"Lorsque la vraie passion parle, les masques du mensonge s'effritent".

Par Christophe
ATTENTION, CE BILLET CONCERNE LE DEUXIEME TOME D'UNE TRILOGIE.
Au début de cette année, les éditions Mnémos nous présentaient un premier roman fort intéressant, début d'un cycle de fantasy assez original : "Sénéchal", de Grégory Da Rosa. Et comme il faut battre le fer tant qu'il est chaud, le deuxième tome est arrivé à l'automne (en attendant le troisième en 2018, sans doute). Et c'est de ce deuxième volet, sobrement intitulé "Sénéchal II" (même pas un "retour de la vengeance", rien !) que nous allons parler aujourd'hui. Nous retrouvons Lysimaque assiégée, le sénéchal Philippe Gardeval, sans doute l'homme le plus puissant du royaume après le monarque, dans une situation bien précaire et une atmosphère de complot, de trahison et de mort, alors que l'assaut n'a même pas encore été donné... Les rapports de force dans la ville coupée du reste du monde ont évolué et il semble bien désormais qu'une personne focalise les soupçons : Gardeval lui-même...

Trois jours que Lysimaque, capitale florissante du royaume de Méronne, ville libre, phare politique et culturel de la région, est assiégée par les forces de Castlewing, le royaume voisin qui voudrait le mettre au pas et faire évoluer sa politique dans un sens plus moral, en phase avec la religion dominante. Trois jours que ses habitants, pris au piège des fortifications, attendent un assaut inévitable.
Trois jours aussi que les personnages les plus puissants de la ville cherchent à comprendre comment ils ont pu se retrouver dans cette situation sans rien voir venir. Edouard VI, le roi et l'ami d'enfance de Philippe Gardeval, veut démasquer le ou les traîtres qui ont conduit à ce fiasco, mais qui a ou ont tué, aussi, sous son nez.
Philippe Gardeval, le sénéchal, semble sur la sellette, aussi se démène-t-il pour démanteler la conspiration à l'oeuvre. Mais, déjà, son influence diminue, au profit de l'ambitieux baron de Ligias qui, depuis le début du siège, semble avoir gagné l'oreille du monarque. Entre le roturier qui gouverne depuis longtemps et l'aristocrate qui entend prendre sa place, l'animosité est grande.
Et puis, en ce troisième jour, tout bascule : alors que Gardeval se trouve avec son fils, le tocsin résonne. Un son qui ne peut signifier qu'une chose : le roi est mort. Ou, plus exactement, qu'il est en fâcheuse posture. La mort serait confirmée si une seconde cloche sonnait le glas. Mais, il est très rare que l'une aille sans l'autre...
Alors, le choc est énorme. Le sénéchal Philippe Gardeval ne perd pas seulement son roi, mais aussi son meilleur ami. C'est sa jeunesse, lui le dirigeant vieillissant dont la position est sérieusement remise en question depuis le début du siège, qui s'en va... Mais, plus globalement, c'est une catastrophe pour Lysimaque, pour Méronne, qui perdent leur chef au pire des moments.
De quoi risquer de déclencher un mouvement de panique de grande ampleur dans la capitale, jusque-là relativement calme étant donné les circonstances. Un pouvoir décapité alors que l'ennemi est aux portes de la ville, ce n'est pas très encourageant. Gardeval veut d'abord comprendre ce qui a pu se produire et faire ensuite le point sur les possibilités de succession.
La princesse Sybille est encore bien jeune et bien peu inexpérimentée pour prendre la tête des troupes en pleine crise. Mais, Gardeval peut-il lui apporter son aide, sa solide expérience du pouvoir pour orchestrer la défense ? Ou bien est-ce la fin de son mandat, sans doute au profit de Ligias, qui ne manquera pas l'occasion qui se présente à lui d'obtenir ce qu'il désire ?
L'assaut semble imminent, surtout si les traîtres à l'oeuvre en ville parviennent à prévenir l'extérieur du drame qui se joue au coeur de Lysimaque. Il est urgent d'établir un pouvoir stable, et c'est ce que Gardeval espère faire. Mais, cet homme si posé, si prévoyant, un stratège politique qui envisage habituellement toutes les possibilités, n'est pas au bout de ses surprises...
J'avais hâte de revenir à Lysimaque, après avoir été laissé en plan à la fin du premier tome. Etourdi, haletant, pantois, j'étais resté là, démuni face à ce cliffhanger qui promettait beaucoup. J'avais hâte de retrouver Gardeval, personnage qui suscitait chez moi des sentiments ambivalents, je crois l'avoir expliqué dans le billet consacré au premier tome.
Sûr de lui, inflexible, mû par un complexe d'infériorité lié à ses origines modestes, ambitieux mais réaliste quant à sa marge de progression, sa position de narrateur posait question : se pourrait-il qu'il joue un double rôle, qu'il ait, comme le soupçonnent certains, plus qu'une responsabilité dans la situation actuelle de Lysimaque ?
Or, on le retrouve désarçonné par les événements imprévus qui ouvrent ce deuxième tome. Bien sûr, il peut toujours jouer la comédie, quel politique n'est pas aussi un acteur ? Mais, on le sent sincère dans sa surprise et dans la douleur qu'il ressent en entendant ces cloches et en comprenant le message qu'elles véhiculent.
Et ce changement de tonalité va marquer tout ce deuxième tome : la morgue du sénéchal a disparu, le voilà dans une position de faiblesse comme il n'avait sans doute jamais connue jusque-là. Plus que son cas personnel, lui l'éternel serviteur, c'est l'impression qu'il ne maîtrise plus rien, qu'il ne comprend pas ce qui se passe, qu'il ne parvient plus à anticiper les événements.
Il est à la traîne, fragilisé jusque dans son corps, blessé au visage, le nez brisé, et contraint d'utiliser une canne pour se déplacer, à cause d'une douleur à un genou... L'image impeccable et l'autorité naturelle du sénéchal, incontestable à Lysimaque jusqu'à ces derniers jours, en prend un sévère coup et c'est un personnage bien différent que l'on suit.
Un personnage qui n'est plus seulement un suspect, ça, encore, il pourrait s'en débrouiller. Non, c'est bien pire, c'est un personnage qui a été mis à l'écart. Sa pire crainte... Oh, il ne va pas se résigner pour autant, malgré tout il peut encore tirer quelques ficelles, manigancer dans l'ombre et avancer ses pièces sur l'échiquier, mais il n'a plus vraiment son destin en main. Ni celui de Lysimaque...
Et, forcément, on attend sa réaction. Il ne va pas se laisser dépouiller sans réagir. Il a d'autres cartes en main qu'il peut jouer et, même s'il doit, à l'issue de ce siège, passer la main, de gré ou de force, il pourra toujours essayer de conserver une influence dans les plus hautes sphères du royaume. A lui de manoeuvrer habilement, sa spécialité...
Mais la suspicion demeure, le sentiment que des traîtres sont à l'oeuvre dans la ville persiste. et Philippe Gardeval n'est pas seulement un fusible qu'un plus ambitieux, qu'un mieux placé que lui veut remplacer. Non, il est aussi dans le collimateur, possible conjuré ayant mis au point ce plan visant à ébranler Lysimaque et tout Méronne avec.
Lui-même nourrit pas mal de soupçons qu'il nous fait partager, mais peut-on lui faire confiance ? D'ailleurs, qui lui fait encore confiance dans cette ville ? Et à la cour, c'est sans doute pire encore. Le voilà isolé, suspecté par les uns, suspectant lui-même les autres, l'ambiance n'est pas franchement à la sérénité et au calme. Et c'est d'abord cela qu'il lui faut restaurer.
Dans ce deuxième tome, où le roi est donc annoncé mort, où son bras droit est soumis à une grande défiance, où l'ennemi se prépare à attaquer, ce sont deux personnages féminins qui vont émerger. la comtesse Esther de Haplen, en premier lieu. "De tous les hommes du comte de Haplen, celui qu'il faut craindre le plus, c'est sa femme", dit la vox populi.
Allez savoir pourquoi, je n'ai pu me défaire de l'image de Diana Rigg incarnant lady Olenna Tyrell dans la série "Game of thrones". Le personnage de Grégory Da Rosa, est toutefois moins... euh, plus mesurée dans son langage. Mais, on retrouve chez elle une même sagacité et un même regard acéré sur les choses politiques, chacune dans leur contexte.
Dame Esther n'agit pas au grand jour, mais elle va, au cours de ce deuxième tome, intervenir à plusieurs reprises auprès de Gardeval. Elle va lui livrer des éléments importants, redonner confiance au sénéchal, l'appuyer et le soutenir, alors qu'il semble abandonné de tous ou presque. Ensemble, ils vont travailler pour essayer de reprendre la main et son rôle occulte est très important.
L'autre personnage féminin qui s'affirme, c'est Sybille. La fille du roi, ravissante mais encore bien jeune, va prendre les choses en main lors de ces journées. Elle n'est plus la discrète princesse en plein apprentissage qu'on a brièvement croisée lors des premiers jours du siège. D'un seul coup, la voilà devenue une femme qui entend exercer le pouvoir que sa naissance lui confère.
Et, manifestement, cet avènement ne s'est pas fait sur un simple coup de tête, ou par la force des événements. Cela semble au contraire mûri de plus longue date, comme si la princesse attendait depuis un moment l'instant propice où elle pourrait justement montrer à tous qu'elle n'était pas qu'une donzelle, mais une figure politique (et pas seulement politique) à part entière...
Alors, bien sûr, le lecteur parano et suspicieux que je suis devenu depuis le début de ce cycle a réagi et s'interroge sur le rôle exact de ces deux femmes, de la même façon qu'il s'est interrogé sur le rôle des hommes qui tenaient la corde jusque-là : Gardeval, Edouard et Ligias au premier chef. Oui, naturellement, dans ce contexte incertain, chaque personnage suscite le soupçon...
Mais, homme ou femme, le mystère reste entier : qui ourdit dans l'ombre le complot qui mène Lysimaque à sa perte ? S'il existe bien, s'ils existent bien, on ne le découvrira que dans le dernier volet, et c'est tout à fait normal. Mais la liste des suspects s'allongent et les hypothèses qu'on échafaude pour chercher celui, celle, ceux, celles qui mènent la danse s'allonge.
Ce second tome, comme le premier, est mené sur un rythme très particulier. J'avais fait référence à la série "24 heures" dans le premier billet pour évoquer le côté "action en temps réel" de "Sénéchal". Cet aspect demeure dans ce second volet. On n'est pas dans de la fantasy épique, l'action ne prime pas sur tout le reste, et en particulier sur la dimension politicienne.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il ne se passe rien ou qu'on ne fait que se perdre en discussion et en manigances. Au contraire, dans ce deuxième tome, l'action va tenir un rôle très important, car des événements majeurs vont se dérouler. Majeurs, mais pas forcément décisifs. Avec l'action, la violence se déchaîne également, et l'on assiste à un sacré pic de tension.
Sans en dire trop sur ce qui se passe dans ce deuxième tome, ça va barder à Lysimaque, comme on pouvait le redouter dès le départ de cette histoire. Et ensuite ? Ce déferlement de violence va-t-il modifier la situation générale et les rapports de force au coeur et autour de la capitale du royaume de Méronne ? Ah, à vous de lire !
Reste le dénouement de ce deuxième tome, qui ne peut pas se terminer sur une note calme. Non, il faut une situation capable de faire brusquement remonter la tension afin d'annoncer les enjeux du dernier tome. Une situation qui, encore une fois, va modifier les positions des uns et des autres sur l'échiquier.
Pour conserver la métaphore, on pourrait parler de la mise en place d'une nouvelle variante, avec des pièces qui, jusqu'ici, étaient restées en retrait et, désormais, se retrouvent sur le devant de la scène. Mais dans quel but ? On l'ignore encore, bien sûr, mais il y a de quoi être surpris de cette nouvelle répartition des cartes.
Et puis, il faut un cliffhanger qui nous laisse, encore une fois, sur des charbons ardents avant de pouvoir se jeter sur le troisième tome quand il sera disponible. L'annonce de la mort du roi était déjà un modèle du genre, mais alors, le cliffhanger du deuxième tome, là, je dis chapeau ! Une situation qui va remettre le sénéchal au coeur du jeu, mais pas comme on aurait pu le croire...
Le dernier mot concernera l'écriture de ce deuxième tome. Grégory Da Rosa, dès les premières lignes, d'ailleurs, nous offre un spectre très large, du langage le plus soutenu, à la mode médiévale, au parler le plus cru, volontiers vulgaire, même, comme si les origines roturières du sénéchal resurgissaient sous la pression des événements.
Comme s'il perdait, avec son assurance, son maintien. Oh, bien vite, les apparences reprennent le dessus, mais régulièrement, au cours du récit de ces journées mouvementées où il se retrouve sans cesse en fâcheuse posture, il laisse échapper des mots crus, des expressions familières voire grossières, comme si sa faiblesse et ses doutes se répercutaient sur son langage.
Son armure de respectabilité se fendille et sans devenir soudainement une espèce de... drille, tiens, un soudard, il se laisse aller à quelques excès de langage. Mais, en gardant cette narration au premier degré qui lui permet de ne révéler au lecteur que ce qui l'arrange, Gardeval conserve un certain pouvoir : celui de nous manipuler comme il le veut...
Me voilà revenu à la case départ : j'ai encore une fois hâte de retourner à Lysimaque, avec la conscience que, cette fois, ce sera pour le dénouement, que les masques du mensonge ne s'effriteront pas seulement, mais tomberont pour de bon. Et des menteurs, il y en a beaucoup, dans cette ville, qui attisent bien des passions...
Alors, qui tire les ficelles ?