Dix histoires fortes pour enfants d'aujourd'hui

Par Lucie Cauwe @LucieCauwe
Parce que les enfants aiment aussi des histoires fortes, qui leur parlent d'eux, de ce qu'ils craignent ou de ceux qui les entourent.

La merveilleuse Dr Pépita de Kristien Aertssen. (c) Pastel.


Le docteur du cœur
Kristien Aertssen
l'école des loisirs
Pastel
32 pages
D'habitude, les quatre amis aiment jouer aux cartes à l'heure du thé. Mais ce jour-là, rien ne va pour eux. Ecureuil et Hérissonne souffrent d'un accident domestique, Ours s'endort tout le temps et Lapin a les oreilles qui tombent. Le loup, lui, éternel exclus, a mal au cœur. Heureusement, bientôt se font entendre dans la forêt un violoncelle et une flûte. Le signal du début des consultations du docteur Pépita qu'assiste son petit chien.

Trampoline sur le canapé, prescrit le Dr Pépita. (c) Pastel.

Robe rose, blouse blanche, la doctoresse n'a pas son pareil pour écouter ses patients lui raconter leurs souffrances. Installée dans son cabinet décoré de cœurs, elle compatit, soigne et complète ses remèdes adaptés à chaque malade de propositions étonnantes mais très efficaces. Les quatre joueurs de cartes et aussi le loup défilent tour à tour dans son cabinet. Autant de séquences exquises dont les images, bien plus disertes que le texte, s'avèrent délicieuses à détailler. Surtout quand le "docteur du cœur" prend part aux remèdes prescrits.
Cette belle joie de vivre s'interrompt le jour où seul résonne le violoncelle. Les cinq amis n'hésitent pas une seconde. Ils vont réconforter la pauvre Pépita endeuillée. Ils lui appliquent les remèdes dont ils ont bénéficié, écoute, empathie et chaleur. La séquence finale est du coup des plus drôles avec ses clins d'œil aux éléments précédents et l'album s'achève avec un nouveau qualificatif pour le loup.
Non seulement Kristien Aertssen déploie une très jolie histoire, toute en tendresse et en humanité, jamais nunuche, mais elle y instille de nombreux éléments singuliers et inattendus qui renforcent encore son attrait. A partir de 4 ans.
Retrouve-moi!
Anthony Browne
traduit de l'anglais par Camille Guénot
Kaléidoscope
40 pages
Poppy et Cyril n'ont pas le moral. Ils ont perdu leur chienne, Goldie. Pour se remonter le moral, le frère et la sœur décident de jouer à cache-cache. Cyril ira le plus loin possible dans les bois et Poppy, avec son joli cardigan coquelicot, le retrouvera. C'est parti.
Sauf que Poppy ne trouve pas Cyril dans ses cachettes habituelles et que ce dernier voudrait bien être découvert sans trop attendre. Surtout que les deux entendent séparément un bruit qui les effraie. Anthony Browne joue habilement avec la taille de ses images et celle de ses personnages. Plusieurs illustrations peuvent être posées sur le blanc de la page ou alors on voit une image unique s'étendre à bords perdus sur la double page. On aura bien sûr remarqué que l'auteur-britannique glisse des tas d'éléments bizarres dans les arbres de sa forêt, ce qui ne contribue pas à diminuer le suspense du récit. Ou qu'il joue sur les similitudes comme la pomme posée sur un tas de bûches et le pompon du bonnet de Cyril. Il y a tant à regarder dans son magnifique travail.
La fin sera heureuse. Encore plus de retrouvailles qu'attendu. Mais Anthony Browne garde une dernière surprise pour la conclusion, quand on découvre le lieu où habitent les enfants. Un très bel album à regarder, rêver et interpréter à partir de 4 ans.

"Il est allé super loin...", dit Poppy. (c) Kaléidoscope.


Puisque c'est ça, je pars!
Yvan Pommaux
couleurs de Nicole Pommaux
l'école des loisirs
44 pages
Après de longs détours par divers albums magnifiques dans les veines historique ("La Commune", "Nous, notre Histoire"), sportive ("Passe à Beau") ou  relative à la mythologie et aux textes anciens ("Troie", "Ulysse", "Œdipe", "Thésée", "Orphée"), voilà Yvan Pommaux qui renoue avec l'album "classique", dix-sept après "L'île du Monstril".
Très agréable découverte que cet album qui traite de la relation entre Norma et sa mère, à l'heure actuelle, avec smartphones etc. L'histoire commence dans un parc citadin. Norma joue dans le bac à sable avec Jojo, son singe en peluche. Elle joue, elle imagine ceci et cela, sans savoir nécessairement qu'elle est raccord avec le livre que lit sa mère.
Le climat se gâche quand retentit le maternel signal du départ. Norma ne l'entend pas mais quand elle est prête, sa mère est au téléphone et plus pressée de partir du tout. Elles se prennent le chou et Norma annonce: "Puisque c'est ça, je pars!" Et elle le fait! Tout de suite, elle rencontre son pote Félix, qui souffre du même mal, une mère trop occupée par mille choses pour regarder son enfant.

Quitter le parc ou téléphoner? (c) l'école des loisirs.


En format à l'italienne, l'album nous emmène dans les pérégrinations du duo, pleines de péripéties et même de magie, entre animaux sauvages et peintres de fresques, entre robots sauvages et bateau sauveur, entre carpes et sirènes. Une aventure qui a sans doute déplu à Jojo. Le singe est parti de son côté lui aussi.Les enfants progressent dans des décors impressionnants où on repère divers éléments du parc, mais transformés.  Bref, tout va mal, surtout quand les enfants réalisent qu'ils se sont perdus. Le terrible périple se terminera cependant bien et tout le monde se promettra de prendre davantage soin de l'autre.
Si le texte est relativement court et facile à lire, les images donnent toute sa richesse à cette aventure contemporaine où nous entraîne l'auteur-illustrateur. On dirait que dans cet album, il s'est vraiment lâché, convoquant notamment un de ses démons, l'informatique, pour le plus grand bonheur de cette histoire rocambolesque qu'on suit avec le plus grand des plaisirs. Lui qui voulait voir s'il pouvait faire un livre en se lançant au hasard, sans plan préalable, peut être rassuré. Il a toujours la patte! A partir de 5 ans.
L'histoire de la petite maison
qui recherchait des habitants
Piret Raud
traduit de l'estonien par Olek Sekki
Rouergue
32 pages
En général, on cherche une maison où habiter. Ici, une petite maison cherche un occupant. Elle est triste d'être seule et vide. Un jour, elle transforme les roses de sa façade en roues et s'en va prospecter. "Merci, mais non!", lui répondent tous les animaux qu'elle croise. Ils ont tous déjà une maison, pas toujours idéale, mais c'est la leur, et ils souhaitent la conserver. Cela donne l'occasion de très jolies et amusantes séquences illustrées où la petite maison se transforme pour mieux séduire un éventuel habitant: des charcuteries lui poussent pour le chien, un bateau la fait flotter pour le poisson, des brindilles l'aménagent en nid douillet pour l'oiseau.

"Merci, mais non!", dit l'oiseau à la petite maison. (c) Rouergue.


Mais la petite maison n'a aucun succès. Même Jim le vagabond ne veut pas d'elle! Le soir tombe et la maison est de plus en plus triste. Elle se met même à pleurer. Elle entend une voix qui tente de la réconforter mais ne voit personne. Un autre solitaire plein de larmes. Elle va l'accueillir, cet habitant extraordinaire et ils vivront merveilleusement ensemble.
Un superbe travail graphique, technique du point et aquarelle, pour une histoire entre poésie et philosophie, décalée mais qui permet d'aborder les questions de la solitude et du vivre ensemble. A partir de 5 ans.
L'abri
Céline Claire
Qin Leng
Bayard
48 pages
Que faire quand la tempête s'annonce, que chaque famille d'animaux de la forêt se prépare pour s'enfermer bien au chaud et qu'apparaissent dans la brume deux étrangers perdus et frigorifiés? Ils frappent aux portes, proposent un peu de thé en échange d'un moment au chaud, de quelques biscuits, d'un peu de calme. Chaque fois, ils se font remballer avec des arguments dont les images montrent qu'ils sont faux. Quand la méfiance règne...

La famille Renard erre dans le froid de la nuit. (c) Bayard.

Le seul à se soucier des inconnus est Petit Renard qui apporte à Grand Frère et Petit Frère une lampe-tempête. La neige se met à tomber, ce qui enchante les deux ours qui savent comment se mettre à l'abri. Ce qui n'est pas le cas de la famille Renard, obligée de sortir car son toit a plié sous le poids de la neige. Où vont-ils aller dans le froid? Tiens, une lumière brille sur la colline et une bonne odeur de thé se répand dans l'air. Ce sont bien sûr les deux étrangers qui ont construit un igloo de fortune et y accueillent volontiers les naufragés de la nuit noire.
De douces aquarelles portent cette histoire de partage et de pardon au-delà des préjugés. Qui montre aussi que celui qui est chanceux aujourd'hui est celui qui aura peut-être besoin d'aide demain. A partir de 4 ans.
Le partisan
Maurizio A.C. Quarello
Editions des Eléphants
collection "Mémoire d'éléphant"
96 pages
Cette magnifique bande dessinée muette raconte en six chapitres les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale dans l'Italie fasciste, quand le grand-père de l'auteur, Maurizio Damarco,  rejoint la résistance et que son épouse, Maria Siccardi, fait face aux soldats allemands. Les images à l'aquarelle montrent de manière éloquente une embuscade nocturne, l'arrivée de deux soldats allemands affamés dans une ferme, la résistance, l'arrivée du printemps, le maquis et la libération. Tout est dans les scènes et dans les regards, montrant l'humain au-delà des étiquettes politiques. La peur bien entendu, l'amour, la défense de la patrie, les valeurs, la haine mais aussi le désespoir et la détresse avant la joie et les émotions des retrouvailles.

Deux soldats allemands arrivent. (c) Editions des Eléphants.

Les heurts se multiplient. (c) Editions des Éléphants.

Une page historique clôture ce très bel album, qui explique l'Italie de l'époque. Peut-être aurait-elle dû être en amont du récit graphique. Mussolini a été destitué en 1943 et l'armistice signé. Mais Hitler a fait délivrer Mussolini qui a créé la République de Salò, fasciste elle aussi.
On est à la toute fin de l'année 1944 quand l'album s'ouvre. Les embuscades contre les nazis et les fascistes se multiplient, les rafles et les exécutions de partisans en représailles aussi. Le printemps voit l'affaiblissement des nazis et des fascistes qui aboutira le 25 avril 1945 à la Libération.
Autant de faits historiques qu'évoquent avec pudeur ce superbe album pour ne pas oublier. A partir de 11-12 ans.
Ville bleue ville jaune
Ljerka Rebrovic
Ivana Pipal
Alice jeunesse
collection "Histoires comme ça"
32 pages
Peindre à en perdre la raison, tel pourrait être le résumé de ce très bel album sur les conflits frontaliers par exemple ou sur tous les autres conflits dénués de sens en général, où les belligérants se montent butés jusqu'à la plus extrême bêtise tant qu'un élément extérieur ne les arrête pas.

Deux villes amies ne se doutent pas de ce qui les attend. (c) Alice Jeunesse.


Le récit est porté par de dynamiques illustrations sur double page à bords perdus. Tout va bien dans ce petit coin du monde. Une rivière sépare la Ville bleue où l'on fabrique des parapluies de la Ville jaune où l'on confectionne des chaussures. Un pont en bois réunit les deux rives et permet aux habitants qui sont souvent amis de se rendre en face. Pourquoi ces villes portent-elles ces noms? On n'en sait rien car tout y est multicolore de part et d'autre. Mais on verra vite à quoi peut servir un nom.
On le verra précisément le jour où il faut repeindre le pont en bois. Les enfants ont proposé de "jolies couleurs". Les habitants ne les ont pas écoutés. Ils se sont tellement peu entendus entre eux qu'ils ont peint la moitié du pont en jaune et l'autre moitié en bleu. De quoi mécontenter tout le monde. S'en suit une incroyable escalade dans l'identification par le bleu ou par le jaune. On peint et on repeint chez soi. On se restreint à une seule couleur pour tout. On va peindre en cachette chez le voisin d'en face. On se dispute et on s'engueule. On pousse l'absurde à l'extrême. Pour le lecteur, c'est à la fois cocasse et extravagant, surtout que les images sont bien expressives.
Le fond sera atteint lors d'une bagarre avec les pots de peinture. Tout le monde devient vert. Qui est désormais l'ennemi? Cette première étape sera suivie d'une autre, encore plus radicale: une pluie qui dilue toutes les couches de peinture superposées et restaure les deux villes dans leurs couleurs originales. "Les habitants des deux rives étaient honteux de ce qui s'était passé, et contents que tout soit terminé." Et le pont, me direz-vous? Hé bien, raison ayant été retrouvée, la solution proposée par les enfants a été approuvée.
Conçu en Croatie, l'album "Ville bleue ville jaune" traite par une belle dérision des rivalités débiles et insensées qui rendent la vie pénible à petite ou à grande échelle. A partir de 4-5 ans.
Le renard et l'étoile
Coralie Bickford-Smith
traduit de l'anglais par Marie Ollier
Gallimard Jeunesse
64 pages
Une couverture un peu austère malgré son bel orange de feu abrite une création fort intéressante du point de vue graphique. C'est le premier album d'une graphiste des Editions Penguin, nous dit-on. Une graphiste qui voue une grande admiration, à juste titre, à William Morris, typographe de talent, aisément reconnaissable dans son travail. Son autre inspirateur est le poète William Blake. Pas mal.
En format broché souplé, son histoire est celle d'un Renard solitaire qui a trouvé en son unique amie, l'Etoile, un guide quotidien. Elle illumine son chemin chaque nuit dans la forêt. Le soir où elle ne brille plus, Renard se retrouve très seul. Apeuré, il se réfugie dans sa tanière. Il finira par en sortir, l'appétit le titillant, et se mettra en quête de son étoile. Une recherche qui lui fera découvrir un superbe ciel étoilé et lui donnera confiance en lui.

Des jeux graphiques au service de l'histoire. (c) Gallimard Jeunesse.


Cette histoire de résilience vaut terriblement par son graphisme sur doubles pages. Différents tons de gris campent les atmosphères nocturnes dans la forêt où évolue le héros, aidé par son amie. Quand celle-ci s'éteint, le gris se fait plus foncé. On n'y voit plus les traces d'orange qui le réveillait précédemment. Ces pages sombres alternent avec celles où Renard étale majestueusement sa fourrure de feu. Avec d'autres aussi qui jouent véritablement avec le texte, faisant apparaître ici des lapins, posant là Renard dans un petit coin, ou jouant tout simplement avec la forme des arbres et des étoiles. Un album très réfléchi mais pas du tout pesant pour autant, bien au contraire. A partir de 4 ans.
Le début de l'album peut être feuilleté ici.
Un tout petit silence bleu
Alain Serres
Sandra Poirot Cherif
Rue du Monde
48 pages
A l'école, on joue, on s'amuse, on crie. Dans la rue, sous la pluie, on râle, on crie, on fait du bruit. Au centre-ville, on klaxonne, on pétarade, on fait du bruit. Même la plage n'est pas épargnée par de tonitruants hélicos. Entre ces doubles pages colorées et assourdissantes, on découvre celles sur fond blanc où Joan nous explique sa collection de silences. Il les détaille un par un jusqu'au tout petit silence bleu du titre. Un contraste saisissant qui donne envie de cultiver les instants de calme et de sérénité. A partir de 4 ans.

La ville. (c) Rue du Monde.


Joan et les bulles de silence des poissons rouges. (c) Rue du Monde.


Ici
Gaëtan Dorémus
La ville brûle
88 pages
Ovni terriblement intéressant car reflétant notre monde que cet album où Gaétan Dorémus a dessiné à la craie dans les rues d'une ville et qu'il a pris des photos de ce street art originale. Cela donne une succession de microrécits écrits et dessinés à la craie dans leur contexte urbain.

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Un homme, "il", et une femme, "elle", se côtoient dans cet espace urbain. Ils commentent les petits riens et posent aussi de sérieuses questions sur la vie en ville, du déterminisme social à la gentrification en passant par la confrontation au regard des autres (et à la vidéosurveillance), la nostalgie, la solitude, la nature, le bruit...
Il y a à la fois un côté désabusé dans ces cours récits et une interrogation politique sur la nouvelle place de l'humain. Et de l''humour, plutôt mordant. Car cette appropriation à la craie des espaces de la ville est aussi une invitation graphiquement joyeuse et joyeusement graphique à tâter de nouveaux lieux de culture. Pour les plus grands, sans limite d'âge.


Trois doubles pages d'"Ici". (c) La ville brûle.