Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (4/4) : reproches

Par Femmesdelettres

Pour terminer le feuilleton de ce compte-rendu, déjà bien trop long, du Deuxième sexe, je voudrais mettre en avant quelques éléments qui me paraissent décevants ou insuffisants dans ce livre, et qui ne sont pas des détails. On pourrait les résumer par cette phrase de la conclusion : « c’est en s’assimilant aux hommes que la femme s’affranchira ».

On l’a vu, Beauvoir déplore que les petites filles soient si peu habituées au sport et à la compétition entre elles. Mais faire l’éloge de la violence formatrice, de la capacité « d’éprouver dans ses poings sa volonté d’affirmation de soi » (I, 375), c’est en somme faire l’éloge de la virilité. Et c’est précisément ce à quoi s’attache Beauvoir tout au long du Deuxième sexe, qui a pour seul horizon la masculinité. Si tant de femmes se sont senties secouées et blessées par ce livre, c’est peut-être qu’il les met dans la situation angoissante d’une injonction contradictoire : avoir une vie d’homme, mais sans partager avec eux le même « destin anatomique ». Beauvoir parle peu de la formation des garçons (pourtant tout aussi complexe que celle des filles, si l’on en croit l’étude de Sylvie Ayral, La Fabrique des garçons). Elle donne toutefois pour essentielle la différence anatomique des garçons et des filles dans l’apprentissage de la sexualité (I, 447). Et pourtant, elle ordonne aux femmes de passer outre.

Tout ce qui peut rendre aux femmes leur fierté perdue (narcissisme, romantisme, mysticisme) est condamné comme une « illusion » (II). En cela Beauvoir est une janséniste du XXe siècle. Au sujet de la coquetterie, du souci de soi (dirait Foucault), elle écrit : « cette réussite ne sert à rien ni à personne » (II, 220) ; on croirait lire un homme, et un vieux. D’ailleurs Simone de Beauvoir cite quelquefois des textes misogynes, comme si c’étaient des arguments objectifs, à l’appui de sa démonstration, et souvent elle condamne la mauvaise foi des femmes qui se berceraient d’illusions sur leur condition. Comme une La Rochefoucault moderne, elle grave de terribles maximes. Ainsi, au sujet des femmes aristocrates : « leur vaine arrogance, leur radicale incapacité, leur ignorance butée en font les êtres les plus inutiles, les plus nuls qu’ait jamais produit l’espèce humaine » (II, 349).

Alors, faut-il que les femmes deviennent des hommes comme les autres ? Beauvoir met en garde qu’en tout cas, il ne faut pas avoir peur des reproches dont on accable les viragos : « chaque fois que la femme se conduit en être humain, on déclare qu’elle s’identifie au mâle. Ses activités sportives, politiques, intellectuelles, son désir pour d’autres femmes sont interprétés comme une protestation virile, on refuse de tenir compte des valeurs vers lesquelles elle se transcende » (I, 487). Or les femmes perdent beaucoup de temps et d’énergie à s’en défendre : « parmi les artistes et écrivains féminins, on compte de nombreuses lesbiennes. Absorbées par un sérieux travail elles n’entendent pas perdre leur temps à jouer un rôle de femme ni à lutter contre les hommes » (I, 492). Et pourtant, « c’est en s’assimilant aux hommes que la femme s’affranchira », assène contradictoirement la conclusion de l’ouvrage (II, 481).

En somme Beauvoir exhorte les femmes à faire partie d’une homosociabilité masculine dont elle dénonce pourtant sans cesse les travers, par exemple lorsqu’elle écrit : « il n’est pas vrai que les hommes respectent les femmes : ils se respectent les uns les autres à travers leurs femmes – épouses, maîtresses, filles soutenues ; quand la protection masculine ne s’étend plus sur elle, la femme est désarmée en face d’une caste supérieure qui se montre agressive, ricanante ou hostile » (I, 507). Beauvoir attend des femmes qu’elles se montrent rationnelles et scientifiques autant que les hommes ; mais elle dit ailleurs qu’« aux mains des hommes, la raison devient une forme sournoise de violence » (II, 328). Impossible de s’y retrouver…

Sans doute ces contradictions tiennent-elles en partie au présupposé existentialiste de départ. Toutes les spécificités féminines sont attribuées à un manque de liberté ; ainsi Beauvoir fait toujours du lesbianisme une conséquence de sa condition, allant jusqu’à la décrire comme « une attitude choisie en situation, c’est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée » (I, 510), opinion hasardeuse. Mais il y a plus que cela. Sur bien des sujets, Beauvoir donne les États-Unis pour modèle de progressisme et de féminisme. Elle vante la libération sexuelle américaine et déplore que le libertinage soit si mal vu en France. C’est-à-dire qu’elle reformule un système de valeurs américain dans la langue du rationalisme français. Voilà une tâche impossible : le changement dans les mœurs américaines s’est fait sur fond d’empirisme généralisé.

Oui, Beauvoir envisage une libération des femmes, qui « ne saurait être que collective » (II, 349). Mais elle ne lui semble encore apparue nulle part, et pour cause : son idéal de libération est intrinsèquement contradictoire. « Beaucoup de femmes ont déjoué – elles déjouent de plus en plus – les pièges du narcissisme et du faux merveilleux ; mais aucune n’a jamais foulé au pied toute prudence pour tenter d’émerger par-delà le monde donné » (II, 472), dit-elle. C’est-à-dire d’exercer sa liberté, selon les existentialistes. Mais cette liberté, les mêmes Américaines libérées qu’elle donne pour modèle n’en voudraient pas. C’est la liberté colonialiste d’une Edith Wharton se croyant partout chez elle dans son Voyage au Maroc. Au contraire, la « libération » hippie s’est faite sur le mot d’ordre : « vivre et laisser vivre », que Beauvoir ne reprendrait jamais à son compte : Beauvoir n’est pas la hippie qu’elle voudrait être, et tout juste a-t-elle exprimé quelques sympathies, pendant l’Occupation, pour les zazous dont elle ne faisait nullement partie.

Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe 1 et 2, Gallimard, 1949, 512 et 584 p., 10,50€ et 11,20€.