals attendant bien sagement que l’on se serve. Je voyais d’ici jus, boissons chaudes et froides, pains divers et viennoiseries, pâtisseries en tout genre, différents accompagnements sucrés et salés, un vrai petit déjeuner de rois.

Scarlett était comme moi, assez peu bavarde. Elle semblait réservée, centrée sur elle pour éviter tout contact impromptu avec les gens. J’ignorais comment se manifestait son pouvoir, mais il était certain qu’il devait lui être très facile d’obtenir des informations sur les personnes qu’elle côtoyait. Nous nous installâmes sur l’une des nombreuses tables encore libres et dégustâmes notre repas tranquillement, en discutant de nos vies respectives.

Elle était gentille et douce, le genre de personnes qui attiraient rapidement la sympathie ou son total opposé. Le genre de personne que je ne pouvais pas m’empêcher de protéger. Je trouvais sa part de sa naïveté et son innocence touchante — si l’on pouvait taxer d’innocent quelqu’un pouvant voir les plus sombres pêcher des autres. Une part de moi souhaitait qu’elle les conserve pour me rappeler, jour après jour, qu’il n’y a pas que la mort, que l’on peut encore trouver la beauté en toute chose.

L’on parla de nos enfances, des volontés de nos familles, de mon idiot de frère qui ne lui avait rien épargné durant ses tests. À mon grand étonnement, la conversation se poursuivit même dans le parc de l’Institut, où malgré la luminosité ambiante qui me brulait cruellement les rétines, je me pris à apprécier les parterres de fleurs orangées et les arbres aux multiples couleurs automnales dont le champ des feuilles sous la brise offrait une ambiance hors du temps, presque féérique au lieu. Je pus même examiner pour la première fois l’architecture de l’école.

J’avais été impressionnée par l’entrée majestueuse dès mon arrivée, ces vieilles pierres, ces grands couloirs, l’aspect chaleureux et accueillant, la décoration rappelant indéniablement la grande ère des Sept Royaumes, mais l’extérieur en valait lui aussi la peine. Les jardins spacieux regorgeaient de promenades et de lieux où les étudiants pouvaient manger ou travailler, mais aussi de terrains d’entrainement et possédaient même une serre et un potager. Avec ses allures de bâtisse de contes de fées scintillant comme du cristal, le château qu’était notre institut était l’essence même de la grâce et de l’élitisme affiché de Valandryss, ses nombreuses ailes, tours, vitraux étaient entourés d’une dose tellement forte de magie protectrice que personne n’oserait s’y aventurer à moins d’être totalement fou.

Juchées sur de hautes pierres, j’admirai le jeu de la lumière d’une lune récalcitrante aux nuages menaçants passant devant elle. Le clin d’œil et la voix de Scarlett racontant comment elle s’était dépêtrée des attaques sournoises de mon frère, m’empêchait de me noyer une nouvelle fois dans ma douleur. Si la lumière d’Irillium perturbait ma double-vue, elle restait sous-jacente et cela me provoquait des migraines particulièrement retorses.

Le ballet incessant des élèves dans leurs tenues colorées me rappelait la liberté de Prior. Là-bas, je n’avais pas à me soucier de ce genre de considération, la magie, le pouvoir, la famille, rien de tout cela n’avait d’importance. Je pouvais être qui je voulais, m’habiller comme bon me semblait, ne pas avoir peur que mes actes soient jugés et pèsent sur la réputation de ma famille. Tout cela me semblait irréel et pourtant, ces nouvelles règles allaient forger mon nouveau quotidien. J’avais l’impression de me pervertir et pour de mauvaises raisons, qui plus est.

La journée avançait à grande allure, si bien qu’à la fin j’avais l’agréable impression de connaître Scarlett depuis toujours. Je n’aurais pas pu rêver mieux pour commencer cette année, ça me donnait l’impression d’avoir au moins quelqu’un sur qui compter, une alliée fidèle et je ne risquais pas de cracher dessus.

Au détour d’un couloir, alors que l’on regagnait notre suite, nous croisâmes un groupe d’étudiants arborant fièrement les toges typiques des grandes familles des Quatre Royaumes. Ils étaient six et je reconnus dans le lot, le jeune homme que j’avais croisé dans le bureau de la directrice et la reine des Abeilles. Comme quoi, il fallait toujours se fier à sa première impression, tous butinaient autour d’elle comme si elle représentait l’élite de la fine fleur de Valandryss.

Scarlett et moi nous écartâmes de leur chemin prudemment, avec ce genre de personnages, mieux valait éviter la confrontation. Ils se sentaient forts en groupe et malgré mon sens de la répartie et mon sale caractère, je n’étais pas sûre de faire le poids contre six personnes. Les rires fusèrent à notre passage, mais Scarlett et moi les ignorâmes et nous continuâmes notre périple. Jusqu’à ce que l’on nous interpelle de la manière la plus humiliante qu’il soit.

— Te voilà descendu bien bas, des profs canons, tu passes aux spiritiques de bas étages, c’est décevant…

Mon sang ne fit qu’un tour. Non seulement j’étais moi-même une spiritique, mais de surcroit, le clan McKenna était bien loin d’être faible. Il n’y avait qu’une mage des Royaumes pour porter un jugement aussi dégradant sur les autres formes de magie. Ces formes de discrimination n’avaient plus lieu d’être de nos jours.

Je n’aurais surement pas dû lui répondre, ce n’était absolument pas productif, mais la valkyrie en moi avait soif de justice et de vengeance.

— Étrangement, hier, lorsque tu étais seule sans ta cour, tu faisais bien moins la maline. Tu devrais t’en tenir à ça, parce que non seulement tu te ridiculises, mais en plus tu parles sans savoir, deux caractéristiques qui ne participent pas à améliorer l’image que tu dégages naturellement.

Elle rougit violemment et serra les dents de colère. De toute évidence, elle n’avait pas l’habitude qu’on lui réponde aussi effrontément. J’ignorais pour qui elle se prenait, mais pas pour n’importe qui. J’avais peu de respect pour ceux qui estimaient que la renommée de leur famille devait influencer le respect des autres. Le respect, comme toute autre chose devait se mériter.

Elle s’apprêtait à me répondre lorsque le mage des Feux l’attrapa par le bras.

— Réfléchis à ce que tu vas faire, Moira. Tu es vraiment sûre de vouloir te mettre une Kincaid à dos ?

— Je m’en contre fou de qui elle est, personne ne me parle comme ça.

— Jusqu’à aujourd’hui. Habitues-y toi. Chaque fois que tu manqueras de respect à quelqu’un parce que ton ego a besoin de trop de place et que les gens talentueux te font de l’ombre, je serais là pour le faire dégonfler et te remettre à ta place. Sur ce, bonne soirée.

J’attrapai Scarlett et filai vers le couloir de l’aile réservée aux suites. Je ne m’étais pas fait une amie, mais pour une raison obscure, cette fille s’échinait à me chercher des poux. Malheureusement, malgré mes origines, j’avais le sang chaud et l’injustice comme l’irrespect me mettaient hors de moi.

Une fois la porte de la suite fermée, je pus de nouveau respirer correctement. Jouer les fortes têtes comportait un certain nombre de risques. J’étais restée sur mes gardes tout le long du chemin au cas où la reine des Abeilles aurait décidé de s’essayer au rôle de vengeresse.

Catastrophée, Scarlett agrippa mon bras avec force et me secoua dans tous les sens.

— Mais tu es folle ! Tu ne peux pas parler comme ça à Moira Brennan !

— Je viens de le faire. Et c’est en réagissant comme ça qu’on la conforte dans son attitude. Les Brennan sont une famille puissante, mais ça ne lui donne pas traiter les aux autres de cette manière. Tu trouves normal qu’elle te parle comme ça sous couvert de principes rabaissants ? Parce qu’une spiritique vaut moins qu’une élémentale ? Je peux la mettre au tapis en quelques secondes et de centaines de manières différentes avant même qu’elle n’ait eu le temps de dégainer sa magie.

Elle me sourit et secoua la tête.

— C’est dans ces moments-là que l’on voit que tu as grandi sur Prior. Fait juste attention, tu vas t’attirer des ennuis avec ce comportement, répliqua-t-elle, les yeux dans le vide. Remarque, il y en a certains à qui ça va beaucoup plaire…

— Qui donc ?

— Si je te le disais, ça n’aurait plus aucun charme !

Elle s’assit sur le canapé en face de la petite cheminée qui réchauffait agréablement l’ambiance de la pièce et rit sous cape.

— Sacrée veinarde…

La curiosité à vif, je tentai de juguler ma frustration. À peine quelques heures que l’on se connaissait et elle me rendait déjà folle avec ses demies prédictions. Comme étais-je sensée réagir quand le moindre de ses propos prenait un sens totalement mystique dès qu’il sortait de sa bouche ? Devais-je me résigner à ce qu’elle ait constamment une longueur d’avance sur ma propre vie ? Sans doute.

Résignée, je partis vaquer à mes occupations. Ces livres et ces devoirs supplémentaires n’allaient pas se faire seuls.

*

Commencer les cours à huit heures était probablement la torture la plus efficace que l’être humain ait inventée jusque-là. Pour être prêt, frais et pimpant comme le code vestimentaire et comportemental de l’Institut l’exigeait, il me fallait le lever à 6 h 45. Soit, bien trop tôt. Après un passage éclair dans le grand amphithéâtre, où la directrice nous dispatcha dans différents groupes, nous nous dirigeâmes vers notre premier cours. Ce fut donc un mort-vivant qui arriva en salle d’Histoire des Sept Mondes et de Magie, en ce premier matin. Le professeur, une petite mage comptant plus de rides qu’il ne devait avoir d’étudiants à Valandryss, me regarda de travers lorsque je m’affalai aux côtés de Scarlett. J’avais sciemment ignoré les regards assassins de Moira et m’étais contentée de déposer livre, papier et porte-plume à magie rechargeable sur la petite table en bois.

Ces dernières avaient déjà vu leur lot d’élèves qui avaient tous décidé de les marquer de leur passage. Des symboles, des surnoms, des dates, des messages, tous gravés dans le bois, comme une trace indélébile de leurs années passées. Sans plus attendre la vieille bique commença son cours. Elle commença par une présentation sommaire de son programme, c’est-à-dire de la séparation du Monde Unique en Neuf Monde, la naissance des Dynasties jusqu’à la première Grande Guerre Métamagique et la destruction Thanatos, le Neuvième Monde, celui de la divinité éponyme, celui d’où ma race, dans son appellation large, était issue. Au second semestre, nous passerons à la seconde Grande Guerre Métamagique et la destruction d’Animae, le monde invisible, le monde des esprits, le Huitième Monde et ses conséquences sur l’organisation géopolitique des Sept Mondes, l’interdiction de certaines pratiques magiques et comment Prior a été sacrifiée pour servir de terre d’accueil à tout ce que les Dynasties avaient détruit dans leur quête incessante et vaine du pouvoir. Un programme enthousiasmant.

Le cours de magie élémentale fut une nouvelle épreuve. J’eus le plaisir de retrouver Kieran. Les groupes de magie étant faits en fonction de chaque élève, je me retrouvai avec une petite dizaine d’élèves spécialistes de l’eau, parmi lesquels je reconnus l’une des suivantes de Moira, une grande brune élancée, avec des yeux sans aucun doute aussi sombres que son âme. Elle me jeta des regards mauvais alors que je m’installai dans l’un des fauteuils. La magie étant avant tout une affaire de pratique, Kieran avait orienté son cours de manière à ce que l’on ait une demi-heure de théorie et le reste du temps en pratique.

— La magie ne vous servira pas uniquement pour attaquer vos adversaires, elle a bien d’autres utilisations. L’eau est un élément qui vous confère de nombreuses possibilités. À l’inverse du Feu, elle peut tout aussi bien être passive qu’agressive. Les mages aquatiques sont de très bons guérisseurs, les aériens ont généralement des dons de prédictions et les terrestres sont experts en défenses et des artistes hors du commun. Quant aux magies dérivées, si la plupart ont aujourd’hui disparu, vous vous doutez que les meilleurs forgerons sont ceux qui ont une affinité avec le métal, les mages électriques nous apportent la technologie dont regorge Prior et j’en passe. C’est à vous de trouver l’utilisation que vous voulez en faire. C’est votre magie, votre décision. Elle vous obéit avant tout. Dès lors qu’un mage se laisse submerger, il est perdu.

Comme je m’étais attendue, il était passionnant. Il fallait dire que sa connaissance militaire de la question lui avait offert une expérience dont peu des professeurs pouvaient se targuer. L’heure suivante, il nous laissa explorer nos envies et expérimenter les différentes solutions. Face aux autres, je faisais pâle figure, ils maîtrisaient tous parfaitement le contrôle basique de leur élément. Pas moi. Dans mon dos, les moqueries fusaient déjà, mais je passai outre. Je m’étais cela sur le compte de la jalousie. En effet, Kieran avait passé une grande partie à mes côtés à m’aider, en se moquant gentiment de moi. La présence des autres nous forçait à adopter une attitude prof/élève solennelle, mais derrière la façade, un tout autre discours se profilait. Dans d’autres circonstances, j’aurais pu apprécier avoir un ami tel que lui.

Je retrouvai Scarlett à la pause déjeuner, tête basse, elle contemplait son assiette la mine sombre, comme si elle redoutait à tout moment une attaque surprise. Elle sursauta lorsque je posai mon plateau en face du sien. La logique aurait voulu que je ne puisse la surprendre aussi facilement…

— Qu’est-ce qui te tracasse ? demandai-je, en entamant mon plat de pattes.

— Rien, rien, ce n’est pas grave…

Je soupirai, visiblement, je n’avais jamais vu une aussi piètre menteuse.

— Laisse-moi deviner dans ce cas. Tu as eu ton premier cours de magie élémentale et tu es dans le même groupe que Moira. Elle t’en a fait baver, c’est ça ?

— Ça n’a pas la moindre importance, j’ai l’habitude, tu sais… Elle… C’est ma cousine, une mage d’air offensive.

— Et quoi ? Elle estime son pouvoir plus légitime que le tien parce qu’elle attaque et toi tu lis l’avenir. Elle oublie que bien souvent les victoires sont dues aux stratèges, et la plupart des mages pratiquant la divination sont à ce poste.

— Qu’est-ce que tu peux comprendre à tout cela, toi ? Tu excelles en combat et dans ta magie. En plus, avec ton nom, personne n’osera jamais se mettre en travers de ta route. Tu n’es pas qu’une simple spiritique, tu es la référence en la matière.

J’encaissai sa colère sans rien dire. J’ignorai ce que pouvait lui faire subir cette pimbêche et depuis combien de temps cela durait, mais une chose était sûre, cela cessera très bientôt. La voir dans un tel état de peur me mettait dans une colère folle. C’était bien mon genre, vouloir à tout prix sauver la veuve et l’orphelin, même quand ils n’avaient pas la moindre envie d’être sauvés.

— Alors, primo, je suis loin d’exceller en magie, c’est même plutôt l’inverse, et ensuite, le reste de mes capacités sont inhérentes à ma condition. Tu n’as rien à m’envier, je n’ai fait qu’entraîner mon corps pour ce dont il est fait. Quant au reste, si vraiment mon nom était si imposant que cela, les mages n’auraient pas tenté de nous faire disparaître des Mondes. Crois-tu vraiment que mon nom soit un sauf-conduit, que je vais l’utiliser pour que l’on me traite avec respect, ferveur ou je ne sais quoi d’autre ? Crois-moi, je préférerais ne pas être ce que je suis, mais on ne peut pas changer sa nature. Alors, arrête de te morfondre, redresse la tête, on a besoin de gens comme toi ! Ne laisse pas cette garce gagner parce qu’elle pense mieux valoir que les autres. Et mange un peu plus que ça. On a mon frère en prof toute l’aprèm et je peux te promettre que ça ne va pas être une partie de plaisir. Il va nous en faire baver, juste pour le plaisir de voir des nanas en tenue de sport transpirer et leurs maillots leur coller au corps.

Scarlett redressa légèrement les épaules, mais n’ajouta rien. Je n’avais aucun moyen de lui faire retrouver le sourire et j’espérais vraiment qu’elle pourrait rapidement prendre conscience de sa valeur. La discrimination dont faisaient preuve la plupart des mages envers les spiritiques et les métisses était vraiment abjecte. Bien des siècles plus tard, c’était toujours la même rengaine, la pureté d’une lignée valait bien plus que la qualité du pouvoir de ce dernier et si l’on devait développer un dérivé de l’un des grands éléments, paix à notre âme, paria et renégat, nous étions bons pour nous retrouver à Freior en moins de temps qu’il nous fallait pour dire abomination. On ne m’apprenait rien… J’étais issue d’un métissage, de Prior et une Gardienne et voilà où tout cela m’avait amené.

Les entraînements au combat se faisaient dans un immense gymnase en plein cœur du domaine. Outre le matériel sportif de base, un grand espace au sol recouvert de tatamis était réservé au sport de combat à main nue, à côté, un espace en parquet servait pour le combat à l’arme. Je me changeai rapidement et en profitai pour aller passer un moment avec mon frère avant le début du cours. Je traînai presque Scarlett de force derrière moi.

Nous passâmes devant une collection d’armes dépassant l’entendement avant d’arriver dans le bureau des entraîneurs. Thad les pieds sur le bureau regardait un classeur remplit de fiches d’élèves. À notre approche, il leva la tête et un grand sourire illumina ses traits.

— Eh bien, un moustique tombé du ciel ! Mademoiselle, ajouta-t-il après regard charmeur pour Scarlett. Tout ce passe bien ?

Pour toute réponse, je lui sautai dans les bras et soupirai d’aise quand il les referma autour de moi. Moins d’une semaine dans ce trou à rat pour enfants riches et j’étais déjà en train de craquer. Sans Thad, je me serais déjà enfuie pour retrouver ma grand-mère sur Prior, et mener ma petite vie de faucheuse en toute tranquillité.

— Cette première journée est-elle si atroce que cela ?

— Les cours, passe encore, les élèves par contre, c’est une autre paire de manche. Dis-moi comment je dois faire pour ne pas les égorger avant la fin de la semaine. Ils sont tellement… argh !

Thad éclata de rire et nous accompagna jusqu’à la salle principale où tous les élèves de première année étaient réunis. Nous étions un peu moins d’une quarantaine, Thad dans sa tenue de combat irradiait de puissance et en l’état actuel des choses, personne n’aurait osé le défier.

— Bien, commença-t-il, je suis Thaddeus Kincaid, votre nouveau professeur de combat et de magie spiritique. Pour ceux qui se poseraient la question, oui, Bria est ma petite sœur et cela ne signifie pas pour autant qu’elle aura le droit à un traitement de faveur. Le programme de cette année est simple, je vais vous apprendre à combattre avec et sans magie, à user de tout type d’armes, de ruses et d’astuces pour gagner un combat. Et autant être honnête dès le départ, je ne vous ferai aucun cadeau, mon but n’est pas de vous ménager, mais de vous apprendre à survivre, vous allez donc suer durant ces séances.

Sa présentation jeta un froid au sein du groupe, et toute tentative de protestation fut étouffée dans l’œuf. Il nous sépara ensuite en deux groupes, un constitué de filles et l’autre de garçons.

— Dans un premier temps, vous allez travailler dans des groupes constitués en fonction de votre force, ensuite, vous serez mélangés et l’on verra qui sera capable de survivre en milieu hostile. Il y aura des exercices en extérieur et en situation réelle. Si vous avez la moindre réclamation, je vous conseille de le faire maintenant, parce que je ne tolérerais aucun mauvais esprit durant mes cours, qu’on se le tienne pour dit.

Il ne perdit pas de temps et commença l’entraînement. Après plusieurs tours de gymnase en guise d’échauffement, il nous fit faire plusieurs séries d’étirements et de mouvements, puis pour la musculature des bras, nous continuâmes avec des poids dans chaque main, puis aux chevilles. La clef pour être un bon combattant était d’avoir la musculature adaptée. Or, tant que nos muscles n’étaient pas rompus à ce genre d’exercices, nous ne serons même pas capables d’abattre une mouche volant un peu trop près d’un cadavre.

La promotion suait et soufflait déjà, alors que nous n’étions pas encore entrés dans le vif du sujet. J’étais la seule à me sentir parfaitement dans mon élément… Voilà qui en disait déjà long sur ma personnalité ou sur le genre d’entraînement que me faisaient subir mon grand-père, puis mon frère depuis que j’étais toute petite.

— Eh bien, je dois avouer que je ne m’attendais pas à grand-chose, mais j’espérai tout de même un peu plus d’endurance et de persévérance. Moi qui pensais avoir l’élite des mages devant moi, je vous trouve particulièrement faibles. Il y aura du boulot pour vous mettre à niveau avant l’examen de fin d’année. (Il soupira fortement.) Bien, tous ceux qui seront avec moi en cours de rattrapage ce soir, mettez-vous de ce côté-ci.

Près de deux tiers de la promotion se décala, dont Scarlett et pour mon plus grand plaisir Moira. Nous étions sept à avoir échappé à cette corvée, enfin, plus ou moins puisque j’avais écopé des cours d’approfondissement. Nous étions sept à rester sur le banc de touche et j’étais la seule femme. Je retrouvai le fameux Roman, mais aussi un jeune homme des eaux qui je reconnus grâce à son regard fuyant et quatre autres inconnus dont je ne me préoccupai que peu, j’aurais tout le temps de faire leur connaissance plus tard. Une fois les nouveaux groupes faits, Thad se servit de moi comme exemple pour les exercices. Par groupe de deux, à main nue, nous commençâmes par des mouvements basiques visant les points vitaux de nos adversaires. Et puisque j’étais la seule à ne pas avoir de partenaire, Thad se fit une joie de me botter les fesses en bonne et due forme. Il ne plaisantait pas lorsqu’il disait qu’il ne m’épargnerait pas. J’allais avoir des bleus plus gros que moi.

Le cours se termina par une longue série d’étirements et une bonne douche relaxante. Thad nous accorda une petite pause avant de commencer le cours de magie spiritique. Contre toute attente, son cours se révéla passionnant et très bien structuré. Le spiritisme n’étant pas une magie très répandue, le cours était réduit à cinq élèves donc Scarlett et moi, tous issus de métissages prohibés, mais nécessaires au bon fonctionnement des mondes, évitant ainsi les guerres. La plupart étaient médiums ou voyants, j’étais la seule gardienne. Quant aux valkyries n’en parlons pas, pas une seule n’avait foulé le planché de cette institution.

J’avais un goût étrange au fond de la gorge. Ces cinq élèves, issus d’un métissage prohibé ou de branches annexes des airs, étaient d’ores et déjà marginalisés, pourtant l’école s’échinait tout de même à les entraîner, sachant le résultat. C’était à se demander si notre chère Directrice n’avait pas ses propres desseins, après tout, ce n’était pas donné à tout le monde d’avoir autant de médiums, voyants et gardiens réunis dans la même pièce.

Pratiquer la magie de l’esprit signifiait s’abandonner à elle. Ce n’était pas comme la magie élémentale où l’on pouvait piocher l’énergie autour de nous et se servir de la nature. Non, c’était intrinsèque, unique, chacun avait sa propre magie et sa manière de s’en servir, elle venait du plus profond de notre être. L’étudier et apprendre à s’en servir durant un cours revenait presque à tenter l’impossible. Et c’était à mon frère de s’en charger.

Après un petit discours tout ce qu’il y a de plus banal, il nous demanda de nous exercer quelques instants devant afin de nous préparer des exercices spécialisés pour le prochain cours. Chacun sa magie, chacun son travail. Ce n’était pas plus compliqué que cela, si ce n’était que je n’avais aucune âme à faucher dans les parages, et si j’en cherchais, même sans faire usage de mon cristal, je risquai de provoquer en moi, un désir assez puissant de collecte qu’il me faudrait assouvir ma pulsion afin de m’en débarrasser. Il y avait toujours la double vue, passer du monde sensible au monde de l’esprit était un exercice compliqué, qui avait tendance à me bruler les yeux et me créer des migraines atroces. En bref, je ne savais pas pouvoir j’étais ici et encore moins, pourquoi j’avais hérité de cours d’approfondissement.

Je dus courir à la fin du cours pour ne pas être en retard pour mon premier cours de rattrapage. Si mon prof était tant une harpie que Kieran le prétendait, il me faudrait mes dernières ressources d’énergies pour ne pas sombrer.

L’on m’avait attribué une salle pour moi toute seule, ce qui m’intrigua. De ce que j’avais compris, en combat, ils étaient plusieurs. Un vieil homme aux cheveux gris et à la mine revêche m’attendait assis sur l’une des deux chaises présentes dans la salle. Il avait poussé les autres contre le mur et tenait une bassine avec de l’eau entre ses doigts noueux. Il me dévisagea d’un air sévère.

— Vous êtes en retard, mademoiselle Kincaid.

Il était 17 h 2. J’avais seulement deux minutes de retard.

— Veuillez m’excuser, le cours de magie spiritique s’est terminé plus tard qu’il ne l’aurait dû.

— Très bien, venez vous assoir.

Je m’exécutai docilement et attendis que la sentence tombe. Le vieil homme tendit les mains vers moi paume vers le ciel.

— Placez vos mains au-dessus des miennes s’il vous plait.

Je maintins mes mains à quelques millimètres des siennes.

— Maintenant, je veux que vous vous concentriez sur votre magie aquatique. Sans la faire ressurgir, juste, sentez-là au plus profond de vous même, secouez-là un peu.

Je fermai les yeux et me concentrai. Ce n’était pas un exercice compliqué en soi, c’était même plutôt le contraire, mais cela me demandait un effort important. Instinctivement, la magie de la mort était celle qui se manifestait, je devais donc la bloquer et creuser en dessous pour faire ressortir l’eau. J’y parviens au bout de quelques longues minutes, le léger clapotis de l’eau se mit à résonner dans ma tête, comme de gouttes d’eau éparses. Puis ce fut les vagues, le rivage de la mer, comme lorsque je me baignais sur Prior et que je tentai d’échapper à la houle. Une légère brise fraiche arrosait le tout. La Mort n’était pas contente d’être reléguée au second plan et tentait de revenir sur le devant de la scène, en gelant tout sur son passage. J’essayais de l’en empêcher, mais je me retrouvai rapidement transi de froid. Et tout explosait en millier de petits fragments de cristaux glacés autour de moi.

— Très bien, Bria, revenez avec moi maintenant.

La voix du professeur douce, mais toujours aussi ferme me ramena à l’orée de ma conscience. Dans la salle, un immense feu ronflait à présent dans une cheminée que je n’avais même pas remarquée à mon arrivée. J’étais gelée, mes mains étaient devenues bleues et je grelottai comme en plein hier.

— Eh bien, nous allons peut-être réussir à faire quelque chose de vous, finalement. La magie aquatique est puissante chez vous, mais votre instinct est trop fort et l’étouffe complètement. C’est normal. Nous nous échinerons avant tout de permettre à l’eau de se manifester dans que votre magie spiritique ne se sente insultée comme ça a été le cas aujourd’hui ! Très bien, c’est tout pour aujourd’hui.

Je me levai et glissai sur une fine couche de verglas. Le vieux n’avait pas l’air de s’en soucier et ne m’adressa pas un mot de plus. J’étais pourtant persuadée que ça n’annonçait rien de bon.

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