Rencontre avec Alain Damasio et Éric Henninot

Par Deslivresetlesmots @delivrezlesmots

À l’occasion de la sortie de l’adaptation en bande dessinée de La Horde du Contrevent, la librairie marseillaise Maupetit organisait une rencontre avec l’auteur du roman original, et le dessinateur / scénariste de l’adaptation BD. Comme de nombreuses choses intéressantes ont été dites, j’en ai profité pour prendre des notes afin de vous rapporter quelques uns de leurs propos.

La genèse du projet d’adaptation

Éric Henninot a réussi à convaincre Alain Damasio d’adapter son œuvre après maintes discussions : en effet, jusqu’ici son trait (notamment dans XIII Mystery), ne correspondaient pas du tout à ce qu’imaginait Damasio. Éric n’était pas surpris de cette réponse : ce n’était pas avec le même style qu’il comptait aborder La Horde du Contrevent, au contraire, il avait bien dans l’intention de faire évoluer son dessin vers plus de mouvement et d’espace, exactement ce qui conviendrait pour cette adaptation. Pourtant, cette évolution de style n’est pas seulement due à La Horde : il s’agissait d’un changement logique et nécessaire pour le dessinateur. Éric Henninot a alors proposé le projet pour une résidence d’auteur·rice et cela a été accepté : en est sorti la première version du scénario. Il précise que c’est le projet le plus personnel qu’il ait fait jusque là.

Pour Alain Damasio, il était primordial de laisser à Éric la liberté d’adapter et de créer sa propre œuvre. Bien qu’il lui ait fait des retours sur les différentes versions des scénarios, il ne voulait pas que ces retours soient bloquants, d’autant qu’il avait déjà eu l’occasion d’imaginer un scénario en ayant travaillé sur l’adaptation en film pendant un an. Il a la même philosophie pour d’autres adaptations, notamment théâtrales, de ses œuvres et il n’hésite pas à dire aux artistes de faire comme s’il n’était pas vivant et de trahir le roman de départ, tant que la trahison est de qualité.

Pour autant, Éric est si attaché au livre, qu’il n’a pas l’intention de changer l’histoire, tout en gardant son désir créatif. Il préfère profiter d’intrigues secondaires qui étaient seulement esquissées dans le roman et de les creuser comme il l’entend. L’adaptation est prévue en six tomes, avec par exemple le deuxième qui montrera les Fréoles et la flaque de Lapsane ; le troisième nous amènera à Alticcio et les derniers tomes nous montreront le Camp Bòban, Norska et la fin.

La bande dessinée

En plus de changer de style au moment de la création de La Horde du Contrevent en bande dessinée, Éric Henninot a également évolué dans ses manières de dessiner puisqu’il est passé à la tablette graphique pour l’encrage. Cela lui a permis de gagner beaucoup de temps et d’alléger le travail, qui était assez considérable puisqu’il s’occupe à la fois du scénario, du dessin, de l’encrage et de la couleur. Travailler de façon numérique lui permet de dessiner un seul storyboard puis de faire l’encrage.

À propos des trois versions de scénario, il précise que la première version était en fait son premier essai à l’exercice d’écriture de scénario : c’était donc du débroussaillage. La deuxième version était plus complexe mais pas assez intense. Il a été important pour lui de prendre de la distance afin de s’améliorer, et les discussions qu’il a pu avoir avec Alain Damasio l’ont beaucoup aidées. Enfin, s’il y a eu une version « 3.5 », c’est parce que son éditeur lui a proposé une lecture publique, à laquelle il a eu énormément de retours négatifs et cinglants. Seules les personnes qui connaissaient déjà le roman ne trouvaient que quelques éléments négatifs. Il a alors failli abandonner le projet, mais son but était de faire une œuvre qui soit accessible à tous, pas seulement aux connaisseur·euse·s de l’œuvre originale.

La polyphonie

Pour adapter le roman, il était primordial de réduire la horde, en fusionnant des personnages selon leur « élément » ou leur métier : Callirhoé par exemple devient feuleuse et artisane du métal. La difficulté de la bande dessinée est aussi de ne pas pouvoir faire parler plusieurs personnages en même temps, des choix doivent être faits. Pour cela, Sov est apparu à Éric comme le narrateur idéal puisqu’il évoque parfaitement la question de la solitude et celle du lien. D’autres personnages ont aussi plus d’importance que dans le roman, c’est le cas par exemple de Coriolis qui est la porte d’entrée parfaite pour introduire les lecteur·rice·s à l’univers de La Horde sans être trop explicatif.

Alain Damasio précise alors que la littérature est un art total puisqu’il est très ample. Grâce à la polyphonie, il a eu l’opportunité dans son roman de décrire un même moment plusieurs fois selon des points de vus très différents, mais aussi de décrire des choses différentes qui se passent en un même moment. La difficulté des adaptations en bande dessinées, films ou séries réside dans la limitation au cadre, qui peut permettre deux, voire quatre points de vus maximum. Le roman, lui, donne accès de plus à l’intériorité des personnages.

S’il est impossible d’adapter cette polyphonie en bande dessinée, l’enjeu principal d’une adaptation de La Horde du Contrevent est de transcrire le lien, qui est la clé du livre. Dans le roman, ce dernier est montré grâce à la polyphonie mais il faut trouver un autre stratagème pour la BD. En cela, Alain Damasio trouve l’adaptation tout à fait réussie puisqu’il retrouve ce lien qu’il a créé dans le roman ; comme il n’a pas pour habitude de relire ses œuvres, il a vraiment eu l’impression de replonger dans l’histoire en lisant la bande dessinée !

Les vents

Éric Henninot n’a pas pour projet de représenter les neufs formes de vent : bien que les septième, huitième et neuvième formes soient très différentes et seront donc différenciées des premières. Mais il est bien plus difficile de montrer l’humidité d’un vent, même si l’on peut jouer sur la couleur. Surtout, il était important pour lui de ne pas perdre le vent.

Le propos de La Horde du Contrevent

Pendant l’écriture du roman, Alain Damasio n’avait de cesse de se reprocher que le roman n’était pas assez politique, mais il s’est finalement rendu compte que l’histoire était éminemment politique. Contrairement à La Zone du Dehors, cela était beaucoup plus implicite. C’est aussi un roman, plus philosophique et spirituel : tout tourne autour de la question « qu’est-ce qu’être en vie, dans sa pensée, sa perception, ses émotions ? ». L’histoire donne la réponse suivante : il s’agit d’être en mouvement (dans sa pensée, son idée, sa sensation) et d’être lié (aux autres, au cosmos, à la nature, l’environnement et aussi à soi-même).

Les jeux de mots, le travail de la langue, les néologismes, etc. dans La Horde

Quand on lui demande si tout ce travail sur la langue lui est venu naturellement, Alain Damasion n’hésite pas sur sa réponse. La littérature est le plus haut degré de liberté possible et le genre de la science-fiction s’est imposé comme le plus propice à la création. Pour lui, c’est une évidence d’exploiter toutes les ressources à disposition, d’inventer. Il ne comprend pas les ouvrages de « littérature blanche » qu’il a pu lire où il ne retrouve ni polyphonie, ni jeux de mots, ni travail de la langue. Pourquoi ne pas jouer avec le langage et profiter des ressources existantes ? C’est d’ailleurs l’une de ses déceptions sur son ouvrage en cours d’écriture, Les Furtifs, pour lequel il trouve la syntaxe encore pas assez fluide et inventive.

Pour lui, c’est une évidence que de vouloir faire évoluer la langue et de s’en servir comme espace de création. En ce sens, il trouve la réaction de l’Académie française à propos de l’écriture inclusive inadmissible et incompréhensible. Le collectif Zanzibar qui s’intéresse à la science-fiction et dont il fait partie, a bien l’intention de foncer dans l’exploration de l’écriture inclusive et des pronoms neutres (iel, iels, celleux, etc.) qui offrent encore plus de possibilités de travail et de création. Les auteur·rice·s doivent renouveler la langue et non se contenter d’expressions toutes faites qu’on retrouve de partout du type « sa main froide comme l’acier ».

D’autres adaptations

Un projet de séries de films ou de séries télévisées est en cours de négociation et donc rien ne peut être dévoilé pour l’instant. Pour Damasio, la série télévisée serait le médium parfait pour ce qu’il envisage et permettrait une ligne narrative principale entrelacée avec des intrigues secondaires et un développement possible des personnages. Il voit l’adaptation en film comme un enfer puisqu’il faut réduire toute son œuvre à une seule ligne narrative et s’il devait le faire, il choisirait de se concentrer sur la cohésion de la Horde.

D’autres projets d’adaptations continuent de fleurir, notamment des pièces de théâtre. Cela va continuer et c’est l’une des plus grandes joies d’Alain Damasio : que son roman soit repris par d’autres artistes.

À propos du morceau Bora vocal du musicien électronique Rone, Damasio le considère comme une nouvelle forme d’art dont la création est rocambolesque. Pendant l’écriture de La Horde, Damasio ressentait le besoin de parler et s’enregistrait sur un dictaphone. L’une des cassettes d’enregistrement est passée de mains en mains jusqu’à ce que Rone l’écoute, soit infiniment touché par des extraits et propose une première maquette à Damasio.

Alain Damasio a beaucoup travaillé sur la fiction radiophonique et c’est un domaine qu’il veut continuer à explorer, que ce soit à travers le slam ou de la fiction radiophonique, ce qui lui permettrait de revenir à la source de la littérature : l’oralité. Il confie alors que pour l’écriture de La Horde il avait fait un véritable travail physique de redécouverte de la phonétique, afin de tout réapprendre et recomprendre. D’ailleurs, une adaptation en livre audio est prévue pour 2018 !

Conseils aux jeunes auteur·rice·s

Alain Damasio conseille aux auteur·rice·s qui voudraient publier leurs œuvres de ne penser ni à la reconnaissance, ni aux lecteur·rice·s. Il faut faire sortir ce qui est dans nos tripes. Il rappelle que pour La Zone du Dehors, il n’avait pas réussi à le faire publier dans le circuit traditionnel, bien qu’il connaissait un éditeur chez le Seuil qui avait fait lire le manuscrit à beaucoup de ses collègues. Après maintes refus, il s’est dirigé vers un petit éditeur numérique qui avait accepté à condition d’imprimer les livres cinquante par cinquante. En quatre ans, 500 livres ont été vendus, ce qui peut sembler très peu, mais cela était suffisant pour lui puisqu’il avait touché 500 personnes.

La Horde du Contrevent reste un conte de fées de l’édition. Il s’était isolé pendant trois ans en Corse à raison de 20 jours d’écriture par mois, et lors de la signature du contrat chez La Volte, lui et son éditeur avaient seulement prévu de vendre 1 500 à 1 800 exemplaires. Pour lui, on sent quand le livre est prêt, quand c’est bon et que ça a de la valeur, mais pour La Horde c’est arrivé après des tonnes de correction. Quand on lui demande comment il a vécu cet isolement, Alain Damasio a du mal à décrire cette expérience : il avait le sentiment d’aller au bout de ce qu’il pouvait, l’isolement et la solitude lui ont permis d’aller jusqu’au bout et il en est ressorti avec une plénitude et une confiance fondamentale en ce qu’il avait créé.


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