Faut-il lire François Poullain de La Barre ?

Par Femmesdelettres

Il va s’agir maintenant (et pour la première fois depuis deux ans que ce blog est vivant) d’un livre écrit par un homme. Beaucoup de mes amies, qu’elles se disent ou non féministes, hésitent à le lire, bien qu’il soit très court et ne coûte pas grand’chose : elles se demandent s’il en vaut la peine, et c’est pour leur donner, non pas un avis péremptoire, mais des éléments de réponse, que je publie ma recension.

Si vous êtes passionné·e, exalté·e ou même seulement intéressé·e par ce qu’on trouve en librairie en matière de féminisme, peut-être avez-vous surmonté comme moi la répugnance naturelle qui vous a saisi face à la couverture fort stéréotypée dont les éditions folio — honte à elles — ont affublé cet essai de François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes, paru en 1673.

François Poullain de La Barre (1647-1725) est l’un des très rares féministes hommes de l’époque classique. Ses livres étaient considérés comme une curiosité de bibliophiles, jusqu’à ce que Simone de Beauvoir ne les cite en exergue de son Deuxième sexe. Pourtant ce qui me frappe, c’est qu’en bien des points Poullain de La Barre est pour ainsi dire plus féministe que Beauvoir. Par exemple, quand cette dernière voit dans la coquetterie les désolantes conséquences de l’oppression masculine, le philosophe du XVIIe siècle vante au contraire « l’adresse » dont feraient preuve les femmes dans ce domaine, démontrant que leur esprit est capable de toutes les subtilités qui mènent les hommes à la réussite dans les sciences et les arts (p. 35).

Je dis « le philosophe », car c’est de cela qu’il s’agit : François Poullain de La Barre est un disciple de Descartes, et son œuvre est la preuve que le féminisme à la française a des racines cartésiennes. Cela s’explique assez bien. L’oppression des femmes paraît tellement universelle qu’il faut toute l’arrogance du « doute hyperbolique » pour enfin envisager qu’elle soit un préjugé. Sur fond de condamnation des préjugés sexistes, l’auteur rejette finalement comme dépourvue d’intérêt l’intégralité de la philosophie antique (p. 136-138).

De même, l’habitude de réaliser des expériences in vitro, acquis de la science cartésienne, est nécessaire pour formuler une hypothèse métaphysique comme : « Combien y a-t-il de gens dans la poussière qui se fussent signalés si on les avait un peu poussés ? » (p. 36). « Et si j’étais né en 17 à Leidenstadt… », chantait Jean-Jacques Goldman : l’hypothèse n’a de sens que si l’on considère, comme Descartes, que les circonstances extérieures n’ont aucune part dans notre identité, entièrement définie par l’esprit : or « l’esprit n’a pas de sexe » (p. 75).

Mais évidemment, et peut-être faut-il finir par là, l’auteur est souvent agaçant, surtout lorsqu’il se pose en ethnologue « en immersion en milieu féminin », pourrait-on dire. Quelquefois ses arguments sont circulaires, et les stéréotypes sont tournés en éloges, par exemple p. 47 : « Il semble que les femmes soient nées pour exercer la médecine et pour rendre la santé aux malades. Leur propreté et leur complaisance soulagent le mal de moitié ». Plus le traité avance, plus les arguments plongent dans la confusion totale, et l’on comprend mieux que son auteur soit si peu connu.

Il publia encore un traité De l’éducation des dames, et un autre intitulé De l’excellence des hommes, entièrement ironique : « je l’ai écrit non pour prouver qu’ils sont plus excellens que les femmes, estant persuadé du contraire plus que jamais, mais seulement pour donner moyen de comparer les deux sentimens opposez, & de mieux juger lequel est le plus vrai ». L’édition folio n’a jamais pris le risque de publier ce traité-là, d’ailleurs il a moins d’intérêt à mon avis. Mais si vous le cherchez, vous pouvez le lire en ligne, dans l’édition originelle, sur Gallica.

François Poullain de La Barre, De l’égalité des deux sexes, éd. Martine Reid, coll. « folio 2€ », Gallimard, 2015, 146 p., 2€.

Pour en savoir plus : Sans compromis, Let’s look after…, et la recension de lemonde.fr.