David Sala nous met échec et mat

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Le joueur d’échecs (David Sala – Editions Casterman)

L’histoire se déroule en 1941, en pleine Seconde guerre mondiale. A bord d’un luxueux paquebot reliant New York à Buenos Aires, des passagers tentent de tromper l’ennui en mettant au défi le champion du monde d’échecs Mirko Czentovic, qui part chercher de nouveaux triomphes en Argentine après avoir remporté tous les tournois d’Amérique. A priori, le jeune prodige yougoslave n’est pas du genre à se mêler aux autres passagers, d’autant plus qu’il est réputé pour la profondeur infinie de son inculture, mais il finit malgré tout par accepter de jouer une partie, appâté par les 250 dollars offerts par McConnor, un ingénieur écossais ayant fait fortune dans le forage pétrolier. Lorsque le jeu démarre, Czentovic est sûr de l’emporter. Il est même tellement convaincu de sa supériorité qu’il propose à McConnor et ses amis de jouer à plusieurs contre lui. Sans surprise, la première partie est remportée haut la main par Czentovic, qui triomphe dès le vingt-quatrième coup. Mais lors de la revanche, un mystérieux aristocrate viennois vient renforcer l’équipe de McConnor et parvient de façon incroyable à faire jeu égal avec le champion du monde, générant ainsi un enthousiasme délirant chez ses partenaires de jeu. Titillé, Mirko Czentovic propose d’entamer une troisième partie pour les départager, mais de façon incompréhensible, l’homme refuse, en affirmant n’avoir plus joué aux échecs depuis 25 ans.  On découvre alors d’où ce joueur venu de nulle part tire son incroyable maîtrise du jeu: celle-ci est née dans les geôles nazies, au moment de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Le lendemain, l’énigmatique Monsieur B. accepte finalement de s’asseoir à nouveau devant l’échiquier pour affronter Czentovic, mais en faisant promettre à ses nouveaux amis de ne le laisser jouer qu’une seule partie. Il craint en effet de replonger dans une fièvre passionnée qui a failli le perdre par le passé…

Comment donner une nouvelle vie à un récit aussi connu que « Le joueur d’échecs » de Stefan Zweig? Dans la BD du même nom qui vient de sortir chez Casterman, l’auteur français David Sala démontre avec maestria qu’il est possible de réinventer une histoire pourtant archi-connue. Comment? Tout simplement en ajoutant la puissance des images à la force des mots. Le dessinateur français, qui rêvait d’adapter « Le joueur d’échecs » depuis 20 ans, réalise un travail graphique époustouflant sur chacune de ses planches, en les truffant d’une esthétique et de décors géométriques qui font penser par moments à des artistes de la trempe de Gustav Klimt ou Egon Schiele. Directement mises en couleur par David Sala, les cases du « Joueur d’échecs » sont toutes des petites oeuvres d’art. Chacune d’entre elles peut être admirée individuellement. « Je travaille surtout de manière instinctive », explique l’auteur. « La ressemblance est importante pour situer la scène, mais il s’agit aussi de transcender les décors et de l’enrichir à travers des motifs, des sols particuliers, en apportant une touche expressionniste. Si Klimt a une valeur particulière dans mon travail, je ne suis pas parti d’une imagerie déjà existante et j’ai improvisé des motifs adaptés à l’air du temps, qui envahissaient la mode, les tapisseries, le mobilier ou les sols à travers l’art déco et l’art nouveau. » Cela dit, il n’y a pas que l’aspect graphique qui explique la réussite de cette bande dessinée. C’est aussi au niveau du scénario et du découpage que David Sala remporte la partie, en jouant habilement avec le rythme et en alternant à merveille les moments de tension et les périodes d’accalmie. Mais là où il est le plus bluffant, c’est dans la manière dont il parvient à mettre en scène la folie qui s’empare progressivement de Monsieur B. « C’est la partie la plus complexe, et la plus intimidante à adapter », reconnaît David Sala. « Comment représenter le temps qui passe, la solitude, la folie, le silence? J’ai finalement opté pour une séquence assez longue, presque muette, jouant sur les cadrages, les répétitions et la rythmique, pour recréer le vocabulaire du délire avec mon langage visuel. » Du grand art!